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Abdul Rahman Ghassemlou : du héraut de l’autonomisme kurde iranien au héros transnational de la cause kurde (1/2). De l’intellectuel à l’homme d’action

Par Emile Bouvier
Publié le 04/02/2021 • modifié le 04/02/2021 • Durée de lecture : 10 minutes

In front of Old bazar of Urmia, Iran on 9 June 2017, a city which situated in north west of Iran is related to safavid era. This bazar is heart of everyday life and commerce, Around of bazar are historical buildings such as the city’s historic Mosque.

Elahe Khosravi / NurPhoto / NurPhoto via AFP

De fait, ce Kurde iranien, qui connaîtra l’ampleur des espoirs et déceptions portés par l’éphémère République de Mahabad, deviendra au cours de sa vie l’un des leaders kurdes iraniens incontournables ; l’énergique opposition qu’il conduira à l’encontre du régime des mollahs amènera ces derniers à organiser son assassinat, à Vienne, en prétextant des pourparlers de paix. Ce meurtre l’affranchira des frontières et fera de lui un martyr de la cause kurde, tant en Iran que dans les autres pays accueillant des populations kurdes.

Le présent article ambitionne de dresser une biographie de cette figure historique du combat pour l’autonomie et la reconnaissance des droits du peuple kurde, en présentant tout d’abord le contexte géopolitique de l’époque et la carrière politico-militaire de Ghassemlou (première partie), avant d’exposer sa vision politique pour l’Iran et le Kurdistan dont l’incompatibilité avec celle du régime des mollahs conduira à son assassinat par les services de sécurité iraniens en 1989 (deuxième partie).

A. Jeunesse et éducation

Abdul Rahman Ghassemlou est né le 22 décembre 1930 à Ourmia, dans l’actuelle province iranienne de l’Azerbaïdjan occidental. Son père, Mohammad Vesugh Ghassemlou, s’avérait être un kurde nationaliste très influent dans les régions kurdes iraniennes, chef de la tribu Sekâr ; sa mère, troisième épouse de Mohammad Vesugh, était quant à elle une chrétienne assyrienne convertie à l’islam [2]. Le jeune Ghassemlou passera les premières années de sa vie à Ourmia, années durant lesquelles ses parents mettront un point d’honneur à l’instruire et l’éduquer autant qu’ils le pourront. De fait, il parlera déjà plusieurs langues à l’adolescence, dont le kurde sorani, le persan, le turc azéri, l’arabe et l’assyrien. Il apprendra plus tard le français - qu’il parlera parfaitement selon les différents témoins de l’époque [3] - le russe, le tchèque et l’anglais.

Les années 1940 consacrent son intérêt pour la politique, à l’occasion de l’invasion de l’Iran par les Alliés le 25 août 1941, provoquant par la même occasion une redynamisation des mouvements nationalistes kurdes en raison de l’occupation des deux provinces azéries iraniennes par les forces soviétiques, où se trouvent les plus fortes concentrations de populations kurdes en Iran. De fait, les années 1940 se montreront politiquement riches pour les nationalistes kurdes iraniens et, plus largement, pour les Kurdes au Moyen-Orient.

En effet, à la sortie de la guerre, le 16 août 1945, le Parti démocratique du Kurdistan-Iran (PDK-I) est fondé par Qazi Mohammed et attire à lui de nombreux jeunes dans ses rangs. Six mois plus tard, le 22 janvier 1946, l’éphémère république de Mahabad est officiellement proclamée avec, à sa tête, Qazi Mohammed. Toutefois, florissante à ses débuts, la jeune république se trouvera rapidement dans une situation pour le moins précaire face au pouvoir central iranien, les troupes soviétiques alors présentes dans le nord-ouest de l’Iran ayant battu en retraite durant l’automne 1946, laissant les Kurdes sans soutien militaire et économique. De surcroît, les accrochages frontaliers avec l’Azerbaïdjan voisin et les dissensions internes croissantes affaiblissent davantage encore la république. En décembre, à la suite d’une violente offensive, l’armée iranienne regagne le contrôle de la région, condamnant la république de Mahabad à l’effondrement.

