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L’insurrection de Koçgiri (1920-1921), ou la première esquisse d’un Etat kurde indépendant. Une première grande révolte nationaliste kurde (2/2)

Par Emile Bouvier
Publié le 11/12/2019 • modifié le 01/05/2020 • Durée de lecture : 8 minutes

Lire la partie 1

I. De la contestation politique à l’affrontement militaire

A Sivas, Baytar Nuri, figure proéminente du KTC évoquée en première partie d’article, met à profit son séjour sur place pour organiser les tribus locales et accroître la coopération avec certaines situées à l’ouest de Dersim (actuelle Tunceli), utilisant le réseau d’un important clerc kurde, Seyyit Riza. Apprenant cette initiative de la part du KTC, Mustafa Kemal, qui ressort renforcé du congrès d’Erzurum (1), demande à rencontrer les chefs tribaux de la confédération Koçgiri. Le frère de Haydar Bey, Alisan, le rencontre et lui explique les préoccupations du KTC pour la région et le sort des Kurdes ; Mustafa Kemal lui déclare que le gouvernement ottoman actuel sera incapable de respecter le Traité de Sèvres et le droit à l’auto-détermination des Kurdes, et l’enjoint à rejoindre le mouvement de résistance kémaliste à la place qui, selon lui, est également en faveur des Kurdes. Dans une volonté d’afficher le caractère inclusif de son mouvement, le futur Atatürk propose à Alisan et Baytar Nuri de rejoindre la Grande Assemblée nationale de Turquie qu’il met alors sur pied ; après avoir accepté dans un premier temps, Alisan revient finalement sur sa décision à la suite d’un échange avec Baytar Nuri.

Dans les mois qui suivent, plusieurs réunions sont organisées dans la région. En février 1920, différentes tribus kurdes alévies locales se réunissent près de la ville de Kangal, dans un centre communautaire alévi. Selon les propos de Baytar Nuri (2), c’est lors de cette réunion qu’a été prise la décision de prendre les armes afin de créer un Kurdistan indépendant incluant les régions de Diyarbakir, Van, Bitlis, Elazig et Dersim-Koçgiri. A la suite de cette réunion, une période de tensions et d’escarmouches militaires débute dans la région ; les actions de guérilla se multiplient dans les villages et les montagnes. A partir de l’été, les rebelles commencent également à s’en prendre à des représentants de l’Etat, tout particulièrement dans les stations de police ou de gendarmerie ainsi que les convois militaires, afin d’en saisir les armes et munitions.

Le 15 novembre, à la suite d’une réunion entre les principaux leaders de l’insurrection et plusieurs tribus de l’ouest de Dersim, un premier mémorandum est envoyé au nouveau gouvernement d’Ankara. Les Kurdes y réclament notamment des clarifications quant à la position du pouvoir turc vis-à-vis des promesses d’un Kurdistan autonome, tout en demandant un amoindrissement de l’ingérence étatique turque dans les régions à majorité kurde. Le gouvernement d’Ankara aurait alors envoyé une délégation promettant que ces demandes seraient acceptées, à condition que les Kurdes s’engagent dans un premier temps aux côtés des Kémalistes dans leur lutte contre les forces d’occupation étrangères. En guise de réponse, les Kurdes auraient expulsé la délégation du territoire Koçgiri.

Plusieurs jours plus tard, les rebelles envoient un télégramme à l’Assemblée nationale turque à Ankara, clamant l’indépendance du Kurdistan ; ce télégramme serait resté, apparemment, sans réponse. Les mois qui suivront verront une succession permanente d’auto-proclamations d’indépendance, d’envois de commissions et de négociations avec les notables locaux ainsi les chefs tribaux afin que les rebelles déposent les armes. Durant ce temps, l’insurrection prend de l’ampleur et se répand à l’est de la ville Sivas.

