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A l’heure où des questions se posent sur un rapprochement turco-russe (1) se basant notamment sur une harmonisation des stratégies énergétiques de ces deux puissances aux portes de l’Europe, le gaz naturel apparaît de plus en plus comme un enjeu majeur de la géopolitique actuelle. Que ce soit en Méditerranée orientale (2) ou dans le golfe Arabo-Persique, à travers le célèbre exemple du Qatar (3), des acteurs jusqu’ici éloignés du coeur des relations internationales se retrouvent à jouer un rôle prépondérant dans la mondialisation, à mesure que la consommation énergétique de la planète augmente de manière exponentielle (4).
Au premier rang des consommateurs mondiaux, on retrouve parmi d’autres l’Union européenne dont les questions d’approvisionnement énergétique représentent aujourd’hui un des principaux problèmes politiques pour l’ensemble de ses Etats membres, dans la mesure où le principal fournisseur traditionnel de l’UE est la Russie avec laquelle les relations ne cessent d’évoluer.
L’UE met ainsi en place depuis 2004, avec sa large vague d’élargissement vers les anciens pays du Bloc de l’est, une stratégie de diversification des sources d’hydrocarbures destinées à sa consommation (5). Prospectant tous azimuts, l’UE semble depuis quelques années avoir trouvé la perle rare dans un pays du Caucase, anciennement membre de l’URSS : l’Azerbaïdjan.
Pays du Caucase situé au bord de la mer Caspienne, l’Azerbaïdjan n’a été un Etat indépendant que peu de fois à travers l’Histoire. Le territoire a été successivement conquis par les Empires seldjoukide, mongol, perse, ottoman et russe, et n’aura été autonome qu’à peine une centaine d’années depuis le début de l’âge d’or islamique (6). Terrain de bataille médiéval entre grandes puissances aux ambitions territoriales antagonistes, l’Azerbaïdjan devient plus qu’une simple conquête supplémentaire pour ses voisins au XIXème siècle lorsque sont découvertes les riches ressources pétrolières de son littoral. Avec la révolution industrielle, Bakou, jusqu’alors simple port de commerce et de transit sur la Caspienne, devient le centre d’une intense activité économique portée par les investisseurs européens (7).
Sujets aux mêmes préoccupations que le reste des populations de l’Empire russe alors en plein déclin, les Azéris voient émerger de cette situation un début de sentiment nationaliste et profitent de la Révolution d’Octobre 1917 pour proclamer l’indépendance de la République Démocratique d’Azerbaïdjan le 28 mai 1918. Porté par l’idéal révolutionnaire des siècles précédents autant que par celui en cours à Moscou et dans le reste de la Russie, le nouvel Etat se veut progressiste à travers l’instauration de la laïcité, du droit de vote des femmes ainsi que d’un système parlementaire. Mais le projet ne durera que 23 mois et en 1920, le pays est occupé par l’Armée Rouge, soutenue par des milices pro-russes actives notamment dans la capitale (8).
Intégrée au sein de la République Socialiste Fédérative Soviétique de Transcaucasie, au-côté de l’Arménie et de la Géorgie voisines, la nouvelle République Socialiste Soviétique d’Azerbaïdjan se distingue de cet ensemble par ses réserves d’hydrocarbures. Celles-ci représentent en effet une source de revenus autant qu’un moteur de la croissance de la jeune URSS, comme le prouve la plateforme d’extraction de pétrole figurant sur les armoiries officialisées par la Constitution azérie de 1937.
