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Frédéric Bozo est actuellement professeur d’histoire contemporaine à la Sorbonne Nouvelle (Université Paris III, Institut d’études européennes). Auparavant, il a été professeur d’histoire des relations internationales contemporaines à l’université de Nantes (1998-2005) et Maître de conférences à l’université de Marne-la-Vallée (1994-1998).
Quand on aborde ce sujet, il faut commencer par revenir sur la « préhistoire » que constituent les relations entre la France des années 1970 et l’Irak de Saddam Hussein. Saddam Hussein n’est pas encore complètement maître du pouvoir mais il est un acteur majeur de la politique irakienne. Jacques Chirac est Premier ministre de 1974 à 1976 et c’est lui qui a voulu faire des relations avec l’Irak le modèle d’une nouvelle politique arabe de la France. Une politique qui s’inscrit dans des intérêts à la fois politiques et économico-stratégiques et qui vise à donner à la France un grand rôle dans la région. Du point de vue politique, il s’agit de démontrer la possibilité pour un pays arabe comme l’Irak de s’inspirer de ce que la France essaie d’incarner, à savoir une vision laïque et modernisatrice, le tout en lui permettant de s’émanciper de la tutelle soviétique. Il y a là l’idée que la France peut jouer une carte entre les superpuissances à un moment où la guerre froide fait irruption au Moyen-Orient. Quant aux aspects économico-stratégiques, ils sont, bien sûr, d’abord pétroliers avec la nationalisation du pétrole irakien en 1972 et la préférence donnée aux compagnies françaises. Simultanément, l’Irak devient pour la France un débouché majeur à l’exportation, notamment dans le domaine des travaux publics, et, progressivement, dans le domaine de l’armement. Pour la France giscardo-chiraquienne, l’Irak, alors, est bien à la fois affaire de vision et d’intérêts.
Concernant la relation entre Jacques Chirac et Saddam Hussein, elle avait donné lieu - bien dans le style de Chirac à un épisode assez démonstratif de proximité entre les deux hommes entre lesquels semble s’être installée une réelle sympathie. On se rappelle notamment la visite de Saddam Hussein en France en 1975, très voyante. Elle avait notamment comporté une tournée en Provence qui avait amené les deux dirigeants à visiter le centre nucléaire de Cadarache. Car la question nucléaire est présente dès ce moment-là, même s’il n’est pas démontré que la coopération franco-irakienne dans ce domaine ait joué un rôle déterminant dans le programme nucléaire militaire irakien, dont on mesurera l’étendue au lendemain de la guerre du Golfe en 1991. Reste que cette relation entre Chirac et le dictateur irakien va lui coller à la peau et que les Américains ne se priveront pas de l’utiliser contre lui par la suite. De manière assez cynique, car la vérité est sans doute que de cette proximité entre les deux hommes, il ne reste à peu près rien dans les années 1990, Chirac ayant rompu tout contact privilégié avec Saddam Hussein au lendemain de l’invasion du Koweït à l’été 1990.
Chirac a néanmoins gardé de cette période une bonne connaissance du pays et du personnage Saddam Hussein, même s’il dira par la suite que ce dernier a « mal tourné » depuis. C’est du reste le moins qu’on pût dire au vu de sa prise du pouvoir sanglante en 1979 puis du lancement de la guerre contre l’Iran et des exactions menées contre son propre peuple, à commencer par les Kurdes ! Mais sa bonne connaissance du pays et plus généralement de la région est également entretenue par ses liens avec les interlocuteurs qu’il compte parmi les dirigeants arabes, qui le renseignent périodiquement sur l’Irak, comme le font Rafic Hariri ou Hosni Moubarak.