Alors que la répression contre les Kurdes s’intensifie dans les semaines suivant la chute du premier véritable Etat kurde indépendant, Ghassemlou est envoyé à Téhéran par son père afin d’y parfaire son instruction puis, face au sentiment anti-kurde ayant alors saisi la population iranienne, il décide de l’envoyer France à l’automne 1947.

Ghassemlou y vivra - et participera - alors à sa première grande manifestation : après une tentative d’assassinat contre Mohammad Reza Pahlavi en 1949 à l’Université de Téhéran, les étudiants iraniens à Paris organisent une manifestation contre le Shah. Ghassemlou y prononce un discours à l’occasion ; l’ambassade iranienne le place alors sous surveillance et interdit à son père de continuer à financer ses études en France. Ghassemlou, grâce à ses contacts dans le syndicat des étudiants internationaux - alors contrôlé par les communistes -, reçoit une bourse pour étudier en Tchécoslovaquie [4].

Il intègre ainsi, fin 1949, l’Ecole de science politique et économique de Prague. La Guerre Froide s’intensifiait et le régime stalinien s’employait alors concomitamment à accroître son contrôle sur le pays. Ghassemlou s’investit ainsi de plus en plus dans des mouvements majoritairement communistes ; il est par exemple élu président de l’association étudiante de son Université et participe à plusieurs festivals de jeunes au sein du Congrès international des étudiants à Prague en 1950 et l’année suivante à Berlin. Il y rencontrera notamment une étudiante tchécoslovaque elle aussi très engagée, Helene Krulich, avec qui il se mariera en 1952 et aura deux enfants, Mina (1953) et Hiva (1955).

B. Premiers pas au Parti démocratique du Kurdistan d’Iran

Ghassemlou retourne en Iran en 1952 après avoir obtenu son diplôme de l’Ecole de science politique et économique de Prague. Il s’investit alors clandestinement dans des mouvements kurdes nationalistes et notamment dans le Parti démocratique du Kurdistan qui, depuis la chute de la République de Mahabad, n’était devenu qu’un simple satellite du parti communiste iranien Tudeh, soutenu par l’Union soviétique.

Fort de son parcours universitaire et militant, Ghassemlou parvient à s’imposer rapidement comme l’un des cadres en vue du PDK-I [5] ; il s’oppose alors au Tudeh et s’emploie à revitaliser le parti. Pour lui, les communistes du parti Tudeh ne veulent ni soutenir ni défendre les aspirations nationalistes du parti kurde en Iran. De fait, après l’effondrement de la République de Mahabad, le PDK-I s’est trouvé en telle perte de vitesse qu’une inféodalisation au Tudeh s’est imposée comme seul moyen de survie. Le Tudeh a alors exploité les ressources militantes du parti kurde à son profit sans chercher, de quelque manière que ce soit, à promouvoir le combat kurde. Ainsi, en 1955, sous l’impulsion de Ghassemlou, le PDK-I coupe les ponts avec le parti Tudeh et Abdul Rahman marque là son premier pas vers un éloignement idéologique du communisme.

Ghassemlou reste en Iran jusqu’en 1959 avant de séjourner quelques mois en Irak et de revenir à Prague en 1960 afin d’y terminer son doctorat en science politique et économique, qu’il obtiendra en 1961. En parallèle de son doctorat, il enseigne également la théorie de la croissance économique et la planification de long terme à l’Ecole d’économie de l’Université de Prague. Il publie son premier ouvrage, « Le Kurdistan et les Kurdes » (en slovaque), dépeignant le monde kurde sous un angle marxiste-léniniste. Le livre a, depuis, été traduit en quatre autres langues [6].

