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Le Moyen-Orient, nouveau terrain d’expansion de la Chine (3/3). Les échanges commerciaux, fer de lance de l’influence chinoise dans la région

Par Emile Bouvier
Publié le 11/08/2023 • modifié le 11/08/2023 • Durée de lecture : 11 minutes

Lire la partie 2 : Une implication croissante dans les affaires sécuritaires et géopolitiques de la région
 

I. La Nouvelle route de la soie

 La Nouvelle route de la soie, connue également sous son acronyme anglophone BRI (Belt and Road Initiative), est un projet stratégique de développement d’infrastructures dans plus de 150 pays. Annoncé en 2013 par les autorités chinoises, ce projet ambitionne de développer à travers le monde - au 1er février 2023, 147 pays auraient donné l’accord ou exprimé leur intérêt pour faire partie de ce projet [1] - un réseau de voies commerciales privilégiées devant permettre de connecter économiquement, et quasi-directement, la Chine à l’Europe et l’Afrique. Si sept « couloirs » [2] sont retenus pour le moment et que la plupart d’entre eux sont déjà établis ou le seront très prochainement (le couloir « Chine-Bangladesh-Inde » par exemple, ou encore celui « Chine-Mongolie-Russie), l’un des plus complexes dans sa mise en œuvre, et pourtant l’un des plus prometteurs - et des plus symboliques, car il suit la trajectoire de la route de la soie historique - est le corridor économique « Chine-Asie centrale-Asie occidentale » traversant plusieurs pays du Moyen-Orient (Turquie, Iran), tout comme la « Route de la soie maritime » (Djibouti, Yémen, Arabie saoudite, Égypte) et qui, indirectement, impliquent d’autres pays au sein duquel la Chine investit en conséquence et qui ont donné leur accord pour rejoindre le projet de BRI (Israël, Jordanie, Qatar, Émirats arabes unis, Oman, Irak, Bahreïn, Koweït, Syrie [3], Yémen, l’intégralité de l’Afrique du Nord et de la Transcaucasie [4]).
 
Concrètement, le fait d’adhérer au projet chinois de Nouvelle route de la soie permet aux pays volontaires de bénéficier de prêts accordés, pour leur très grande majorité, par la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (AIIB) et du Fonds de la Route de la soie (SRF) afin de financer des infrastructures qui serviront à la fois l’établissement des nouvelles voies commerciales voulues par la Chine et qui favoriseront, au moins officiellement - comme il sera vu infra -, le développement économique des pays qui en bénéficieront. Au-delà de ces prêts, l’adhésion d’un pays à la BRI permet à ce dernier d’accroître le degré de sa coopération économique avec Pékin et, en tirer à nouveau de substantiels avantages en investissements. En août 2019 par exemple, la China Railway Construction (CRCC) a signé un contrat de plusieurs années (sans précision toutefois) avec la Saudi Arabian National Petroleum Corporation (Aramco) concentré sur le pôle énergétique et industriel King Salman Energy Park (également appelé « Spark ») afin d’y construire de nouvelles infrastructures et, notamment, un nouveau pipeline, pour la somme de 262 millions de dollars [5]. Toujours dans le cas de l’Arabie saoudite, et dans le cadre du développement infrastructurel prévu par la BRI, la Chine a par exemple construit - moyennant la somme de 32,8 millions de dollars - la stratégique ligne de chemin de fer desservant la ville de Dammam, principale ouverture saoudienne sur le Golfe persique, à la capitale Riyad [6].

 
Tous les pays de la région, pratiquement, bénéficient d’investissements chinois substantiels (Pékin a par exemple investi 10,5 milliards de dollars en 2021 dans des projets liés à la BRI et des projets énergétiques en Irak [7]), y compris les alliés traditionnels des États-Unis comme Israël par exemple : les entreprises chinoises ont ainsi travaillé sur un grand nombre de projets d’infrastructures au profit de l’Etat hébreu, à l’instar des tunnels du Carmel à Haïfa et les tunnels du chemin de fer Akko-Karmiel, ainsi que le réseau de métro actuellement en construction à Tel Aviv. Les projets israéliens les plus importants de la BRI concernent toutefois sa façade maritime et notamment ses ports méditerranéens : l’exploitation du port privé de Haïfa a ainsi été concédée - à des fins de développement et d’expansion du port - au Shanghai International Port Group, tandis que la construction de nouveaux terminaux à conteneurs dans le port d’Ashdod a été attribuée à China Harbor Engineering [8].
 