Une nouvelle fois placée sous domination étrangère, le pays est divisé en deux entre les populations du nord vivant en URSS et celles du sud habitant en Iran. Séparées géographiquement entre deux voisins encore antagonistes à l’époque, ces deux composantes voient leurs différences s’ancrer progressivement du fait des dominations respectives sous lesquelles elles sont, comme par exemple, dans le domaine du culte. L’idéologie soviétique prône en effet la fin de la religion au profit de l’idéal communiste suprême quand l’administration iranienne reste marquée par une longue tradition chiite en phase avec la majorité de ses administrés, dont la minorité azérie (9). Cependant, malgré ces divergences cultuelles émergentes, un socle commun culturel reste présent, notamment au niveau de la langue, proche du turc, et parlée autant en Russie qu’en Iran. Les nationalistes azéris s’inspirent dès lors de l’idéologie panturquiste, qui prend racine dans les discours officiels du gouvernement de la nouvelle République de Turquie instaurée en 1923. Ils commencent des deux côtés de la frontière à adhérer eux-mêmes à cette idée d’une grande nation qui rassemblerait tous les peuples de langue turque, depuis les steppes mongoles aux rives du Bosphore en passant par la Chine Occidentale, l’Asie Centrale et donc le Caucase. En parallèle, Téhéran sert de base arrière aux idéologues azéris voulant lutter contre la domination soviétique, quand l’URSS soutient dans leurs revendications les militants de la minorité azérie résidant en Iran. Après la Seconde Guerre mondiale, l’essor du nationalisme azéri va évoluer en suivant les événements de la Guerre Froide. Dès décembre 1945, Moscou soutiendra ainsi un parti communiste iranien réclamant la création d’un gouvernement populaire d’Azerbaïdjan sur toute la partie nord-ouest de l’Iran, allié de l’Occident. Et en retour, l’idéologie voulant réunir les populations azéries sous l’égide de la Turquie, membre de l’OTAN dès 1952, va ressurgir malgré la mort du « père des Turcs » (Atatürk) Mustafa Kemal en 1938 à Istanbul (10).
Il faudra néanmoins attendre la fin du siècle et l’enclenchement de la dissolution de l’URSS, pour voir les nationalistes arriver à leurs fins en Azerbaïdjan. Ainsi, dès fin 1989, les Azéris soviétiques s’attaquent aux barrières frontalières les séparant de leurs compatriotes iraniens, comme lors de la chute du Mur de Berlin un peu plus tôt la même année (11). Au début de la décennie suivante, le gouvernement soviétique en Arménie autorise les habitants du Haut-Karabakh - enclavé sur le territoire de la République Socialiste Soviétique d’Azerbaïdjan - à voter aux élections arméniennes. Cette décision intervient après avoir inclus ce territoire dans son propre budget, aux dépens de la province dirigée par Bakou et des recommandations de l’autorité centrale moscovite (12). Prise unilatéralement, elle illustre la faiblesse du Soviet Suprême à l’époque et pousse les nationalistes azéris à descendre dans les rues pour réclamer l’indépendance tout en dénonçant violemment ce qu’ils voient comme une véritable annexion de la part de leur voisin arménien, pourtant toujours membre de l’URSS.
Le 12 janvier 1990, un Front Populaire se forme dans les usines et les bureaux de Bakou pour organiser la défense contre l’Arménie et forcer le départ de l’occupant communiste. Divisées, et attendant des ordres de Moscou qui n’arriveront jamais, les autorités soviétiques laissent de véritables pogroms anti-arméniens se dérouler le lendemain dans toute la province. Deux jours plus tard, l’état d’urgence est finalement déclaré dans toute la République Socialiste Soviétique d’Azerbaïdjan, sauf à Bakou où le Front Populaire a bloqué les casernes en prévision d’une intervention de l’autorité centrale. Les accès à la capitale de ce qui n’est alors encore qu’une province sont totalement bloqués trois jours plus tard. Les représentants communistes locaux ont malgré tout pu quitter la ville pour rejoindre les troupes soviétiques ayant établi une ligne de front aux alentours, sous les ordres du ministre de la Défense de l’URSS en personne. Le lendemain, Mikaïl Gorbatchev, alors Secrétaire Général de l’URSS, étend l’état d’urgence à l’ensemble de la province et autorise l’usage de la force pour libérer Bakou (13). Plusieurs centaines de militants du Front Populaire seront abattus lors de ce mois qui sera nommé Janvier Noir dans les livres d’histoire.