L’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie en 1968, accompagnée de son lot de purges, d’exactions et d’exécutions, met fin pour de bon au militantisme communiste de Ghassemlou et l’oriente davantage vers la social-démocratie. Il quitte la Tchécoslovaquie en 1970 afin de se rendre en Irak où le Ministère de l’économie lui a proposé un poste de conseiller économique, poste qu’il occupe jusqu’en 1973, où il est élu secrétaire général du PDK-I ; une position qu’il occupera jusqu’à son assassinat en 1989. Sous son leadership, le parti iranien s’oriente résolument vers la modernité et Ghassemlou rédige un nouveau programme politique où il y établit le cœur de son concept politique : « Démocratie pour l’Iran, autonomie pour le Kurdistan » [7].

Ghassemlou est élu secrétaire général du parti kurde iranien au moment où, en Irak, le « problème kurde » connaît également une intensification toute particulière, en raison notamment des différentes insurrections menées par les Kurdes et notamment le clan Barzani. C’est une situation que Ghassemlou suit de près et à laquelle il prendra part : après les négociations sur l’autonomie kurde à l’issue de laquelle les Kurdes irakiens et Saddam Hussein signent un premier accord le 11 mars 1970, les discussions se poursuivent pour quatre nouvelles années et sont grevées par l’absence d’accord sur les régions pétrolifères de Kirkouk ; dans ce cadre, la présence de Ghassemlou est requise par les autorités irakiennes et il participe ainsi aux réunions entre la délégation kurde, conduite par Idris Barzani, frère de Massoud Barzani, et les représentants de l’Etat irakien [8].

Ghassemlou est encore en Irak en 1978 alors que la révolution se déclenche en Iran. Il se rend alors en France afin de rendre visite à l’ayatollah Komeyni à Neauphle-le-Château, mais ce dernier ne le reçoit pas. Malgré ce revers, Ghassemlou soutient néanmoins l’ayatollah car il pense que ce dernier, symbole de l’opposition au régime iranien, est le meilleur espoir d’un renversement prochain du régime. En parallèle, en Iran, Ghassemlou commence subrepticement mais résolument à rajeunir le PDK-I et à le restructurer grâce à de nouveaux cadres et lieutenants ; un grand nombre des responsables historiques du mouvement se trouvaient en effet en prison, en exil, ou avaient été exécutés. Il pose les fondations idéologiques et pratiques du parti, crée de nouveaux comités, promeut de nouveaux cadres, et incorpore de jeunes activistes dans les instances exécutives du parti.

En mars 1979, le PDK-I annonce officiellement la reprise de ses activités politiques, mettant fin à trente ans d’activités clandestines. A la fin du mois, Ghassemlou tient son premier meeting politique à Mahabad. A cette occasion, Ghassemlou y déclare que son « parti est prêt à coopérer avec le nouveau régime si les droits des Kurdes sont garantis ». Il annonce en outre l’agenda politique du PDKI et demande au gouvernement iranien d’accepter les demandes autonomistes kurdes ; son discours connaît un écho notable au sein du monde kurde et Ghassemlou émerge ainsi comme un leader politique des Kurdes, qu’ils soient membres du PDK-I ou non.

C. Confrontation avec le régime iranien

Profitant des bouleversements de l’année 1979 en Iran, Ghassemlou met sur pied cette année-là une véritable force armée de résistance composée de « Peshmergas » [9], tout en s’employant dans le même temps à trouver un accord pacifique avec le gouvernement central. Malgré ses nombreux entretiens avec les autorités à Téhéran et ses deux rencontres avec l’ayatollah Koymeini, ses demandes restent vaines et il en vient à considérer que le gouvernement iranien cherche à gagner du temps dans les négociations. Il maintient pourtant publiquement que les Kurdes soutiendront le gouvernement iranien aussi longtemps que ce dernier promouvra clairement la démocratie pour l’Iran et l’autonomie pour le Kurdistan. A l’occasion de sa première rencontre avec l’ayatollah Koymeni, Ghassemlou aurait, selon ses proches, estimé que le leader religieux n’avait aucune intention de satisfaire aux demandes des Kurdes.