Bref, Chirac connaît plutôt bien le « dossier » irakien et cela explique dans une large mesure son attitude en 2002-2003 : George W. Bush n’a, quant à lui, pratiquement aucune connaissance du pays et de la région, par contraste avec son père George H. W. Bush. Chirac connaît la psychologie du dictateur irakien, ses forces et ses faiblesses, et dans la deuxième moitié des années 1990, il passe son temps à expliquer aux Américains qu’une politique d’isolement systématique de l’Irak sans promesse de réintégration n’est pas viable, même s’il n’a aucune affinité pour ce qu’est devenu de régime de Saddam Hussein ni aucune volonté de le défendre. Il pense que l’on peut convaincre, si ce n’est Saddam Hussein lui-même, du moins la face « présentable » du régime, incarné par le vice-premier ministre Tarek Aziz, de coopérer avec les Nations unies. Au fond, ce qu’il reproche aux Américains à partir de 1995, c’est de ne laisser aucune perspective de réhabilitation à l’Irak, par le biais notamment d’un embargo maintenu sine die, qu’il juge destructeur pour la population et politiquement contre-productif puisqu’il ne fait en réalité que renforcer le régime. C’est bien là l’arrière-plan indispensable pour comprendre la politique française en 2002-2003 : il y a alors longtemps que Chirac est arrivé à la conclusion que la politique américaine est une erreur ; elle l’était déjà à ses yeux sous Clinton, elle le sera encore bien davantage sous Bush.
Concernant les armes de destruction massive, Jacques Chirac est d’emblée très sceptique. Il ne peut certes entièrement exclure que Saddam Hussein ait pu conserver une petite quantité d’armements, notamment chimiques, qui existaient avant les années 1990 mais qui seraient de toute façon obsolètes et ne présenteraient pas un grand danger militaire. Mais il ne croit manifestement pas que le régime a repris ses efforts de manière significative et il est à tout le moins persuadé qu’en matière nucléaire il ne reste plus rien. Il n’est cependant pas aussi catégorique en public sur le fait que les accusations américaines sont injustifiées, car personne ne connaît vraiment la situation. Les renseignements détenus par les services occidentaux étaient en effet très lacunaires et c’était le flou qui dominait, même du côté français. La position de Chirac relevait donc en grande partie de l’instinct. Il recevait de ses services de renseignement des rapports qui étaient bien moins catégoriques, car ces services partageaient en gros l’idée que Saddam Hussein, n’ayant jamais cessé de vouloir maîtriser des armes de destruction massive, avait voulu tant bien que mal préserver une certaine capacité dans ce domaine. Il y avait en ce sens une sorte de suspicion systématique des services occidentaux. Mais Chirac, et c’est là la grande différence avec les autres, considère que la charge de la preuve appartient aux Occidentaux et qu’on ne fait pas une guerre sur de simples soupçons…
Les relations Chirac-Bush sont, au départ, plutôt bonnes, mais elles sont fondées sur un malentendu. Il faut rappeler que Chirac a été le premier chef d’Etat occidental à avoir rencontré Bush après son élection - ou plutôt sa désignation, la cour suprême ayant tranché cette élection en novembre-décembre 2000 en rendant une décision favorable à Bush à propos du fameux recomptage des bulletins électoraux en Floride. Par un hasard de calendrier, Chirac, qui se trouvait à Washington pour un sommet Etats-Unis-Union européenne - le dernier sous la présidence de Clinton -, avait alors obtenu de rencontrer informellement le président nouvellement élu avant son investiture. Le courant était bien passé et Chirac avait eu une bonne impression de Bush, l’ayant trouvé modéré, pondéré et surtout désireux de montrer que son élection difficile le conduirait à adopter une approche équilibrée de sa présidence. En particulier, dans cette conversation, il n’avait absolument pas été question de l’Irak. Cela ne semblait pas du tout être une obsession pour Bush.
Si je parle cependant de malentendu, c’est que Chirac avait d’excellentes relations avec Bush père et qu’il tablait en quelque sorte sur ces relations pour en avoir d’aussi bonnes avec son fils. De l’avis de beaucoup de témoins, Chirac s’est ainsi placé d’emblée dans une sorte d’erreur psychologique avec Bush en s’attendant à une sorte de continuité naturelle du père au fils. Car sans même parler des ressorts psychologiques des rapports entre le père et le fils - et ces ressorts sont sans aucun doute complexes -, il s’agit d’une relation qui n’a rien d’évident d’un point de vue politique et, notamment, du point de vue de la politique étrangère : le modèle de Bush fils à cet égard n’est en effet pas son propre père, c’est bien davantage Ronald Reagan. D’où chez lui l’accent mis sur la « clarté morale », le côté manichéen, la mise en avant des grands principes, dont Reagan se prévalait, plutôt que la modération, l’équilibre ou l’analyse, autant de qualités qui caractérisaient Bush père. Bref, Bush fils veut inscrire sa présidence dans la continuité de celle de Reagan plutôt que dans celle de son propre père. Tout cela fait que, manifestement, Bush était plutôt agacé des références constantes que Chirac pouvait donner à l’égard de son père, alors que, pour le président français, il s’agissait de lui donner des marques de sympathie.
