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L’insurrection du mont Ararat (1926-1931), ou la consécration des rébellions nationalistes kurdes de l’entre-deux-guerres

Par Emile Bouvier
Publié le 27/12/2019 • modifié le 01/05/2020 • Durée de lecture : 8 minutes

I. Le mouvement Xoybûn, le premier mouvement indépendantiste kurde transnational du XXème siècle

Le mouvement Xoybûn (littéralement, en kurde kurmandji (1), « être soi-même »), fondé le 5 octobre 1927 au Liban, est l’héritier direct des différents mouvements nationalistes kurdes turcs ayant tenté, au sortir de la Première Guerre mondiale, d’obtenir la création d’un Etat kurde indépendant en Turquie, à la suite de la défaite de l’Empire ottoman. A cet égard, la plupart de ses membres fondateurs étaient issus de la Société pour l’essor du Kurdistan (KTC), créée en 1908 et réactivée en 1918 afin de saisir la fenêtre d’opportunité que représentait l’après-guerre en Turquie. Le KTC sera notamment, en partie, à l’origine de l’insurrection de Koçgiri à ses débuts en 1920 ; l’écrasement de cette dernière par l’armée turque conduira à l’interdiction du KTC en Turquie.

Le Xoybûn se distingue toutefois du KTC dans la mesure où, a contrario de ce dernier qui restait essentiellement turco-centré, le Xoybûn s’est montré transnational dès sa création. En effet, après les échecs successifs des différentes révoltes kurdes, notamment celle de Koçgiri et Sheikh Said (1925), les intellectuels kurdes nationalistes ainsi que les figures des mouvements prônant la création d’un Etat kurde indépendant ont été obligés de mettre fin à leurs activités ou, comme le fera un grand nombre d’entre eux, s’exileront en Irak, Syrie, Iran, Liban ou encore en Egypte. Mehmed Uzun (1953-2007), lui-même écrivain kurde exilé en Suède durant 28 ans (atteint d’un cancer, il ne rentrera en Turquie qu’un an avant sa mort), peint avec force détails dans son ouvrage La poursuite de l’ombre (2) le quotidien de Memduh Selim, l’un des fondateurs de Xoybûn, alors en exil au Liban puis en Syrie. Les intellectuels et nationalistes kurdes, turcs comme syriens, iraniens comme irakiens (3), se réunissent alors dans des chambres d’hôtel, des restaurants ou chez les uns et les autres afin d’évoquer ensemble l’avenir du Kurdistan et esquisser de nouvelles pistes d’actions en faveur d’une indépendance kurde.

La cause kurde, bien qu’encore essentiellement centrée sur la Turquie, se conçoit ainsi au-delà des frontières. A la création du Xoybûn en 1927 au Liban se réunissent ainsi des Kurdes turcs comme Mehmet Sükrü Sekban et Memduh Selim, mais aussi des Kurdes arméniens comme Vahan Papazian par exemple. La Turquie reste toutefois le pays au sein duquel le territoire du futur Etat kurde indépendant prendra place dans la pensée politique nationaliste kurde de l’époque.

Au-delà de sa dimension transnationale, le programme du mouvement Xoybûn se distingue peu de ses prédécesseurs nationalistes kurdes : s’appuyant sur les quatorze points wilsoniens (8 janvier 1918), au cours desquels le Président américain Woodrow Wilson (1856-1924) énonce entre autres le droit des Kurdes à disposer d’eux-mêmes, les membres du mouvement font également valoir le droit à l’indépendance que leur promettait le Traité de Sèvres (10 août 1920). L’insurrection du mont Ararat, qui donnera naissance à la République éponyme, s’inscrit ainsi dans le cadre de la vivacité des mouvements nationalistes kurdes d’après-guerre.

II. Une insurrection aux dimensions jusqu’ici inédites

Le mont Ararat (montagne de l’« A ?r ? » en turc et en kurde) est situé aux confins orientaux de la Turquie et aux frontières de l’Arménie, à l’est, de l’Iran, au sud. Plus haut sommet de Turquie avec ses 5 165 mètres d’altitude, le mont Ararat désigne en réalité un volcan composé de deux sommets, le Grand Ararat et le Petit Ararat. Si la Bible évoque ce mont comme l’endroit où l’Arche de Noé se serait échoué après le déluge, il est avant tout, en Arménie, un symbole national figurant sur les armoiries arméniennes. La capitale arménienne Erevan est d’ailleurs surplombée par ce mont. Situé en territoire à majorité ethnique, l’Ararat s’inscrit donc dans la lignée des nombreux reliefs et montagnes dont l’histoire insurrectionnelle kurde est indissociable.