En novembre 1990, la République Socialiste Soviétique devient simplement la République d’Azerbaïdjan, avant de déclarer son indépendance le 30 août 1991. L’une des premières décisions du nouvel Etat sera de poursuivre le conflit avec les populations séparatistes du Haut-Karabakh soutenues par l’Arménie, désormais elle aussi indépendante. Instable politiquement et perdant du terrain sur ses propres terres lors des batailles avec son voisin, le pays nouvellement indépendant doit attendre quasiment une année pour se doter d’un Président en la personne de Abulfaz Elchibey, militant anti-communiste d’avant l’indépendance issu du Front Populaire. Le chef d’Etat n’empêche pourtant pas les troupes arméniennes d’envahir toute la partie de l’ouest de son pays qui relie l’Arménie au Haut-Karabagh en 1993. Un coup d’Etat est alors organisé par un ancien général soviétique devenant Premier ministre au côté du Président du Parlement azéri appelé à le remplacer à la présidence : Heydar Aliyev. Cet ancien dirigeant de la province communiste azérie, lui-même issu des services secrets soviétiques, s’illustre alors rapidement en mettant en place un culte de la personnalité. Cela lui permet de légitimer un régime autoritaire qui s’appuie sur une résolution internationale condamnant l’intervention arménienne, en échange de l’ouverture du pays aux capitaux étrangers (14).
Officiellement élu président de l’Azerbaïdjan en 1993 et fort du soutien reçu par la communauté internationale, malgré la persistance du conflit avec l’Arménie jusqu’à aujourd’hui, Heydar Aliyev s’attèle à faire de son pays un acteur important du commerce mondial, et ce surtout grâce à une exploitation qui se veut optimale des ressources sous-marines d’hydrocarbures en mer Caspienne. Étouffant toute tentative d’opposition politique, il efface les traces d’héritage soviétique dans le domaine économique en ouvrant directement son pays au système capitaliste (15). Ainsi, en 1994, l’ancien dirigeant communiste entérine son rapprochement avec l’ancien Bloc de l’ouest à travers la ratification du « contrat du siècle » avec la société British Petroleum (BP).
Cet accord est décrit comme tel car il accorde à partir de 1997, et pour vingt ans, l’exploitation du principal champ d’hydrocarbures azéri en mer Caspienne au consortium AOIC dirigé par cette compagnie pétrolière. Accumulant trois-quarts des ressources pétrolières et presque la moitié des ressources gazières de Bakou, qui représente la vingtième réserve de pétrole et la vingt-cinquième réserve gazière au niveau mondial (16), ce gisement Azeri-Chirag-Guneshli constitue le socle sur lequel l’Azerbaïdjan va pouvoir construire sa puissance.
Si le consortium est dirigé par une entreprise britannique, une société azérie en fait également partie : la State Oil Company of Azerbaijan Republic (SOCAR). Créée en 1992 par l’Etat nouvellement indépendant sur les décombres des deux anciennes entreprises publiques soviétiques chargées de l’exploitation du pétrole et du gaz en mer Caspienne, la SOCAR a pour mission de superviser le consortium sur toutes les activités relatives à la production d’hydrocarbures, au fonctionnement des raffineries et à la gestion des pipelines sur l’ensemble du territoire national. Employant environ 60 000 salariés et réalisant près de 10 % du PNB azéri, la compagnie publique devient rapidement l’une des entreprises les plus rentables d’Asie ainsi que l’un des leaders mondiaux du seul secteur des hydrocarbures (17). Ce développement exponentiel s’explique par cette stratégie d’accords de partage des ressources mise en place par le gouvernement Aliyev. Signés avec diverses compagnies étrangères au premier rang desquelles BP, ces accords permettent à l’Azerbaïdjan de profiter du savoir-faire technologique et des réseaux de distribution des leaders mondiaux dans le domaine. Le tout en s’assurant un revenu régulier, augmenté par l’exploitation étatique d’environ un cinquième des réserves estimées en mer Caspienne. Vingt ans plus tard, les actifs de la compagnie nationale s’élèvent à 26 milliards de dollars, dont plus de 4 milliards d’investissements à l’étranger.