Si l’on ajoute l’ingrédient psychologique déjà évoqué, cela a sans doute eu pour effet de placer dès le départ la relation personnelle sur un pied sensiblement moins bon que Chirac ne le pensait. Reste que cela est au fond anecdotique, l’essentiel étant les enjeux proprement politiques. Et là, alors que cette relation commence plutôt bien, elle va progressivement se détériorer pour des raisons de désaccord profond sur la question irakienne et plus largement sur la question de l’après 11 septembre - mais sans avoir curieusement jamais été remise en question sur le plan personnel, parce que, au fond, Bush admettait que Chirac ait une position qui ne soit pas la sienne. Il est vrai que Chirac présentait les choses de manière franche, à la différence d’autres, même s’il était en désaccord frontal avec Bush. Ce dernier, par contraste, en a voulu durablement au chancelier allemand, Gerhard Schroeder, à qui il a reproché de lui avoir manqué de parole - ce que, du côté allemand, l’on a d’ailleurs toujours contesté…
Nous abordons là la question complexe des motivations. Il est incontestable que Bush fils, quelle que soit sa revendication de l’héritage reaganien, se mesurait à son père, et qu’il espérait faire mieux que lui à certains égards. S’agissant de l’Irak, Bush arrive au pouvoir en 2001, soit dix ans après la fin de la guerre du Golfe. Or ce qui n’était pas évident à l’époque l’est entretemps devenu, à savoir que la décision qui a été prise par Bush père - en accord avec ses principaux conseillers et sans qu’il y ait eu vraiment débat - de ne pas poursuivre l’avantage militaire jusqu’à renverser Saddam Hussein, et ce pour éviter l’éclatement du pays, mais aussi pour ne pas avoir à mener une occupation très difficile et pour prévenir un déchirement de la communauté internationale, cette décision, dis-je, fait figure dix ans plus tard de « péché originel » pour un grand nombre de gens à Washington. Certes, toutes ces raisons étaient à l’époque partagées, même par quelqu’un comme Dick Cheney, qui était à l’époque secrétaire à la Défense, et qui sera le vice-président de Bush fils et jouera le rôle de principal « faucon » en 2002-2003. Mais dix ans après, cette même décision prend un tout autre relief, parce que, Saddam Hussein étant resté au pouvoir, la question irakienne n’a cessé de s’enkyster dans les années quatre-vingt-dix, et ce pour des raisons qui tiennent à la fois aux choix de Saddam Hussein lui-même, notamment son refus de jouer le jeu du désarmement et des résolutions onusiennes, et aux choix américains, qui plaçaient la question irakienne dans une impasse en refusant, comme je l’ai dit, toute perspective de levée des sanctions même si l’Irak acceptait de jouer le jeu. Bref, une décennie après la guerre du Golfe, la décision de ne pas « aller jusqu’à Bagdad », de ne pas déposer Saddam Hussein, est devenue un grand sujet de débat politique aux Etats-Unis. A la fin des années 1990, la dénonciation de cette erreur de 1991 est même devenue la marque de fabrique des républicains les plus durs, qui affutent leurs armes à l’approche des élections de 2000. Alors, on a effectivement beaucoup dit que la politique de Bush fils s’inscrivait dans l’idée qu’il allait « terminer le travail » laissé inachevé par son père. Etait-ce, ici encore, une motivation d’ordre psychologique ? Peut-être, mais ici encore, c’est bel et bien la logique politique qui l’emporte. Bush étant le candidat du parti républicain, il ne pouvait pas se distancer de l’idée que Saddam Hussein était un grave problème, qu’il fallait régler d’une manière ou d’une autre, pas forcément d’ailleurs au départ par une invasion.