Si le discours national kurde fait mention d’une « insurrection du mont Ararat » s’étendant de 1926 à 1930, l’histoire militaire turque évoque plutôt une succession de trois révoltes du mont Ararat : une première en mai 1926, une seconde du 13 au 20 septembre 1927, suivie d’une troisième du 7 au 14 septembre 1930. En effet, la suite d’événements insurrectionnels s’étant produite de mai 1926 au 14 septembre 1930 n’apparaît pas comme particulièrement cohérente, les différentes rébellions n’ayant été corrélées qu’à des degrés très différents. Toutefois, elles partagent toutes le même attribut nationaliste, et c’est bien en cela que leur synthèse par le discours national kurde peut paraître, historiographiquement, légitime.

Le cycle des insurrections débute le 16 mai 1926 lorsqu’Ibrahim Heski, leader des tribus Jalali, Haydaran et Hesenan, ordonne de s’en prendre aux forces de sécurité turques afin de forcer Ankara à concéder la création d’un Etat kurde. Les Kurdes attaquent ainsi dans la région de Demirkapi le 28ème régiment d’infanterie et un détachement de gendarmerie, qu’ils parviennent rapidement à défaire. D’importants renforts turcs mettront fin à la rébellion le 17 juin ; Ibrahim Heski parvient toutefois à s’enfuir avec nombre de ses hommes en Iran.

Les rébellions vont ainsi continuer à émailler les territoires à majorité ethnique kurde durant l’année 1926 et 1927 ; l’armée turque, bien que victorieuse lors des rébellions, ne parvient pas à prendre l’ascendant sur les forces kurdes qui réussissent fréquemment à se rassembler en Iran avant d’initier de nouvelles insurrections. Celles-ci gagnent en intensité au fil du temps et se concentrent majoritairement dans la province d’A ?r ?, autour du mont Ararat. Finalement, le 28 octobre 2017, la République kurde est officiellement proclamée afin de fédérer les divers mouvements insurgés kurdes. Ibrahim Heski, qui s’est imposé comme un leader éprouvé et respecté au cours des derniers mois, en devient le chef politique. Ihsan Nuri, figure désormais emblématique de la culture kurde, en devient le commandant en chef.

La nouvelle de la création de la République kurde se répand comme une trainée de poudre à travers le Moyen-Orient. Les Kurdes en exil y voit là la réponse aux espoirs déçus du Traité de Sèvres et la diaspora se mobilise. Un nombre croissant de Kurdes se rend sur le mont Ararat pour prendre part aux opérations militaires. L’armée turque essuie de nombreux revers, et chacune de ses offensives fait l’objet d’une contre-attaque kurde ou d’une diversion ailleurs sur le front.

La République autoproclamée de l’Ararat ne développera pourtant que très peu ses attributs politiques. Plongée dans les affrontements qui l’ont fait naître, la jeune république n’est avant tout qu’un symbole, auquel un drapeau lui est dédié : l’« Alaya Rengin » (le drapeau coloré). Ce drapeau, dont celui du Kurdistan irakien apparaît aujourd’hui très largement inspiré, est celui de la plupart des rébellions kurdes en Turquie dans les années 1920 (trois bandes rouge, blanche et verte de haut en bas, au milieu desquelles figure un soleil aux multiples rayons). Outre le drapeau, la République ne s’attarde pas sur d’autres considérations politiques, tous les efforts étant tournés vers sa survie militaire.

A la fin de l’année 1929, le gouvernement turc commence à considérer cette rébellion comme une sérieuse menace au projet national qu’il s’emploie à construire depuis la proclamation de la République turque en 1923. D’importants moyens militaires sont déployés dans la province d’A ?r ? afin de mettre fin à la rébellion. Le 11 juin 1930, des opérations de grande envergure débutent. Le mouvement Xoybûn lance un appel à la mobilisation générale, ainsi qu’un appel à l’aide, à l’attention de tous les Kurdes, qu’ils soient turcs ou non.

