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Minorités non-kurdes en Turquie : une mosaïque ethnique riche et discrète (1/3). Historique des minorités en Turquie et point de situation ethnographique synthétique

Par Emile Bouvier
Publié le 16/11/2020 • modifié le 26/11/2020 • Durée de lecture : 6 minutes

1. Historique sommaire des minorités en Turquie

Durant la fin du XIXème siècle et le début du XXème siècle, des mouvements de population tout à fait notables se sont ébranlés en Anatolie en raison de la perte, par l’Empire ottoman, de nombreux territoires périphériques (perte de la Crète en 1897, de la Thrace en 1912…). Entre 1878 et 1912, un grand nombre de musulmans et de Turcs vivant dans ces territoires perdus sont ainsi revenus s’établir sur leurs terres d’origines, et notamment sur le plateau anatolien ; au début du XXème siècle, la guerre de Tripolitaine (1911-1912), la guerre des Balkans (1912-1913), la Première Guerre mondiale (1914-1918) et la guerre d’indépendance turque (1919-1923) ont conduit par ailleurs à la mort des centaines de milliers de sujets de l’Empire ottoman, entraînant une réduction drastique de la masse des populations sous son contrôle. Ces guerres ont également profondément affecté l’équilibre ethnique de l’Empire ottoman, dont les traces sont encore visibles aujourd’hui au sein de la jeune république turque fondée le 29 octobre 1923 par Mustafa Kemal Atatürk.

L’Anatolie, c’est-à-dire la portion la plus occidentale du continent asiatique, et dont la superficie couvre pratiquement la totalité du territoire de l’actuelle Turquie, a été historiquement le foyer de nombreuses civilisations ayant laissé de riches héritages culturels auprès des populations locales. Les principaux groupes ethniques sur le sol turc sont les Turcs, mais aussi les Kurdes, les Arméniens, les Grecs, les Juifs, les Arabes, les Alévis, les Assyro-Chaldéens, les Zazas et les Lazes principalement. Pour autant, en Turquie, ces groupes ne peuvent être classifiés au sein d’une seule et même catégorie de minorité (c’est-à-dire minorité ethnique, minorité linguistique ou minorité religieuse). Les Alévis par exemple, une branche de l’islam dont les adeptes suivent Ali et les douze imams au lieu des quatre califes Rashidun de l’islam sunnite, sont souvent considérés comme une minorité religieuse. Toutefois, un grand nombre de Kurdes, d’Arabes, de Pomaks (immigrés des Balkans) ou encore de Zazas s’affirment Alévis. De tels groupes devraient alors être considérés comme « doublement minoritaires », ou comme des groupes minoritaires au sein d’un groupe minoritaire. Ainsi, les sujets non-musulmans (tebaa) de l’Empire ottoman constituent, aujourd’hui, des minorités à la fois religieuses et ethniques en Turquie.

De nombreuses autres petites minorités vivent également en Turquie, mais sont fréquemment négligées en raison de leur taille ; il s’agit notamment des Yazidis, des Pomaks, des Géorgiens, des Yoruks, des Tahtacis, des Roms, des Azéris, des Bahais, des Tchérkesses, des Criméens, des Abkhaziens, des Albanais, des Bosniaques… Les minorités les plus notables seront traitées dans la deuxième partie de cet article.

2. Les années 1920, crépuscule du pluri-ethnisme ottoman

En 1864, l’Anatolie était divisée administrativement en 14 provinces et plusieurs sous-provinces distinctes (les « sandjak »). A l’ouest se trouvaient les provinces d’Aydin, de Hüdavendigar, d’Izmit et de Biga ; au nord celles de Kastamonu et de Trébizonde ; au centre celles de Sivas, Ankara et Konya ; au sud celles d’Adana et Alep ; à l’est enfin, celles de Bitlis, Mamüratülaziz, Diyarbakir, Erzurum et Van. Selon un recensement en date de 1912 [3], la population musulmane de ces territoires était estimée à 14,5 millions ; elle ne comptabilisait donc pas que les Turcs, mais aussi les Arabes et les Kurdes.

Sous l’Empire ottoman, le statut de minorité ne prenait pas en compte un quelconque caractère ethnique, mais uniquement celui de la religion. En outre, il ne s’appliquait qu’aux non-musulmans. Le statut de minorité avait été introduit en 1454 après la conquête de Constantinople, un an plus tôt. Les non-musulmans - c’est-à-dire, plus spécifiquement, les Chrétiens et les Juifs - s’étaient vus promettre le contrôle sur tous les aspects sociaux propres à leur culture : mariages, divorces, héritages, la récolte de certaines taxes, ainsi que l’exercice de certaines pratiques religieuses.

