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L’insurrection de Koçgiri, du nom de la région éponyme au sein de laquelle elle s’est produite, est un pan peu connu de l’histoire insurrectionnelle kurde. Elle s’inscrit pourtant dans le cadre du contexte très particulier de l’après-guerre en Turquie, quelques mois à peine après l’armistice signé entre les Alliés et l’Empire ottoman le 31 octobre 1918.
Tirant profit du climat d’extrême incertitude politique régnant alors sur le plateau anatolien, et souhaitant initier la création d’un Etat kurde autonome vis-à-vis duquel les grandes puissances se sont montrées réticentes depuis la fin de la guerre, plusieurs tribus kurdes se révoltent et mèneront, pendant un an, une insurrection grâce à laquelle elles contrôleront pendant quatre mois un petit territoire situé à l’ouest de la ville d’Erzincan et à l’est de Sivas, dans les montagnes.
Si l’expérience sera de courte durée en raison de l’intervention des forces turques, les Kurdes, dans le contexte si particulier et déterminant que fut pour eux l’après-guerre (première partie), auront pourtant initié le début d’un cycle de révoltes non plus seulement tribales, mais désormais nationalistes (deuxième partie).
Comme évoqué en introduction, le contexte de l’après-guerre en Turquie apparaît très particulier. A partir de l’armistice du 31 octobre 1918 et durant une partie de l’insurrection de Koçgiri, plusieurs événements déterminants pour l’avenir de la Turquie vont se succéder. Premièrement, le Congrès de Sivas : en septembre 1919, Mustafa Kemal, futur Atatürk, le père de la République turque, créé l’Assemblée de la résistance turque. Celle-ci vise à s’opposer à ce qui est perçu comme une invasion de la Turquie par les puissances victorieuses de la Première Guerre mondiale.
En effet, malgré la signature de l’armistice de Moudros le 31 octobre 1918, les vainqueurs se partagent l’Empire ottoman défait : tandis que les Britanniques s’emparent de provinces anciennement ottomanes en Irak, les Français initient la campagne de Cilicie (1918-1921) en s’appuyant sur ses forces coloniales et la nouvellement créée « Légion arménienne » ; les Grecs s’emparent quant à eux d’une partie de la côte égéenne et notamment d’Izmir, où de nombreux actes seront commis par les troupes hellènes.
En mars 1920, les Alliés s’emparent d’Istanbul, prétextant des raisons sécuritaires et la nécessité de disposer d’un Bosphore sous contrôle. Le 10 août 1920, le traité de Sèvres est conclu entre les Alliés victorieux et l’Empire ottoman. Par celui-ci, le pouvoir ottoman renonce officiellement à ses provinces arabes et maghrébines, ainsi qu’à de larges portions de l’Anatolie et de la Thrace orientale. Comme il sera vu plus loin, la création d’Etats kurde et arménien indépendants est entérinée.
La signature de ce traité s’inscrit dans le cadre d’un tiraillement du pouvoir entre deux pôles politiques : celui du sultan à Istanbul et celui du nationaliste Atatürk qui, le 23 avril 1920, a inauguré la tenue de la première session de la Grande Assemblée nationale de Turquie à Ankara.
Autrement dit, l’insurrection de Koçgiri se produit au moment où le pouvoir est redistribué en Turquie et fait l’objet d’une véritable lutte de la part des différents protagonistes (pouvoir califal à Istanbul, Mustafa Kemal à Ankara, puissances occidentales victorieuses, et nationalistes kurdes et arméniens).
Ainsi, en raison des nombreux bouleversements politiques propres à cette période de l’après-guerre, les premiers signes de révolte apparaîtront alors que le gouvernement turc stambouliote est encore en place. Puis l’insurrection croîtra concomitamment à la montée en puissance du mouvement de résistance de Mustafa Kemal. Très rapidement, le pouvoir politique d’Istanbul étant remplacé par celui d’Ankara, les rebelles kurdes tourneront naturellement leurs griefs et leurs revendications vers les autorités ankariotes plutôt que stambouliotes.
Ces changements politiques, et les insurrections qui les ont accompagnées, s’avéraient naturellement liés à l’évolution de l’actualité sur la scène internationale, elle aussi en profonde mutation après la Première Guerre mondiale. Les fameux « quatorze points » du Président américain Georges Wilson, édictés en 1918 afin de prévenir tout nouveau conflit mondial provoqué par la « diplomatie secrète », ambitionnaient ainsi, entre autres, de baser le nouvel ordre international sur le principe de l’auto-détermination. Le douzième point statuait ainsi qu’« aux régions turques de l’Empire ottoman actuel devraient être assurées la souveraineté et la sécurité ; mais aux autres nations qui sont maintenant sous la domination turque, on devrait garantir une sécurité absolue de vie et la pleine possibilité de se développer d’une façon autonome ».