II. La BRI, projet d’ampleur à la portée pour le moment limitée
 
Malgré l’ampleur des investissements et les promesses de développement économique induits par ces derniers, et en dépit d’un engouement indéniable pour le projet de Nouvelle route de la soie au vu du très grand nombre de pays y participant ou ayant montré un intérêt pour y participer au sein du Moyen-Orient, les différents programmes de construction et d’investissements n’avancent pas aussi vite qu’escomptés, en particulier depuis la pandémie de COVID-19. La dégradation de l’image de la Chine à la suite de l’apparition du coronavirus dans le pays [9], puis son isolement pendant près de deux ans, se sont doublés de plusieurs scandales ou récalcitrances liés aux dommages écologiques potentiels des projets de la BRI [10], des affaires de corruption [11], de violations des Droits de l’Homme [12], etc. De fait, un sondage réalisé par le cabinet allemand d’avocats internationaux CMS en 2021 [13] mettait en exergue que, parmi les commerçants et entrepreneurs moyen-orientaux sondés, 63% affirmaient détenir une opinion négative de la Nouvelle route de la soie, alors qu’ils étaient 24% à en avoir l’année précédente. Ils étaient par ailleurs 59% à affirmer que les enjeux de conformité et de réglementation figuraient parmi les principaux obstacles à la réalisation des infrastructures de la BRI, 65% d’entre eux soulignant également le rôle dommageable des tensions politiques dans la région.
 
Accusée par ailleurs de mener un projet impérialiste [14], voire néocolonialiste [15], la Chine s’est vue contrainte, à partir de 2019, de proposer une nouvelle mouture de ses projets (surnommés « BRI 2.0 ») afin qu’ils se montrent autant bénéfiques que possible pour les pays membres du projet que pour la Chine elle-même [16]. Le volet écologique est apparu par ailleurs indispensable au vu de l’agenda environnemental de plus en plus fort porté par la communauté internationale. Si elle se voit régulièrement [17] accusée de « greenwashing » [18], la Chine a officiellement annoncé l’adoption d’un plan visant à rendre ses projets plus responsables d’un point de vue environnemental et écologique [19] et se serait engagée dans une politique plus marquée d’investissements dans les « énergies vertes » au Moyen-Orient [20], Pékin se targuant de développer plusieurs projets d’infrastructures telles que la construction d’une usine d’hydrogène vert de 20 mégawatts (MW) aux Émirats arabes unis grâce à un partenariat entre la société d’énergie verte NWTN, basée à Dubaï, et CMEC Middle East, une filiale de China Machinery Engineering Corporation [21]. Cet exemple émirati est intéressant car il témoigne d’une dynamique indiscutable - et relativement peu surprenante - pour le moment : malgré un engouement généralisé du Moyen-Orient pour la Nouvelle route de la soie, les infrastructures les plus notables et/ou les plus sensibles restent, pour le moment, l’apanage des pays dont Pékin s’avère le plus proche, illustrant la prégnance des partenariats commerciaux bilatéraux dans la compréhension de la présence économique chinoise dans la région.
 

III. Des partenariats économiques privilégiés

 
Comme vu en première partie de cet article, le fer de lance de la présence chinoise au Moyen-Orient reste sa « diplomatie du partenariat » : malgré des approches régionales et multilatérales, la Chine renforce son empreinte au Moyen-Orient grâce à ses partenariats commerciaux bilatéraux qui agissent comme autant de têtes de ponts économiques dans la région. A cet égard, les pays avec lesquels Pékin a signé des partenariats stratégiques globaux - le plus haut niveau de partenariat - s’avèrent à la fois ceux bénéficiant des plus importants investissements dans le cadre de la BRI mais apparaissent aussi comme les principaux partenaires commerciaux de la Chine dans la région. L’Iran, l’Arabie saoudite ou encore les Émirats arabes unis, en particulier, se montrent des partenaires commerciaux incontournables de Pékin dans la région : en 2022, ces trois pays ainsi que le Yémen et le Koweït comptaient ainsi la Chine comme principal importateur et comme principal exportateur [22], loin devant les Etats-Unis dans certains cas. Ainsi, dans le cas de l’Arabie saoudite par exemple, la valeur du commerce bilatéral américano-saoudien s’élevait en 2020 à 19,76 milliards de dollars américains contre 65,2 milliards de dollars pour le commerce bilatéral sino-saoudien [23].
 
