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Émirats arabes unis : quelles voies de diversification économique s’offrent au pays rentier ? (1/2)

Par Justine Clément
Publié le 22/09/2021 • modifié le 23/09/2021 • Durée de lecture : 12 minutes

This picture taken on July 8, 2020 shows an aerial view of the Ain Dubai, the world’s tallest Ferris wheel, in the Gulf emirate of Dubai.

KARIM SAHIB / AFP

Les Émirats arabes unis sont la deuxième économie du Golfe, derrière l’Arabie saoudite. Le pays est le quatrième producteur de pétrole de l’OPEP, et se place au 5ème et 6ème rang en termes de réserves mondiales de gaz et de pétrole. Si sa diversification économique est déjà bien avancée, les hydrocarbures représentent toujours près de 30% du PIB, en 2015 [2]. Au sein de la Fédération, les réserves de pétrole sont inégalement réparties, influençant les revenus de chaque émirat – Abu Dhabi occupant la première place, avec près de 75% des réserves de pétrole et 90% des réserves de gaz. La diversification économique du pays – bien qu’elle concerne l’entièreté du territoire – ne peut donc être envisagée de la même manière par les différents gouvernements fédéraux.

A. La découverte du pétrole : une voie vers l’indépendance et la modernisation du pays

Le pouvoir des compagnies pétrolières privées internationales

À partir de 1820, les Britanniques impulsent une série d’accords et de traités avec neuf cheikhs des émirats du golfe Persique (Abu Dhabi, Ajman, Dubaï, Sharjah, Umm al-Quwain, Ras al-Khaimah, Dibba, Hamriyah, Fujaïrah et Kalba), suite à leur victoire en 1819 contre les Qawasim – alors tribu régnante. Soucieux de sécuriser la route des Indes, notamment face à l’accélération de la politique de colonisation française, le gouvernement britannique impose en 1892 un protectorat sur ces territoires. Plus connus sous le nom d’« États de la Trêve », ils bénéficient d’une protection britannique (notamment contre la piraterie) en échange d’un engagement diplomatique exclusif des territoires envers le gouvernement britannique.

L’économie pré-pétrolière des Émirats arabes unis s’appuie principalement sur le commerce de perles et la pêche, notamment avec l’Inde, qui dès 1904 ouvre ses routes commerciales aux émirats du Golfe. Cependant, en 1930, l’arrivée du Japon sur le marché des perles – disposant de prix plus attractifs – oblige les gouverneurs des émirats à repenser leur stratégie économique. Abu Dhabi accorde donc en 1939 sa première concession au groupe Petroleum Developments Trucial Coast, qui soupçonne déjà la présence d’hydrocarbures dans le protectorat. Composé de la British Petroleum Company (Grande-Bretagne), de la Royal Dutch Shell (Pays-Bas), de la Compagnie française des pétroles (France) et de la Standard Oil Company (États-Unis), ce cartel se partage via les accords dits de la « Ligne Rouge » (1928), les nouveaux gisements découverts dans la région. C’est en 1958 que l’économie des émirats du Golfe se voit bouleversée lors de la découverte des premiers puits de pétrole à Abu Dhabi (champ de pétrole d’Umm Shaif), puis en 1960 dans le désert de Murban. La production est rapidement amorcée – dès 1962 en offshore (en mer) et dès 1963 en onshore (sur terre) – par la British Petroleum Company, associée à la Compagnie française des pétroles, qui opèrent selon le principe du « puits à la pompe ». En couvrant l’exploration des gisements jusqu’à l’export des produits raffinés, les entreprises s’engagent à verser aux émirats des « royalties », un pourcentage des revenus issus de la production pétrolière, qui jusqu’en 1964, est autour de 12,5% du prix de référence fiscal du baril [3] (prix fictif).

Si ce profit est inégal et largement avantageux pour les deux compagnies internationales, il ouvre pourtant une manne financière non-négligeable pour les émirats du Golfe, qui décident rapidement d’investir dans leurs territoires et de développer leurs infrastructures. En 1966, le cheikh Shakhbut, émir d’Abu Dhabi, est renversé par la famille royale, qui juge sa politique de développement du territoire trop prudente. Il est remplacé par son frère, Zayed Bin Sultan Al Nayhan, qui met un point d’honneur à accélérer la production de pétrole. En 1967, les revenus liés aux hydrocarbures atteignent 29,9 millions de pounds, contre 7,4 millions en 1965 [4]. Ce renouveau de l’économie permet au nouveau cheikh d’investir dans les infrastructures, tout en s’assurant une certaine légitimité politique. L’émirat d’Abu Dhabi organise sa modernisation économique autour d’un plan quinquennal (1968-1972) de développement (al-tanmiyya), porté sur la construction de routes, d’infrastructures industrielles (centrales électriques et usines de dessalement) et sur l’urbanisation du territoire [5]. Dès 1968, les besoins de la population locale sont recensés par les services gouvernementaux, et le réaménagement de la Corniche d’Abu Dhabi débute. La même année, le Cheikh initie la construction de « maisons nationales » pour la population bédouine, organisées sous forme de petits villages, qui caractériseront le schéma urbain d’Abu Dhabi. Il lègue aussi aux bédouins – dont les maisons barasti (composées de terre cuite et de palmiers) ont été détruites pour la modernisation de la ville – des propriétés d’habitation, de commerce ou d’industrie [6]. Zayed Bin Sultan Al Nahyan modernise aussi le port de Mina Zayed en 1968, en développant ses installations. De par cette stratégie politique et ces projets de développement, le Cheikh d’Abu Dhabi, futur premier Président de la Fédération, s’assure la confiance de sa population, ainsi que celle des émirats voisins.