II. Affrontements et répression

La confrontation armée débute en décembre 1920, lorsque le directeur d’un bureau de poste est assassiné ; le pouvoir turc envoie aussitôt des troupes reprendre le contrôle de la situation. Ces troupes, qui consistaient en un bataillon de gendarmes, sont attaquées par des rebelles sur la route et se voient saisies leurs armes et leur équipement. En janvier 1921, un colonel de l’armée turque est envoyé sur place afin de récupérer les armes volées et arrêter les rebelles, en particulier le meneur de l’attaque. Les habitants refusent de coopérer et le régiment accompagnant le colonel est attaqué par les rebelles ; l’officier supérieur et certains de ses soldats sont tués dans l’attaque, les autres relâchés. Les insurgés s’emparent ensuite rapidement de plusieurs villages mais aussi de villes, comme Ümraniye et Kemah, et arrêtent certains officiels et personnalités publiques sur leur chemin.

Encouragés par ce succès, de nouveaux groupes, essentiellement des Kurdes alévis, se joignent à la rébellion, qui gagne en ampleur. Les rebelles prennent de nouvelles villes, comme Kuruçay ou encore Bolucan, arrêtant les fonctionnaires et les officiers de l’armée turque dans les villes nouvellement conquises. Quelques villages résisteront toutefois à l’avancée kurde ; certaines sources (Apak, 1964 : 268) indiquent ainsi que de petites localités loyalistes auraient été rasées par les forces kurdes, ce que ces derniers ne mentionnent naturellement pas dans leur récit des événements.

Durant la première moitié du mois de mars 1921, la loi martiale est déclarée. L’état-major turc considère la situation sur place comme le début d’une « nouvelle et importante rébellion ». Nurettin Pacha, le commandant de l’Armée Centrale, l’une des principales unités de l’armée turque nouvelle réformée, reçoit l’ordre de réprimer l’insurrection. Le gouvernement envoie à cette fin d’importants contingents de diverses provinces du pays ; la brigade « Giresun », avec à sa tête le commandant Topal Osman, prend également part aux opérations. Ce dernier, dont les méthodes sont contestées par un grand nombre d’officiers au sein de l’état-major turc, s’était illustré par sa participation aux massacres d’Arméniens durant la Première Guerre mondiale et par sa répression des insurrections pontiques en 1919, qui s’était traduite par des massacres, pillages et mises à sac en règle.

Des sources gouvernementales de l’époque estiment que les forces turques s’élevaient à 3 161 hommes, appuyées de 1 350 animaux, afin de lutter contre environ 3 000 rebelles. Baytar Nuri estime quant à lui que l’armée turque s’avérait forte de 6 000 cavaliers, 25 000 fantassins, appuyées de plusieurs milliers de miliciens et forces de gendarmerie ; les rebelles kurdes auraient été quant à eux forts de 6 185 combattants, dont 2 000 environ auraient été issus de Koçgiri, 2 000 de Dersim et 2 000 d’autres tribus. Le gouverneur de la région de Sivas aurait demandé au gouvernement de proposer aux rebelles un cycle de négociations visant notamment à aboutir à une amnistie, mais Ankara l’aurait refusé : la volonté de faire un exemple de cette rébellion était évident, tant pour asseoir la domination du nouveau pouvoir turc à Ankara que s’assurer que de tels obstacles ne se dresseraient plus ensuite sur sa route.

La contre-offensive s’organisa en deux temps : tout d’abord, durant dix jours et à partir du 11 avril 1921, de grandes manœuvres visant à encercler les rebelles et briser leur dispositif défensif ; puis, durant deux mois, du 21 avril au 17 juin, une offensive plus directe de « nettoyage » de zone.

Nurettin Pacha, qui dirigeait les opérations, ordonna que des actions violentes soient orientées directement contre les organisateurs et les meneurs de l’insurrection. Les biens de ces derniers ont ainsi été saisis et leurs habitations incendiées. Si plusieurs membres d’un même village avaient pris part à l’organisation de l’insurrection, ces actions s’appliquaient à l’ensemble du village. Tout au long de la répression, Nurettin Pacha insista pour que ces actions soient ostensiblement commises contre les organisateurs de la rébellion mais non contre les citoyens, qui avaient été « manipulés et provoqués ». L’armée devait, en ce sens, informer la population de la raison de ses actes.