La Chine cherche ainsi à développer progressivement ses partenariats économiques, concomitamment - ou plutôt complémentaire - à ses partenariats diplomatiques et militaires. Sous l’égide ou non de la BRI, les autorités chinoises investissent dès lors substantiellement dans la région. La dernière décennie a, de fait, été marquée par un afflux massif d’investissements directs étrangers (IDE) chinois au Moyen-Orient. En 2008, la présence financière de la Chine dans la région était en effet extrêmement faible : seulement 1 % des IDE chinois étaient destinés à la région [24]. A partir de 2016, la Chine deviendra le premier investisseur étranger au Moyen-Orient, promettant 29,5 milliards de dollars aux pays arabes [25]. Selon une évaluation de la « Société arabe de garantie des investissements et des crédits à l’exportation », la Chine détient désormais environ un tiers de l’ensemble du stock des IDE au Moyen-Orient [26].
 
Pékin s’emploie à diversifier les champs de coopération économique auprès de ses partenaires moyen-orientaux. L’Arabie saoudite a ainsi accueilli sur son sol en juin 2023 la « conférence d’affaires arabo-chinoises » à Riyad, qui a rassemblé plus de 4 500 participants (entrepreneurs, représentants gouvernementaux…) [27] et 150 intervenants [28] ; en tout, plus de 10 milliards de dollars de contrats ont été signés [29], allant du secteur automobile (le ministère saoudien de l’investissement et le constructeur chinois de véhicules électriques Human Horizons ont signé un accord de 5,6 milliards de dollars pour former une coentreprise chargée de développer, de fabriquer et de vendre des véhicules [30]) à celui des mines (le groupe saoudien ASK et la China National Geological & Mining Corporation ont signé un accord de coopération de 500 millions de dollars pour l’exploitation du cuivre en Arabie saoudite [31]) ou encore à la logistique (l’entreprise ferroviaire saoudienne SABATCO a signé un contrat de 250 millions de dollars avec l’entreprise publique China Railway Construction Corporation pour la construction de wagons en Arabie saoudite), etc.
 

IV. La « route de la soie digitale »

 
L’un des axe majeurs - et particulièrement sensibles, notamment en raison de la rivalité existante dans ce domaine avec les États-Unis [32] - de la diversification des échanges économiques initiée par Pékin avec ses partenaires moyen-orientaux repose sur la technologie : la Chine veut en finir avec son statut « d’atelier du monde » [33] et investit désormais résolument le champ des nouvelles technologies. Elle a trouvé pour cela de nombreux partenaires au Moyen-Orient, à commencer par ses traditionnels partenaires privilégiés comme les Émirats arabes unis – dans desquels le groupe chinois Alibaba devrait construire prochainement une « Ville technologique » pour 600 millions de dollars, près de Dubaï [34] - mais surtout auprès d’Israël, pôle technologique et de recherche incontournable au Moyen-Orient [35]. En 2017, Pékin et Tel Aviv nouaient ainsi un « partenariat global de l’innovation » [36] qui, outre la meilleure coopération économique présentée supra, se spécialise sur l’échange de techniques, technologies et produits de la recherche. De 2015 à 2019, les entreprises chinoises auraient ainsi investi plus de 1,5 milliards de dollars dans environ 300 sociétés israéliennes travaillant dans divers secteurs technologiques [37].
 
De nombreux centres de coopération sont par ailleurs créés afin de faciliter les échanges. Un « parc de l’innovation Chine-Israël » [38] basé à Changzhou, sur le territoire chinois, a ainsi été créé afin de favoriser les échanges scientifiques et technologiques entre Tel Aviv et Pékin. Fin 2021, le directeur adjoint de ce centre expliquait que ce dernier avait permis, depuis sa création, de favoriser la fusion/acquisition de 155 entreprises israéliennes et chinoises et facilité quarante projets de coopération scientifique et technologique sino-israélienne [39]. Dans la même optique, un « Centre d’innovation Chine-Israël » a été créé en 2019 à Shanghai afin, là encore, d’encourager les échanges entre sphères scientifiques et technologiques israéliennes et chinoises [40].
 