Le « contrat du siècle » a ainsi récemment été renouvelé jusqu’en 2050, alors que le gaz naturel commence petit à petit à remplacer le pétrole à la première place des échanges mondiaux d’hydrocarbures (18).
Lire la partie 2
Notes :
(1) CARCELES, Rémi. "Historique des relations turco-russes", Les Clés du Moyen-Orient, 2 août 2019.
(2) CARCELES, Rémi. "Rapprochements et marginalisations en Méditerranée Orientale", Les Clés du Moyen-Orient, 19 juillet 2019.
(3) LE BILLON, Véronique. "Une puissance qui s’est construite sur la gaz", Les Echos, 6 juin 2017.
(4) WAKIM, Nabil. "Pourquoi la planète consomme de plus en plus de gaz", Le Monde, 26 mars 2019.
(5) BIAVA, Alessia. "L’action de l’union européenne face au défi de la sécurisation de son approvisionnement énergétique", Politique européenne, vol. 22, N°2, 2007, pp. 105-123.
(6) CONSTANT, Antoine. L’Azerbaïdjan, Paris, Karthala, 2002, 390 p.
(7) ALTSTADT, Audrey. The Azerbaijani Turks : power and identity under russian rule, Stanford University, 1992.
(8) KAZEMZADEH, Firuz. The struggle for Transcaucasia 1917-1921, New York Philosophical Library, 1951, 356 p.
(9) SHAFFER, Bresnda. Borders and Brethren : Iran and the challenge of Azerbaijani identity, Stanford, MIT Press, 2002, 300 p.
(10) BÖLÜKBAŞI, Süha. Azerbaijan : a political history, Londres, I.B Tauris, 2011, 292 p.
(11) KELLER, Bill. "Force as a last resort : armed power salvages Moscow’s facing authority", The New York Times, 28 janvier 1990.
(12) CROISSANT, Michael. The Armenia-Azerbaijan conflict causes and implications, Westport, Praeger Publishing, 1998.
(13) GORBATCHEV, Mikhaïl. On my country and the world, New York, Columbia University Press, 2000, pp. 96-97.
(14) GROSJEAN, Annabel & MOURADOVA, Ayten. Azerbaïdjan, Paris, Mondéos, 2010, 120 p.
(15) "Heydar Aliyev, maestro of the Caucasus", The Economist, 31 août 2000.
(16) "Le secteur des hydrocarbures en Azerbaïdjan : une lente transition du pétrole vers le gaz", Direction Générale du Trésor, 12 avril 2019.
(17) CORNELL, Svante E. Azerbaijan since independence, New York, M.E Sharpe, 2011.
(18) BAGIROVA, Nailia & BOUSSO, Ron. "BP-led group extends Azeri oil contract of the century", Reuters, 14 septembre 2017.
Rémi Carcélès
Rémi Carcélès est doctorant en science politique à l’Université d’Aix-Marseille au sein du Centre méditerranéen de sociologie, de science politique et d’histoire (MESOPOLHIS) et fellow de l’Institut Convergences Migrations (ICM). Travaillant sur l’insertion des mobilisations politiques transnationales en contexte migratoire, il est également chargé d’enseignement à l’Institut d’études politiques (IEP) d’Aix-en-Provence en introduction à la science politique, relations internationales et analyse des comportements politiques. Dans cette optique, il s’intéresse tout particulièrement au suivi des mobilisations politiques en France au même titre qu’à l’analyse des évolutions géopolitiques contemporaines, notamment liées à la Turquie et ses ressortissants.
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