Maintenant, la question concernant les néoconservateurs. Qui sont ces républicains - qui d’ailleurs, à l’origine, n’en sont pas, car les néoconservateurs, dans les années 1970, sont majoritairement des démocrates qui considèrent que la politique de détente à l’égard de l’URSS est une marque de faiblesse - dont l’influence est souvent considérée comme décisive dans la guerre de 2003 ? Dans la deuxième moitié des années 1990, c’est vrai, des activistes républicains comme Paul Wolfowitz vont se « faire les dents » sur la question irakienne. Ils défendent l’idée qu’il faut définitivement régler le problème incarné par Saddam Hussein et ils mettent la pression sur le président Clinton pour que le dossier soit pris en main de manière expéditive. Il n’est certes pas encore question, à l’époque, d’invasion militaire, mais à coup sûr de politique de coercition (notamment par le biais de frappes aériennes) et, déjà, d’une politique de changement de régime, pas forcément par la guerre proprement dite, mais par d’autres moyens, comme le soutien aux opposants, les opérations « couvertes », ou simplement le renforcement de l’embargo. Cette idée de changement de régime est, encore une fois, très présente dans le débat politique américain et les néoconservateurs en sont les plus actifs propagandistes. Cela veut-il dire que ce sont eux qui auront amené Bush à la décision d’envahir l’Irak dans l’après 11 Septembre ? Il faut ici être nuancé. D’un certain point de vue, il est clair qu’un Wolfowitz, qui n’est pas une figure dominante de l’administration américaine car il n’est somme toute que le numéro deux du Pentagone, va fournir à Bush et à son entourage beaucoup d’arguments en faveur d’une intervention après 2001. Il y a là une incontestable contribution intellectuelle, analytique, presque des éléments de langage. Est-ce que pour autant, comme on a pu le dire, les néoconservateurs ont « détourné » la politique de l’administration et ont amené Bush à s’occuper de l’Irak dans les circonstances que l’on sait, c’est-à-dire par la guerre ? Je crois que les choses sont en réalité beaucoup plus compliquées que cela, ne serait-ce que parce que pendant les premiers mois de la présidence Bush, au premier semestre 2001 - donc dans les mois qui suivent l’entretien entre Bush et Chirac dont j’ai parlé précédemment -, c’est plutôt l’approche modérée du secrétaire d’Etat, Colin Powell, qui prévaut. Or cette approche s’inscrit dans la continuité de celle de Clinton puisqu’elle passe essentiellement par le maintien de l’endiguement de l’Irak par le biais de sanctions « intelligentes », l’espoir étant alors de continuer de « confiner » le problème irakien - certainement pas de le régler par l’invasion du pays.
Ce n’est qu’après les attentats du 11 septembre 2001 que les choses vont s’emballer, et là, bien sûr, les néoconservateurs ont un rôle important. Wolfowitz, dès la semaine qui suit le 11 Septembre, pousse déjà à la roue. Et au bout du compte - c’est très net au début de 2003, dans les semaines qui précèdent l’invasion - Bush va en effet reprendre à son compte l’argumentaire néoconservateur, qui est centré sur l’idée qu’il faut imposer la démocratie au Moyen-Orient, qu’il faut transformer le monde arabe par la démocratisation. Cet argument, il le reprend à son compte dans les toutes dernières semaines avant la guerre, et bien sûr, après la guerre. Mais ma conviction est que ce n’est pas cela qui a amené Bush à la décision d’envahir - puis d’occuper - l’Irak. Ce qui a joué, ce sont d’abord et avant tout les arguments de sécurité nationale, c’est d’abord un calcul stratégique, même s’il est de toute évidence éminemment erroné, consistant à dire : après le 11 Septembre, l’Amérique doit faire une démonstration de force au Moyen-Orient et dans le monde arabe, car l’opération en Afghanistan pour mettre fin au régime des taliban ne suffira pas à marquer les esprits du fait même de la faiblesse de ce pays. Il faut donc s’en prendre à un autre objectif et prévoir une « phase deux » de la « guerre globale contre le terrorisme ». Or l’Irak est, à cet égard, une cible idéale : ne représente-t-il pas, dans la région, le principal défi à l’Amérique, et le régime de Bagdad ne cherche-t-il pas à se doter d’armes de destruction massive ? Il représente donc un danger à long terme qu’il faut régler maintenant : telle est l’argumentation qui s’impose alors dans l’entourage de Bush. Je suis persuadé que seuls ces arguments de sécurité nationale, erronés mais « rationnels », ont pu conduire le président américain à décider d’une nouvelle guerre contre l’Irak. Ce n’est pas l’idée - au fond étrangère au départ à cette administration nationaliste, même si elle se ralliera ensuite au « nation building » - que l’Amérique devait propager la démocratie au Moyen-Orient, même s’il a repris à son compte la rhétorique des néoconservateurs, qui a conduit à la guerre en Irak, c’est bien le 11 Septembre et le concept d’une nécessaire « guerre globale contre le terrorisme ».
