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Crédit photo : Florence Somer
La profondeur des liens économiques, sociaux, culturels, historiques, littéraires et poétiques qui ont entrelacé la France et l’Empire ottoman est retracée par des témoins architecturaux dont l’exquise finesse est encore admirable de nos jours. Ces attaches particulières ont été formalisées depuis longtemps. Si la première Capitulation - il ne s’agit pas d’un traité, mais d’un ordre direct du sultan qui accorde gracieusement des concessions commerciales et politiques contre l’assurance de la fidélité de la France envers la Porte - est attestée en 1569, nous avons notamment des preuves de correspondances et d’une alliance pluriséculaire entre François 1er et Soliman le Magnifique.
Le fabuleux essor industriel et économique du XIX ème siècle a également permis la circulation des biens et des idées, des techniques (dès 1891, on doit notamment à l’ingénieur Simon Préault le projet de construction d’un “pont tubulaire sous-marin” reliant les deux côtés d’Istanbul), des tissus (l’industrie drapière est une obsession pour les producteurs européens qui se disputent le marché ottoman) et le développement des croisières et des trains reliant l’Europe à l’Empire ottoman dont le célèbre Orient Express conduisant ses passagers de Paris à Istanbul en 76 heures agrémentées d’exotisme, de spécialités culinaires délicates et de luxe. Pour continuer agréablement le voyage en terre turque, les passagers sont invités à séjourner dans des hôtels d’exceptions.
Construit entre 1881 et 1891 pour accueillir les passagers de l’Orient Express, l’hôtel Pera Palace est l’œuvre de l’architecte levantin Alexandre Vallaury (1850-1921), également auteur du siège de la Banque ottomane et du musée archéologique d’Istanbul.
Le bâtiment issu d’un mélange hybride de néo-classique, d’art nouveau et de style oriental, typique du XIX ème siècle, est situé dans le quartier de Pera. Il s’agit du premier bâtiment turc, hormis les palais, à avoir été alimenté en électricité et en eau chaude courante.
L’hôtel abrite toujours le premier ascenseur électrique d’Istanbul, lui aussi réalisé dans un mélange néo-classique et art nouveau.
Le Pera Palace a été le lieu de repos de dirigeants politiques étrangers, mais aussi de réalisateurs comme Alfred Hitchcock, d’acteurs et d’actrices telle que Greta Garbo. Harry, le protagoniste du roman d’Ernest Hemingway publié en 1936, Les neiges du Kilimanjaro, se retrouve au Pera Palace alors qu’il fréquente des prostituées pour tuer sa solitude et oublier son amour parisien en servant en tant que militaire durant l’occupation de la ville. Fraichement sortie de l’Orient Express, Agatha Christie écrit dans la chambre 411 cette histoire de meurtre collectif dans le train du même nom, Le meurtre de l’Orient Express, et impose à son héros détective, Hercule Poirot, le lourd dilemme de décider si le meurtre de l’infâme Cassetti, le tueur d’enfant, pouvait rester impuni.
La visite d’Umberto Eco dans les chambres du Pera Palace aurait également inspiré son roman philosophico-historique, Le pendule de Foucault, publié en 1988. Cet ouvrage où il est question de la contribution des sciences occultes à l’histoire des sciences et à la dimension politique rejoint étrangement une autre « affaire » dont le principal témoin se trouve encore aujourd’hui dans la chambre 101 du Pera Palace.
Quartier général de celui qui deviendra le fondateur de la République turque, cette chambre renferme une mémoire politique et personnelle aussi émouvante qu’énigmatique. À côté des portraits officiels et d’une statue de Mustafa Kemal, le visiteur de la chambre 101 devenue musée s’immisce dans l’intimité d’Atatürk.
La suite se compose de trois pièces : un salon, une salle d’eau et une chambre à coucher. La porte s’ouvre sur un hall de nuit orné de photos de voyages et de rencontres.
Sur la table du salon sont disposés quelques journaux d’époque tels que le « Cumhuriyet » et le « Son Posta ». Dans trois vitrines sont exposés les objets personnels d’Atatürk tels que ses jumelles de manœuvres militaires, ses lunettes, sa brosse à dents, ses cigarettes, sa vaisselle, sa brosse à habits, quelques tasses à thé et café, des éperons, des costumes ou des pantoufles. Se faisant face, deux horloges, l’une avec des chiffres romains, l’autre de chiffres arabes. Des ours ornent des tampons.
Dans la chambre, un autoportrait où il écrit de sa main, en turc ottoman, l’espoir qu’il voit poindre pour la Turquie. Des photos avec ses proches, des souvenirs de rencontres politiques, de prise de paroles ou encore quelques esquisses de la future transition alphabétique font face au lit.
La pièce la plus intéressante et énigmatique est néanmoins un tapis de prière (seccade) en soie, brodé de fils d’or, qui a été offert à Atatürk par un illustre inconnu. En 1929, un prince indien s’adressa au secrétariat de la présidence de la République pour solliciter une audience avec Atatürk, ce qui lui fut accordé, malgré la mésentente politique entre la Turquie et l’Inde.
Cette mystérieuse rencontre n’est pas documentée dans les chroniques officielles, mais deux cadeaux diplomatiques témoignent du passage de cet émissaire indien : deux tapis de prière dont l’un, ornés d’hirondelles, d’éléphants et d’un chandelier d’or ; l’autre représentant une horloge entourée de dix chrysanthèmes. Ce cadeau luxueux semble déceler une énigme, car le chrysanthème se dit « kasımpatı » en turc, ce qui ferait référence au mois de « Kasım » (novembre). Quant à l’horloge du tapis, elle indique 9h07. Alors que décède Atatürk le 10 novembre 1938 à 9h05, il se pourrait alors que le mystérieux maharadjah ait été astrologue ou magicien.
Quelques liens :
La France et le monde méditerranéen cinq siècles d’histoire vue par les Archives diplomatiques, 2022, édition Autrement.
Oktem E., 2020, Istanbul Insolite et Secrète, édition Jonglez.
www.perapalace.com
Florence Somer
Diplômée de Master en Sciences des Religions à l’Université Libre de Bruxelles (2015), Florence Somer Gavage a préalablement travaillé pendant 8 ans en tant que journaliste professionnelle dont trois ans pour la chaîne de télévision Kahkeshan TV où elle a produit des documentaires culturels en persan. Cette activité lui a également permis de voyager en Afghanistan ainsi qu’en Iran. Elle a également réalisé des reportages au Moyen-Orient (Irak, Jordanie, Égypte), en Afrique du Nord (Maroc, Algérie, Tunisie), en Asie et en Amérique du Sud.
Elle est actuellement doctorante à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (Paris). Sa thèse vise à proposer une édition d’un texte inédit, les Ahkām ī Jāmāsp (« Décrets de Jâmâsp ») sur base de manuscrits persans et arabes qui n’ont, à ce jour pas été rassemblés ni systématiquement étudiés.
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