Le recensement de 1912 comptabilisait par ailleurs près de 1,75 million de Grecs, essentiellement à Istanbul, Izmit, Aydin, Bursa, Konya, Ankara, Trébizonde, Sivas, Kastamonu, Adana et Biga. La population arménienne à l’époque excédait les 1,5 million et se concentrait davantage à l’est, dans les secteurs d’Ankara, Bitlis, Diyarbakir, Van et Erzurum. La population juive s’établissait quant à elle à 75 000 personnes et résidait essentiellement autour aux alentours d’Aydin, Hüdavendigar et Biga. Enfin, les Assyro-Chaldéens, comptabilisés avec les Nestoriens, comptaient 150 000 habitants dans et à proximité des villes de Diyarbakir, Bitlis, Adana, Urfa et Mamüretülaziz. Les autres minorités comptabilisés, à savoir les Roms, les Yézidis et les Bulgares, s’établissaient au total à environ 31 000 individus, essentiellement à Karasi, Sivas, Diyarbakir, Aydin et Hüdavendigar [4].

Comme mentionné précédemment, les guerres entre 1911 et 1923 ont conduit à de profonds bouleversements démographiques au sein des populations anatoliennes. En 1927, un recensement mené par les autorités turques révélait que 77 000 grégoriens, 7 000 protestants et 40 000 catholiques résidaient toujours en Turquie, tandis que la population arménienne s’était réduite de 1,4 million. Selon l’historien américano-arménien Richard Hovannisian [5], 810 000 des 1,4 million d’Arméniens ayant quitté le territoire turc sont partis en Union soviétique, en Grèce, en France, en Bulgarie, à Chypre, aux Etats-Unis, et dans d’autres pays du Moyen-Orient dans une moindre mesure. Toutefois, les 590 000 autres Arméniens n’apparaissant pas dans le recensement de 1927 sont à mettre sur le compte, selon R. Hovannisian, des massacres de 1915-1918. Le même recensement montre que la population grecque vivant en Turquie était amoindrie d’environ un million de ses membres. La plupart d’entre eux ont en effet fui en Grèce durant la guerre gréco-turque de 1919-1922. Un recensement grec de 1928 [6] corrobore ses chiffres : ce recensement comptabilisait en effet une arrivée en Grèce de 250 000 Grecs de Thrace orientale, 620 000 d’Asie mineure, 180 000 du Pont et 40 000 de Constantinople.

3. Comment définir les minorités dans le cadre de l’émergence de l’Etat-nation turc ?

A l’issue de la victoire de la Turquie durant la Guerre d’Indépendance, le traité de Lausanne est signé le 24 juillet 1923 entre la Turquie d’un côté et, de l’autre, la Grèce, la Roumanie, le Royaume-Uni, la France, l’Italie et le Japon. Ce traité met fin au conflit entre les belligérants et, partant, définit les frontières actuelles de la république turque. Toutefois, les négociations connaîtront un point d’achoppement majeur : les droits des minorités vivant en Turquie.

En effet, comme l’explique l’historien turc Baskin Oran [7], la Société des Nations « définissait à l’époque les minorités selon des critères raciaux, linguistiques et religieux ; les groupes tombant sous la coupe de cette définition se voyaient garantir non seulement des droits égaux à ceux de la majorité, mais également des droits reconnus internationalement qui ne s’appliquaient pas forcément à la majorité (construire ses propres écoles ou pratiquer ses différentes langues, par exemple) ».

La délégation turque à Lausanne refusait cette acception de la minorité et n’envisageait la reconnaissance que d’une seule minorité, celle des non-musulmans. L’absence de consensus autour de cette question à la table des négociations cause, aujourd’hui encore, un grand nombre de maux parmi les Kurdes, qui diffèrent des Turcs en terme de langue et de culture, et les Alévis, qui diffèrent des musulmans sunnites en terme de culture et de rites religieux. Dans les années suivant la signature du traité de Lausanne, l’Etat turc s’opposera aux revendications identitaires de ces groupes, créant des frictions et frustrations qui aboutiront, en grande partie, à l’éruption d’un grand nombre de révoltes, à l’instar de celle de Koçgiri en 1920-1921, du mont Ararat en 1926-1931, ou encore de Dersim (1937-1938). L’Etat turc naissant s’employait alors à développer l’idée d’une Turquie entièrement turque et musulmane - les Kurdes seront appelés dans cette perspective, pendant longtemps, les « Turcs des montagnes ».

En Turquie, le dernier recensement questionnant les habitants sur leur première langue a été conduit en 1965 [8]. Depuis, aucune étude officielle n’a été menée afin d’établir un état des lieux de la mosaïque ethnique en Turquie. En 2006 cependant, un institut de recherche turc indépendant, KONDA, a conduit une étude qualitative auprès de 47 958 participants sélectionnés pour leur représentativité de la société turque. Selon les résultats de cette enquête, 78,1% de la société s’identifierait comme turque ; 13,4% comme kurde et zaza ; 0,7% comme arabe ; 5,7% comme alévie et/ou chiite ; 0,1% comme grec, arménien ou juif [9].

Publié le 16/11/2020


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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