Il est très difficile de répondre, car cela dépend de ce que l’on entend par « coopérer ». Concernant les inspections de l’ONU, le fait est qu’en 2002, Saddam Hussein a bel et bien accepté, sous la contrainte, le retour des inspecteurs de l’ONU. Mais le problème était tout le passif des années 1990 avec l’UNSCOM, années pendant lesquelles Saddam Hussein n’avait coopéré, au mieux, qu’à moitié. On sait aujourd’hui pourquoi Saddam Hussein n’a jamais vraiment joué le jeu. Fondamentalement, il considérait que les inspecteurs enfreignaient la souveraineté irakienne, un sentiment au surcroît alimenté par le sentiment que les inspections avaient été en partie détournées par les Occidentaux, et surtout les Américains, pour espionner le régime. Dans sa paranoïa de dictateur, il était d’autant plus persuadé que ces derniers espéraient profiter de la situation pour se débarrasser de lui que le « changement de régime » était déjà sous Clinton, on l’a vu, un des objectifs officiels de la politique américaine. Dans ces conditions, face à une Amérique qui, par ailleurs, affirmait qu’elle ne lèverait jamais l’embargo tant que Saddam Hussein serait au pouvoir, les incitations à la coopération étaient en effet plutôt limitées, ce qui explique pourquoi Saddam Hussein n’a jamais coopéré comme il aurait dû. Mais, paradoxalement, on sait aussi, de façon quasi certaine, que Saddam Hussein tout en ne coopérant pas avec les inspections de désarmement, avait en réalité dès 1991 détruit la partie de son arsenal d’ADM qui avait échappé aux bombardements de la guerre du Golfe et qu’il n’avait probablement pas tenté de le reconstituer - bref qu’il ne restait en fait rien de ses capacités antérieures. Seulement - et il le reconnaîtra lui-même par la suite - il se sera du même coup tiré une balle dans le pied, car ces destructions unilatérales de l’arsenal irakien à l’été 1991 ont ipso facto rendu très difficile de fournir des preuves de cette élimination, comme le lui demandaient les inspecteurs du désarmement. Autrement dit, il est probable que, quoi qu’il eût fait en 2002-2003, les Américains auraient été en mesure de pointer du doigt son manque de coopération pour justifier leur volonté d’en découdre. Reste que s’il avait fait preuve d’un peu plus de bonne volonté dans cette période critique - par exemple lorsque les inspecteurs ont demandé à Bagdad de détruire les fameux missiles Al-Samoud en février-mars 2003 - la marche à la guerre aurait été plus compliquée pour les Américains….
Une fois arrêté par les Américains à la fin de 2003, Saddam Hussein s’est d’ailleurs expliqué sur tout ceci lors d’une série d’entretiens avec un agent du FBI qui avait su le mettre en confiance, tout en reconnaissant même que cette politique de non coopération avait été une erreur. Mais cette politique s’explique bien sûr également - cela aussi, il l’a reconnu au moins à demi-mot - par des raisons à la fois politiques, à commencer par la sécurité du régime, car il ne pouvait pas reconnaître sans risque qu’il ne détenait plus d’ADM, qui constituaient un pilier de son appareil sécuritaire, mais aussi stratégiques, car admettre son désarmement signifiait se priver d’un instrument capital de dissuasion aux yeux des autres puissances régionales, à commencer par l’Iran.