Au début du mois d’avril, toutes les unités combattantes de l’armée turque se sont vues ordonner qu’« en fonction du résultat des opérations de répression, il sera ordonné soit de réduire la confédération tribale de Koçgiri à un état où elle sera incapable de s’insurger à nouveau, soit de la diviser et de déporter ses membres en-dehors du territoire où ils ont vécu jusqu’ici ». La deuxième option sera finalement privilégiée et, dès le mois de juin 1921, plusieurs centaines de personnes sont déplacées dans des régions à majorité turque.

Toutefois, malgré les ordres de Nurettin Pacha de ne viser que les instigateurs de la rébellion, la répression semble avoir été bien plus large qu’escomptée. Ainsi, dès le premier jour, deux villages ont été brûlés et la région de Çengerli « nettoyée » selon Baytar Nuri. Pour lui, l’armée turque a détruit des villages entiers, tué les jeunes hommes en état de combattre, déporté les personnes âgées à l’ouest, et brûlé les forêts où trouvaient refuge les maquisards.

Des fonctionnaires turcs ont également rapporté l’usage d’un violence disproportionnée et recommandé un changement de méthode ; le gouverneur de Sivas a ainsi indiqué le 31 mai 1921 que 132 villages avaient été détruits, incendiés ou dévastés, des centaines de personnes tuées, leurs biens et leur bétail pillés, et qu’un grand nombre de villageois en fuite, apeurés par la répression, auraient trouvé refuge dans les montagnes où ils seraient morts de famine ou de problèmes de santé. Le gouverneur de Sivas lancera un appel à une enquête parlementaire sur cette répression, qui ne sera pas entendu.

En effet, en octobre 1921, la Grande Assemblée nationale turque a bel et bien discuté de ces opérations de contre-insurrection, mais en huis-clos. Les sessions étaient tenues secrètes en raison du souhait, par certains parlementaires, que les puissances étrangères n’entendent pas parler de la rébellion et des actes qui s’y tenaient ; d’autres, au contraire, assumaient le fait qu’ils avaient honte de l’ampleur de la répression.

Les débats parlementaires ont ainsi principalement porté non sur l’insurrection elle-même et les enjeux qui la sous-tendaient (nationalisme kurde, Traité de Sèvres, etc.), mais bien sur la répression. Le député d’Erzincan, Emin Bey, a ainsi souligné que « de telles atrocités n’avaient encore jamais été commises, pas même contre les Arméniens ». Un autre parlementaire, Hüseyin Avni, est même allé jusqu’à déclarer que Nurettin Pacha avait outrepassé ses fonctions et qu’il devrait être puni pour cela. Mustafa Kemal acceptera finalement de relever Nurettin Pacha de ses fonctions de commandant de l’Armée Centrale, mais refusera d’appliquer les sanctions demandées par l’Assemblée nationale turque.

Le 17 juin, les opérations de contre-insurrection sont définitivement stoppées, les rebelles ayant cessé leurs actions de guérilla après avoir subi de très substantielles pertes dans leurs rangs (le chiffre exact n’est toutefois pas connu).

La révolte de Koçgiri apparaît ainsi comme la première pierre de l’imposant édifice des rébellions kurdes du XXème siècle : les Kurdes ne se sont pas rebellés pour des raisons propres à leurs tribus, comme cela était le cas autrefois, mais bien en tant que Kurdes, pour des raisons propres au Kurdistan. Ce projet nationaliste si inaccessible d’apparence, et pour lequel les Kurdes se battront tout au long du XXème siècle, trouvera pourtant une esquisse en Irak avec la création, en 1991, de la Région autonome du Kurdistan. Cette entité administrative, premier territoire kurde légal depuis la fin de la Première Guerre mondiale reconnue par l’ensemble de la communauté internationale, apparaît comme l’aboutissement patient de ce que les Kurdes auront tenté de construire pendant quelques mois à Koçgiri.