Les efforts de la Chine en matière technologique sont tels que le concept de « Route de la soie digitale » [41] a récemment vu le jour. Pékin s’appuie pour cela sur ses géants technologiques comme BeiDou, Huawei [42] ou encore Dahua [43]. En matière de téléphonie par exemple, les entreprises chinoises tentent de s’imposer comme l’acteur de référence de la 5G au Moyen-Orient et sont déjà responsables du déploiement de cette technologie en Arabie saoudite [44], au Koweït, au Qatar, aux Emirats arabes unis ou encore à Oman [45]. La concurrence reste grande toutefois, notamment celle des États-Unis, dont les services de renseignement alertent sur le risque d’espionnage induit par l’installation d’antennes 5G par des entreprises chinoises. La Jordanie a ainsi décidé, en février 2023, de restreindre la participation de ces dernières dans le déploiement de la 5G sur son sol [46], tout comme l’État hébreu en août 2020 [47].Pékin essaye également de s’imposer dans le très stratégique secteur des câbles sous-marins [48] mais se trouve, là encore, confronté à la concurrence américaine [49].
 

Conclusion

 
Le Moyen-Orient, de par sa situation géographique et géopolitique, devient incontestablement un nouveau terrain d’expansion de l’influence chinoise. Si les échanges entre les pays de la région et la Chine au début du XXIème siècle ne s’avéraient que très pondérés et reposaient essentiellement sur les échanges énergétiques, la situation a désormais profondément changé : de plus en plus impliquées diplomatiquement, disposant d’une empreinte militaire croissante et d’une emprise économique toujours plus incontournable, les autorités chinoises s’imposent désormais comme l’un des acteurs exogènes de référence au Moyen-Orient, rivalisant d’influence avec les anciennes puissances coloniales/mandataires européennes et les États-Unis. Le fort intérêt suscité par les BRICS ainsi que par l’Organisation de coopération de Shanghai ces derniers mois par la majorité des pays du Moyen-Orient tend à confirmer cette tendance. Il convient toutefois, là encore, de ne pas voir en cette expansion de l’influence de la Chine - ni dans l’engouement des pays de la région à coopérer avec elle - la marque d’une mainmise chinoise sur le Moyen-Orient et d’un rejet de la présence américaine. Il convient davantage d’y voir la fin d’une situation diplomatique et sécuritaire quasi-monopolaire, sinon monopolistique, au profit des Etats-Unis, dont l’arrivée en force de la Russie à partir de 2015 en Syrie avait déjà initié la fissure. Les pays du Moyen-Orient s’avèrent dans une démarche pragmatique et n’apparaissent pas, ainsi, à la recherche d’un nouveau partenaire mais plutôt à la recherche de nouveaux partenaires, tant sur les plans sécuritaires qu’économiques ou diplomatiques. L’accélération de l’expansion chinoise au Moyen-Orient devrait apporter avec lui, malgré tout, son lot de bouleversements géopolitiques et de redistribution des cartes dans la région.

Sitographie :
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https://global.chinadaily.com.cn/a/202203/07/WS622560c4a310cdd39bc8ac82.html
 China-Israel Innovation Hub launched in Shanghai, China Daily, 27/05/2019
https://www.chinadaily.com.cn/a/201905/27/WS5ceba0dea3104842260be074.html
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https://reconasia.csis.org/mapping-chinas-digital-silk-road/
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https://www.scmp.com/tech/big-tech/article/3212714/huawei-looks-middle-east-and-southeast-asia-growth-headwinds-west-gather-strength
 Saudi Arabia signs Huawei deal, deepening China ties on Xi visit, Reuters, 08/12/2022
https://www.reuters.com/world/saudi-lays-lavish-welcome-chinas-xi-heralds-new-era-relations-2022-12-08/
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https://developingtelecoms.com/telecom-business/vendor-news/9249-huawei-gets-the-green-light-for-5g-in-oman.html
 Jordan plans to ‘secretly restrict’ Chinese firms from 5G bidding, Daily Times, 10/02/2023
https://dailytimes.com.pk/1061577/jordan-plans-to-secretly-restrict-chinese-firms-from-5g-bidding/
 Israel, U.S. near deal to exclude China from Israeli 5G networks : U.S. official, Reuters, 14/08/2020
https://www.reuters.com/article/us-israel-usa-5g-china-idUSKCN25A2CF
 China’s subsea-cable power in the Middle East and North Africa, Atlantic Council, 30/05/2023
https://www.atlanticcouncil.org/in-depth-research-reports/issue-brief/chinas-subsea-cable-power-in-the-middle-east-and-north-africa/
 America’s Undersea Battle With China for Control of the Global Internet Grid, WSJ, 12/03/2019
https://www.wsj.com/articles/u-s-takes-on-chinas-huawei-in-undersea-battle-over-the-global-internet-grid-11552407466

Publié le 11/08/2023


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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