La déclaration du Président Wilson a eu de substantielles conséquences pour les provinces orientales de l’Empire, revendiquées simultanément par les Turcs, les Kurdes et les Arméniens. Les organisations nationalistes arméniennes revendiquaient un Etat arménien indépendant englobant six provinces ottomanes (Sivas, Van, Bitlis, Diarbakir, Elazig et Erzurum). Finalement, le Traité de Sèvres signé en 1920, à travers ses articles 88 à 94, reconnaît l’Arménie comme un Etat « libre et indépendant » au nord-est de l’Anatolie, incluant les provinces de Trébizonde, Kars, Ardahan, Erzurum, Van et Bitlis, également habitées par les Kurdes. Les articles 62 à 64 du même traité prévoient par ailleurs une « autonomie locale pour les régions à majorité kurde ».
L’article 64 est sans équivoque puisqu’il stipule que « si dans le délai d’un an à dater de la mise en vigueur du présent traité, la population kurde dans les régions visées à l’article 62, s’adresse au Conseil de la Société des Nations en démontrant qu’une majorité de la population de ces régions désire être indépendante de la Turquie, et si le Conseil estime alors que cette population est capable de cette indépendance, et s’il recommande de la lui accorder, la Turquie s’engage, dès à présent, à se conformer à cette recommandation et à renoncer à tous droits et titres sur ces régions ».
Toutefois, les élites kurdes en Turquie ne soutiendront pas toutes ce projet, comme le prouve par exemple les nombreuses tribus kurdes ayant répondu à l’appel de Mustafa Kemal à se battre à ses côtés contre les occupants étrangers. En effet, un grand nombre de dignitaires kurdes sunnites, motivés par une forme de solidarité religieuse, ont soutenu le mouvement de résistance kémaliste organisé depuis la mi-1919 en Anatolie orientale. Ce mouvement promettait en effet la fraternité entre Kurdes et Turcs, la libération du Califat à Istanbul de ses occupants infidèles (autrement dit, les Occidentaux) et la libération de Mossoul du joug britannique.
Cet appel ne connaîtra toutefois pas le même succès auprès des Alévis hétérodoxes, bien moins attachés au Califat. Si de nombreuses tribus alévies viendront se battre auprès des kémalistes durant la Guerre d’Indépendance (1919-1922) afin de bouter les « envahisseurs » hors de Turquie, bien d’autres ne se sentiront pas concernées par ce combat ; cela d’autant plus que la fin de la Première Guerre mondiale a initié une résurgence très nette de l’activisme nationaliste kurde.
En effet, des groupes nationalistes kurdes, initialement regroupés à Istanbul, vont très rapidement contester l’ampleur des territoires accordés aux Arméniens selon le Traité de Sèvres. Le « Kürt Terakki ve Teavûn Cemiyeti » (Société kurde pour le progrès et la solidarité), fondé en 1908, est réactivé en 1918 sous le nom de « Kürdistan Taâlî Cemiyeti » (KTC - Société pour l’essor du Kurdistan). Cette organisation basée à Istanbul a rassemblé autour d’elle plusieurs centaines de membres partisans d’une idéologie nationaliste et issus principalement de familles de dignitaires kurdes autrefois membres de l’establishment ottoman, de la classe moyenne urbaine, d’officiers de l’armée, d’intellectuels et certains de tribus rurales.
Deux grandes figures du KTC s’impliqueront dans l’insurrection de Koçgiri : le premier, Haydar Bey, étudiant à Istanbul, était le fils de Mustafa Pacha, le chef de la tribu Koçgiri. A l’époque, le nom de Koçgiri désignait une confédération de tribus alévies kurdes (1) incluant des dizaines de milliers de personnes installées dans une centaine de villages situés à l’est de Sivas. La deuxième figure est Baytar Nuri, plus tard connu comme Nuri Dersimi au moment de la grande révolte de Dersim (1937-1938). Après des études de vétérinaire à Istanbul, il sera envoyé par le KTC à Sivas, officiellement comme vétérinaire, officieusement pour y développer localement l’organisation nationaliste kurde. Haydar et Baytar arrivent à Sivas respectivement en 1918 et 1919 et développent ensemble l’appareil de propagande du KTC. Si ce dernier aura, de fait, une forte influence sur le déclenchement de l’insurrection, les rebelles se passeront rapidement de sa tutelle ; le KTC lui-même sortira affaibli de l’insurrection et profondément divisé entre autonomistes et indépendantistes.
Le KTC, bien qu’incontournable dans le récit de l’insurrection de Koçgiri, ne sera naturellement pas le seul acteur de cette dernière. Un grand nombre de tribus locales prendront part d’elles-mêmes à la rébellion en raison de leur souhait de ne pas être laissées-pour-compte et de soutenir l’idée d’un Etat kurde indépendant. Le frère de Haydar, Alisan, alors vice-gouverneur de Refahiye, impliquera ainsi fortement sa circonscription dans le conflit.
Lire la partie 2
Note :
(1) Parmi ces tribus, citons notamment celles de Mıstikîyan, Îbikîyan, Balikîyan, Sarîyan, Sefikîyan, Xelîlan, Şadiyan, Gernîyan, Pevruzîyan, Qanxancîyan, Reşikîyan, Laçikîyan ou encore Îvaskîyan.
Emile Bouvier
Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.
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