Un événement viendra très rapidement abonder dans le sens de Ghassemlou : les élections pour l’Assemblée des Experts (Majles-e Khobregān) est tenue le 3 août 1979 dans le but d’établir la nouvelle constitution de la République islamique. Les Kurdes participent à cette élection et élisent, sans surprise, Ghassemlou, avec plus de 80% des voix, comme représentant de la ville d’Urmia [10]. Sur les 88 membres de l’Assemblée, Ghassemlou figurait parmi les deux seuls hommes politiques n’appartenant à aucun courant islamique [11]. De fait, il est apparu impératif pour Ghassemlou de participer aux sessions parlementaires afin de s’opposer au monopole clérical du pouvoir qui était synonyme, selon lui, d’une réduction des libertés des Iraniens.

Toutefois, quelques jours avant la session inaugurale de l’Assemblée des Experts, les Peshmergas infligeront une défaite cuisante à un détachement de l’armée iranienne venu mater les Kurdes iraniens dans les montagnes. Face à cet affront, l’ayatollah Komeyni menace de punir « d’une façon authentiquement révolutionnaire les forces incompétentes et corrompues de ce gouvernement » si elles ne parviennent pas à venir à bout des combattants kurdes [12]. Ghassemlou ne participera finalement pas à la session d’ouverture de l’Assemblée des Experts, durant laquelle Komeyni condamnera publiquement le leader kurde et bannira le PDK-I, disant de lui qu’il est le « parti de Satan et d’agents de l’étranger ».

A la fin de l’été 1979, les Peshmergas contrôlent en très grande partie le Kurdistan iranien (provinces du Kurdistan et d’Azerbaïdjan occidental essentiellement). Le but de Ghassemlou est d’atteindre une certaine forme de statu quo politico-militaire vis-à-vis des autorités iraniennes afin de permettre à celles-ci de trouver un nouvel équilibre post-révolution islamique et de pouvoir ainsi envisager, sur des bases sereines et pacifiées, des négociations. Il pensait qu’il s’agissait là d’un moment favorable pour un dialogue visant à atteindre une résolution pacifique de la question kurde. Il est en effet convaincu qu’il est possible de négocier l’autonomie du Kurdistan iranien, car les Kurdes ont déjà créé une zone autonome de facto.

Plusieurs délégations du PDK-I rencontrent les autorités iraniennes dans ce but et essayent d’éviter un conflit armé, mais le régime lance une large offensive et, à la fin du mois d’août 1979, la quasi-totalité des villes contrôlées par la résistance kurde est reprise par les forces gouvernementales ; Ghassemlou conduit la résistance dans des conditions très dures, depuis les montagnes. Après ce qui est désormais connu comme la « guerre des trois mois », Ghassemlou retourne à Mahabad le 20 octobre 1979 et déclare que la révolte devrait continuer sous la forme d’une campagne de guérilla.

En décembre, les Gardiens de la révolution islamique renforcent substantiellement leur présence militaire dans les montagnes et progressent dans le Kurdistan iranien [13], tandis que les Peshmergas du PDKI - le nom officiel du parti devient officiellement « PDKI » et non plus « PDK-I » [14] au début des années 1980 - se retirent toujours plus dans les montagnes. Entre 1981 et 1982, les Kurdes contrôlent une portion majeure du Kurdistan iranien, à l’exception notable des centres urbains. Ghassemlou parvient à établir une structure administrative au sein de la région afin d’en gouverner les territoires. Finalement, face aux assauts répétés et de plus en plus victorieux des forces iraniennes, le PDKI s’établit en 1984 de l’autre côté de la frontière, dans les montagnes du Kurdistan irakien, où il est aujourd’hui toujours implanté (à Koysandjak plus précisément, à proximité d’Erbil, capitale de la Région autonome du Kurdistan irakien).

Lire également :
 La République de Mahabad (1946-1947), une expérience fondatrice de l’identité kurde (1/2)
 La République de Mahabad (1946-1947), une expérience fondatrice de l’identité kurde (2/2)

Publié le 04/02/2021


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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