Notes :
(1) Le Congrès d’Erzurum, moment fondateur de l’hagiographie de Mustafa Kemal, a consisté en la tenue d’une assemblée du mouvement de résistance turque de juillet à août 1919, durant laquelle seront dessinés les futurs contours idéologiques de la nation turque que les Kémalistes souhaitent établir sur les ruines de l’Empire ottoman
(2) Baytar Nuri survivra aux différentes révoltes kurdes auxquelles il prendra part ; réfugié en Syrie à partir de 1938, après les massacres de l’armée turque à Dersim suivant la révolte éponyme, il y restera jusqu’à la fin de ses jours mais prendra soin d’écrire plusieurs ouvrages, dont ses mémoires, sur ces insurrections et la lutte kurde de manière générale.

A lire sur Les clés du Moyen-Orient :
 Il y a 100 ans : Première Guerre mondiale et chute de l’Empire ottoman, signature de la Convention de Moudros le 30 octobre 1918
 Les Kurdes et le Kurdistan par les cartes : du traité de Sèvres à la guerre contre l’Etat islamique (EI)
 Les Kurdes, d’un statut de peuple marginalisé à celui d’acteurs stratégiques incontournables. Un peuple concentré dans les montagnes mais disséminé à travers le Moyen-Orient (1/2)
 Les Kurdes (3/3) : De la Première Guerre mondiale à 2003 : rêve(s) d’indépendance(s)

Bibliographie :
 APAK, Hüseyin Rahmi, 1964, Türk ?stiklâl Harbi – ?ç ayaklanmalar : 1919-1921, vol. VI, Ankara, Genel Kurmay Ba ?kanl ??? Harb Tarihi Resmi Yay ?nlar ?.
 OLSON, Robert et RUMBOLD, Horace. The Kocgiri Kurdish rebellion in 1921 and the Draft Law for a proposed autonomy of Kurdistan, Oriente Moderno, 1989, vol. 8, no 1/6, p. 41-56.
 DERSIMI, Nuri, 1997 [1952], Kürdistan Tarihinde Dersim, Istanbul, Doz.
 Massicard Elise, The Repression of the Koçgiri Rebellion, 1920-1921, Online Encyclopedia of Mass Violence, [online], published on : 28 September, 2009.
 KIESER, Hans-Lukas, 1993, « Les Kurdes alévis face au nationalisme turc kémaliste. L’alévité de Dersim et son rôle dans le premier soulèvement kurde contre Mustapha Kemal (Koçgiri, 1919-1921) », Occasional Paper 18, Amsterdam, MERA (Middle East Research Associates).
 KIESER, Hans-Lukas, 1998, « Les Kurdes Alévis et la question identitaire : le soulèvement du Koçgiri-Dersim (1919-1921) », Les Annales de l’autre Islam « L’islam des Kurdes », 5, pp. 279-316.
 KIESER, Hans-Lukas, 2002, « Some Remarks on Alevi Responses to the Missionaries in Eastern Anatolia (19th-20th cc.) », in : Tejirian, Eleanor H., and Spector Simon, Reeva (eds.), Altruism and Imperialism. Western Cultural and Religious Missions to the Middle East (19th-20th cc.), New York, Columbia University, pp. 120-142.
 KÜÇÜK, Hülya, 2002, The Role of Bektashis in Turkey’s National Struggle, Leiden, Brill.
 SEUFERT, Günter, « Between Religion and Ethnicity : a Kurdish-Alevi tribe in globalizing Istanbul », in ÖNCÜ Ay ?e, WEILAND Petra (eds.), 1997, Space, Culture and Power, London, Zed Books, pp. 157-177.
 VAN BRUINESSEN, Martin, 1992, Agha, Sheikh and State, London, Zed Books.

Sitographie :
 Gilles DORRONSORO, Les révoltes au Kurdistan de Turquie (1919-1938), 2011
http://gillesdorronsoro.com/src/workingPaper/LesRevoltesAuKurdistanDeTurquie.pdf
 Ufuk EROL, Kocgiri Hadisesi : The Rebellion or Grassroots Movement of Kurdish-Alevis ?
https://www.academia.edu/31878254/Kocgiri_Hadisesi_The_Rebellion_or_Grassroots_Movement_of_Kurdish-Alevis

Publié le 11/12/2019


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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