Dès lors la « coopération », à partir de 2002, devenait effectivement très compliquée. Le régime aurait-il pu coopérer davantage ? C’est probable, je l’ai dit. Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? Probablement parce qu’il y avait une forme de fatalisme, les Irakiens ayant intégré qu’à partir d’un certain moment - sans doute l’été 2002 - la situation était perdue et que les Américains étaient décidés à régler le compte de l’Irak quoi qu’il arrive. La pleine coopération exigée de l’ONU n’est arrivée que très tard, en février-mars. Là les Irakiens ont fait des efforts, donnant des explications sur le sort de tel ou tel élément de son arsenal dont il n’avait pas rendu compte jusqu’alors. Mais c’était trop peu et surtout trop tard, comme l’a illustré l’épisode déjà mentionné des Al-Samoud. Naturellement, tout cela a puissamment aidé les Américains à bâtir un dossier à charge. De toute façon, il est probable que, du fait du désordre qui caractérisait le fonctionnement de l’administration irakienne, il aurait été très difficile de fournir des explications suffisantes pour satisfaire les Américains. Mais je le répète, il est vraisemblable que si l’Irak avait fait certains gestes avant février-mars 2003, cela aurait rendu plus compliquée la progression américaine vers la guerre.
Il est évident que le pétrole est un enjeu majeur et omniprésent dans cette région, sinon elle ne serait pas aussi stratégique qu’elle l’a été depuis un siècle. Cela étant, je pense que l’enjeu pétrolier est secondaire pour expliquer l’attitude des principaux protagonistes de la question irakienne, et cela tant en ce qui concerne les reproches adressés par les Etats-Unis à la France d’avoir eu une politique de complaisance à l’égard de l’Irak pour des raisons d’intérêt pétrolier - reproche classique dans les années 1990 et qui ressurgit en 2002-2003 - qu’au regard de la critique caricaturale de l’homme de la rue européen selon laquelle l’invasion de l’Irak se serait faite pour le pétrole. Cette vision est en effet réductrice, pour ne pas dire plus : car si les Américains ont envahi l’Irak, ils n’ont pas « mis la main » sur le pétrole irakien ; un tel impérialisme n’a évidemment plus cours ! Que certains, à Washington, aient eu à l’esprit de profiter d’une nouvelle guerre pour faire - ou refaire - de l’Irak une plateforme pétrolière de nature à stabiliser les cours du pétrole et à sevrer les Etats-Unis et l’Occident de leur dépendance à l’égard des monarchies du Golfe et d’abord de l’Arabie saoudite, c’est possible. En ce sens, le pétrole était sans doute bien un enjeu d’arrière-plan. Mais de là en faire une motivation majeure, non : encore une fois, les motivations principales de l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis relèvent d’abord et avant tout de la sécurité nationale en termes étroits.
On en revient ici au « grand dessein » des néoconservateurs. Face à cela, il faut, me semble-t-il, avoir une vision historique et à certains égards philosophique. De manière générale, l’idée d’imposer la démocratie par la force a rarement fonctionné. Certes cette idée, dans la situation extrême qu’a été l’anéantissement du régime nazi ou du Japon impérialiste en 1945, a pu se montrer opératoire. C’est d’ailleurs l’exemple que reprenaient en boucle les néoconservateurs en 2003 : puisque cela a bien marché en Allemagne et au Japon, pourquoi pas en Irak ? Mais c’était évidemment oublier que ces deux pays avaient des traditions politiques relativement avancées et même connu des expériences dans une certaine mesure « démocratiques », et qu’ils avaient surtout été soumis à une guerre totale conduisant à une véritable tabula rasa, surtout en Allemagne, permettant de reconstruire des régimes entièrement nouveaux. Autant de différences avec l’Irak de Saddam Hussein, pays certes « moderne » à certains points de vue, mais certainement pas celui-là ! L’idée que l’on allait pouvoir instaurer la démocratie par la force à la suite d’une invasion dans un pays qui certes présentait des éléments de modernité culturelle, notamment une certaine laïcité, mais qui restait fondé sur un système clanique et reposait sur de délicats équilibres entre communautés à bien des égards antagonistes, tout cela était totalement chimérique et le fruit d’un certain hubris. C’était d’ailleurs prendre le risque d’une occupation difficile, car qui dit reconstruction politique dit, bien évidemment, occupation. Même s’il semble que certains à Washington aient pu imaginer que l’invasion de l’Irak serait suivie d’un rapide désengagement, l’invasion allait presque mécaniquement conduire à l’occupation. Ce qui, en retour, signifiait prendre le risque de l’opposition, de la révolte, voire de l’insurrection. C’est ce qui avait, du reste, conduit Bush père à ne pas « aller à Bagdad ». A cet égard, je suis convaincu que l’expérience personnelle de Chirac a beaucoup joué dans son opposition à l’aventure irakienne : il ne faut pas oublier qu’il avait combattu en Algérie et on peut avancer qu’il en a sans doute retenu que l’occupation d’un pays arabe par un pays occidental n’est décidément pas une bonne idée…
En conclusion, on peut dire que les récents événements en Irak et, en particulier, la prise de contrôle d’une partie du pays par l’EIIL ne font que confirmer a posteriori le bien fondé de sa position.