Cet appel est entendu mais, malgré leurs efforts, les forces kurdes perdent le contrôle des territoires adjacents au mont Ararat, où elles se réfugient. L’été 1930 sera ainsi hautement symbolique dans la construction identitaire kurde : celui où les forces de la République de l’Ararat, encerclées et en très nette infériorité numérique et technologique, opposent une résistance acharnée aux soldats turcs qui progressent mètre par mètre, au prix de lourds pertes, sur le flanc de la montagne que les Kurdes ont transformé en véritable forteresse. A l’appel du Xoybûn, plusieurs tribus kurdes lancent au début du mois d’août une vase contre-attaque près des monts Tendürek, Süphan, et contre les villes de Van et Bitlis, qui force les Turcs à suspendre temporairement leur offensive.

La fin de l’été sonne le glas de la rébellion. Conscient de la nature du terrain montagneux hautement favorable aux Kurdes, l’état-major turc mobilise la toute nouvelle armée de l’air turque, que le Président Mustafa Kemal Atatürk s’est employé à développer suivant sa phrase restée célèbre : « l’avenir est dans le ciel ». 66 000 hommes appuyés par une centaine d’aéronefs montent ainsi à l’assaut de la montagne. Les bombardiers pilonnent les positions kurdes qui, progressivement, cèdent du terrain. Les villages alentours, ayant pourvu un grand nombre de combattants rebelles, sont également massivement bombardés ; les forces ayant conduit la contre-attaque du début août sont à leur tour écrasées par l’aviation turque.

Le 17 septembre 1930, les Turcs parviennent à reprendre intégralement le contrôle du mont Ararat. Les opérations de ratissage se poursuivent jusqu’à la fin de l’année et, au début de l’année 1931, les forces turques déclarent victoire. Faiblement documentées, les opérations turques sont particulièrement violentes : ordre avait été en effet donné aux soldats turcs de ne pas faire de prisonniers lors de leur ascension du mont (4). De plus, comme évoqué précédemment, de nombreux bombardements aveugles ont été effectués sur les villages avoisinant le mont.

Afin de prévenir une situation militaire aussi complexe à traiter dans la région à l’avenir, Ankara signe avec Téhéran, le 23 janvier 1932, un accord modifiant la frontière à proximité du mont Ararat. Celui-ci, autrefois accolé à l’Iran (ce qui permettait aux combattants kurdes de régulièrement trouver refuge de l’autre côté de la frontière avant de repartir au combat) est désormais largement englobé dans le territoire turc. En échange, l’Iran reçoit des territoires à proximité de la ville de Qotur, plus au sud.

La République du mont Ararat consacrera, avec la rébellion de Dersim (1937-1938), l’un des moments incontournables de la construction identitaire nationaliste kurde. Aujourd’hui encore, cette insurrection fait l’objet de commémorations, en particulier de la part des mouvements qui s’en proclament les héritiers. Toutefois, loin d’être seulement commémoré, le mont Ararat est encore le refuge d’insurgés : jusqu’en 2003, le PKK y avait disposé d’une base avancée où des camps de formation militaire et idéologique y étaient implantés. De nos jours, il se sert encore du relief escarpé du mont pour mener des activités clandestines dans la région : le 5 juin 2019 par exemple, l’aviation turque a mené deux frappes contre un convoi du PKK qui se déplaçait à flanc du mont. 92 ans après la proclamation de la République de l’Ararat, l’histoire insurrectionnelle du mont éponyme ne semble pas terminée.

Notes :
(1) La langue kurde comprend plusieurs dialectes, au premier rang desquels le kurmandji, essentiellement parlé en Turquie, Syrie et nord du Kurdistan irakien, et le sorani, que parlent les populations kurdes du sud du Kurdistan irakien et en Iran.
(2) Mehmed UZUN, La Poursuite de l’Ombre, Libretto, 13 septembre 2018, Paris.
(3) Si le caractère pankurde du Xoybûn était indubitable, il n’aura toutefois qu’un succès limité dans le nord de l’Irak.
(4) OLSON, 2000.