Anne-Lucie Chaigne-Oudin
Anne-Lucie Chaigne-Oudin est la fondatrice et la directrice de la revue en ligne Les clés du Moyen-Orient, mise en ligne en juin 2010.
Y collaborent des experts du Moyen-Orient, selon la ligne éditoriale du site : analyser les événements du Moyen-Orient en les replaçant dans leur contexte historique.
Anne-Lucie Chaigne-Oudin, Docteur en histoire de l’université Paris-IV Sorbonne, a soutenu sa thèse sous la direction du professeur Dominique Chevallier.
Elle a publié en 2006 "La France et les rivalités occidentales au Levant, Syrie Liban, 1918-1939" et en 2009 "La France dans les jeux d’influences en Syrie et au Liban, 1940-1946" aux éditions L’Harmattan. Elle est également l’auteur de nombreux articles d’histoire et d’actualité, publiés sur le Site.
Frédéric Bozo
Frédéric Bozo est actuellement professeur d’histoire contemporaine à la Sorbonne Nouvelle (Université Paris III, Institut d’études européennes). Auparavant, il a été professeur d’histoire des relations internationales contemporaines à l’université de Nantes (1998-2005) et Maître de conférences à l’université de Marne-la-Vallée (1994-1998).
Ses travaux portent sur la politique étrangère et de sécurité de la France, les relations transatlantiques et l’histoire de la guerre froide. Son dernier ouvrage publié est Histoire secrète de la crise irakienne. La France, les Etats-Unis et l’Irak, 1991-2003, Perrin, 2013. Il a également publié : La Politique étrangère de la France depuis 1945, Flammarion, coll. « Champs », 2012 (1ère édition La Découverte, 1997, traduction anglaise en préparation chez Berghahn Books) ; Mitterrand, la fin de la guerre froide et l’unification allemande. De Yalta à Maastricht, Odile Jacob, 2005 (trad. angl. Berghahn Books, 2009) ; Deux Stratégies pour l’Europe. De Gaulle, les Etats-Unis et l’Alliance atlantique, Plon 1996 (trad. angl. Rowman & Littlefield, 2001) ; et La France et l’OTAN. De la guerre froide au nouvel ordre européen, Masson/Ifri, 1991. Il a en outre publié un livre d’entretiens avec Stanley Hoffmann, L’Amérique vraiment impériale ? L. Audibert, 2003 (trad. angl. Rowman & Littlefield, 2004). Il a entre autres codirigé Europe and the End of the Cold War : A Reappraisal, Routledge, 2008 et Visions of the End of the Cold War in Europe, 1945-1990, Berghahn Books, 2012 et publié de nombreux articles, notamment dans Politique étrangère, Diplomatic History, Cold War History, Contemporary European History ou Survival. Parmi ses contributions récentes figure le chapitre intitulé “France, ‘Gaullism,’ and the Cold War”, dans la Cambridge History of the Cold War (Mel Leffler et Odd Arne Westad, dir.), 2010.
Né en 1963, Frédéric Bozo est ancien élève de l’Ecole normale supérieure (Ulm, 1983), agrégé d’histoire (1986), diplômé de l’IEP de Paris (1988), docteur en histoire de l’université Paris X – Nanterre (1993) et habilité à dirigé des recherches (université Sorbonne nouvelle – Paris III, 1997). Il a également étudié à l’université Harvard (1984-1985) et séjourné à deux reprises comme Visiting Fellow à l’Institut Nobel d’Oslo (Norwegian Nobel Institute) en 2002 et 2007. Il a également été Fulbright Scholar et Public Policy Scholar au Woodrow Wilson International Center for Scholars (Washington) en 2010-2011.
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