A lire sur Les clés du Moyen-Orient :
 Il y a 100 ans : Première Guerre mondiale et chute de l’Empire Ottoman, signature de la Convention de Moudros le 30 octobre 1918
https://www.lesclesdumoyenorient.com/Il-y-a-100-ans-Premiere-Guerre-mondiale-et-chute-de-l-Empire-ottoman-signature.html
 Les Kurdes et le Kurdistan par les cartes : du traité de Sèvres à la guerre contre l’Etat islamique (EI)
https://www.lesclesdumoyenorient.com/Les-Kurdes-et-le-Kurdistan-par-les-cartes-du-traite-de-Sevres-a-la-guerre.html
 Les Kurdes, d’un statut de peuple marginalisé à celui d’acteurs stratégiques incontournables. Un peuple concentré dans les montagnes mais disséminé à travers le Moyen-Orient (1/2)
https://www.lesclesdumoyenorient.com/Les-Kurdes-d-un-statut-de-peuple-marginalise-a-celui-d-acteurs-strategiques.html
 Revue L’Histoire, Dossier spécial : « Les Kurdes : mille ans sans Etat », novembre 2016
https://www.lesclesdumoyenorient.com/Revue-L-Histoire-Dossier-special-Les-Kurdes-Mille-ans-sans-Etat-novembre-2016.html

Bibliographie :
 APAK, Hüseyin Rahmi, 1964, Türk ?stiklâl Harbi – ?ç ayaklanmalar : 1919-1921, vol. VI, Ankara : Genel Kurmay Ba ?kanl ??? Harb Tarihi Resmi Yay ?nlar ?
 OLSON, Robert et RUMBOLD, Horace. The Kocgiri Kurdish rebellion in 1921 and the Draft Law for a proposed autonomy of Kurdistan. Oriente Moderno, 1989, vol. 8, no 1/6, p. 41-56.
 DERSIMI, Nuri, 1997 [1952], Kürdistan Tarihinde Dersim , Istanbul : Doz.
 OLSON, Robert. The Kurdish Rebellions of Sheikh Said (1925), Mt. Ararat (1930), and Dersim (1937-8) : Their Impact on the Development of the Turkish Air Force and on Kurdish and Turkish Nationalism. Die Welt Des Islams, 2000, vol. 40, no 1, p. 67-94.
 ATAMAN, Muhittin. Özal leadership and restructuring of Turkish ethnic policy in the 1980s. Middle Eastern Studies, 2002, vol. 38, no 4, p. 123-142.
 NOURI, Ihsan. La révolte de l’Agri Dagh :" Ararat"(1927-1930). Editions Kurdes Genève, 1986.
 KIESER, Hans-Lukas, 2002, « Some Remarks on Alevi Responses to the Missionaries in Eastern Anatolia (19th-20th cc.) », in : Tejirian, Eleanor H., and Spector Simon, Reeva (eds.), Altruism and Imperialism. Western Cultural and Religious Missions to the Middle East (19th-20th cc.) , New York : Columbia University, pp. 120-142.
 STROHMEIER, Martin. Crucial images in the presentation of a Kurdish national identity : heroes and patriots, traitors and foes. Leiden : Brill, 2003.
 VAN BRUINESSEN, Martin, 1992, Agha, Sheikh and State, London : Zed Books.

Sitographie :

 Gilles DORRONSORO, Les révoltes au Kurdistan de Turquie (1919-1938), 2011 http://gillesdorronsoro.com/src/workingPaper/LesRevoltesAuKurdistanDeTurquie.pdf
 Ufuk EROL, Kocgiri Hadisesi : The Rebellion or Grassroots Movement of Kurdish-Alevis ?
https://www.academia.edu/31878254/Kocgiri_Hadisesi_The_Rebellion_or_Grassroots_Movement_of_Kurdish-Alevis
 Hamit BOZARSLAN, Cent ans de combats nationalistes, 01/11/2016 https://www.lhistoire.fr/cent-ans-de-combats-nationalistes
 Years before independence talk someone had foresight to standardize the Kurdish flag, 21/07/2017 https://www.rudaw.net/english/kurdistan/210720171

Publié le 27/12/2019


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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