L’indépendance et la nationalisation progressive de l’exploitation pétrolière

L’indépendance du Botswana et du Lesotho en 1966 et de Maurice et du Swaziland en 1968 – toutes anciennes colonies britanniques – permet aux « États de la Trêve » d’envisager une émancipation politique vis-à-vis de la puissance britannique. En 1967, la défaite de l’Égypte, de la Jordanie et de la Syrie face à Israël lors de la Guerre des Six Jours alimente un élan panarabe, et conteste de plus en plus le poids des puissances étrangères (britannique, américaine, française et hollandaise) dans la région. Cette solidarité des pays arabes et pays producteurs peut notamment s’illustrer à travers la création de l’Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole (OPEP) en 1960, et par celle de l’Organisation des Pays Arabes Exportateurs de Pétrole (OPAEP) en 1968, respectivement rejointes par Abu Dhabi en 1967 et 1970. Si elles ne modifient pas immédiatement le pouvoir des compagnies pétrolières internationales, elles permettent aux pays producteurs de s’accorder sur une stratégie future de nationalisation des ressources et de la production, afin de contrer l’hégémonie des « majors ». Sous le slogan « le pétrole arabe aux Arabes » [7], la nationalisation des entreprises pétrolières et gazières est impulsée par l’Algérie, qui dès 1971, acquiert 51% du secteur pétrolier national, et 100% du secteur gazier [8]. Cette émancipation est favorisée par un contexte intellectuel en pleine effervescence, avec l’organisation de congrès et la formation de groupes d’experts, spécialisés sur la question de la propriété des ressources. La réussite de la nationalisation du pétrole dans d’autres pays, comme au Mexique dès 1938 ou au Pérou en 1968 est aussi un modèle pour les pays arabes. Finalement, la réduction du budget de la défense britannique, qui passe de 6,2 milliards de dollars en 1967 à 5,5 milliards de dollars en 1968 [9] pousse le gouvernement travailliste à retirer ses troupes des « États de la Trêve ». Envisageant d’abord une Fédération avec le Qatar et le Bahreïn, les Émirats arabes unis s’unissent et proclament finalement leur indépendance le 1er décembre 1971 autour de six émirats (Abu Dhabi, Ajman, Dubaï, Fujaïrah, Sharjah et Umm al-Quwain). Ils seront rejoints par un septième émirat, Ras al-Khaimah, le 11 février 1972.

Nouvel État, les Émirats arabes unis se lancent à leur tour dans la nationalisation de leurs ressources, en adoptant cependant une autre stratégie. Si l’Algérie et la Libye s’emparent directement de la plupart des entreprises nationales, les pays du Golfe choisissent la voie plus modérée de la participation. Le gouvernement d’Abu Dhabi s’immisce progressivement dans les activités pétrolières et gazières de son pays, en négociant l’acquisition de parts. En 1971, Cheikh Zayed crée la Abu Dhabi National Oil Company (ADNOC), première compagnie nationale et future leader du pétrole émirien. En 1973, elle obtient 25% des actifs de l’Abu Dhabi Petroleum Company (onshore) et de l’Abu Dhabi Marine Operating Company (offshore), alors sous tutelle de la British Petroleum Company. Un an après, en 1974, ADNOC possède 60% des actifs de ces deux compagnies [10]. Ce système permet ainsi au pays de développer un secteur économique fructifiant, favorisé par l’existence d’infrastructures d’exportations développées plus tôt par les Britanniques – sans rompre les relations diplomatiques avec les anciennes puissances coloniales de la région.

B. La première vague de diversification économique du pays : le développement du secteur industriel

L’imprévisibilité de la rente pétrolière et la nécessité d’autres sources de revenus

Le Cheikh Zayed se rend très vite compte de l’ambiguïté de la rente pétrolière, à la fois moteur de développement socio-économique et source de précarité. Cette vision est aussi partagée par son voisin saoudien, qui perçoit les hydrocarbures à la fois comme une « bénédiction » (ni’ma) et une « punition » (niqma) [11]. Les crises géopolitiques régionales illustrent en premier lieu cette ambivalence. En 1973, le jour du jeûne de Yom Kippour (jour saint du judaïsme), l’Égypte et la Syrie lancent une offensive surprise dans le Sinaï et sur le plateau du Golan, territoires occupés par Israël depuis la guerre des Six Jours (1967). La défaite des pays arabes face à Israël – soutenu par les États-Unis – provoque la colère des pays producteurs, qui via l’OPAEP, s’accordent sur diverses sanctions contre les pays consommateurs soutenant Israël (États-Unis et Pays-Bas). Le prix du baril est quadruplé, passant de 2,59 dollars à 11,65 dollars [12], la production diminue de 5% par mois et un embargo est instauré contre la puissance américaine. Réelle arme géopolitique panarabe, « le pétrole arabe ne vaut pas plus que le sang arabe » pour Cheikh Zayed [13]. Ce premier choc pétrolier révèle le nouveau poids des pays arabes producteurs de pétrole, et fait enregistrer aux États-Unis une perte de 2.3 millions d’emplois, entre 1973 et 1975 – un record pour l’ère post-1945. Il marque aussi la fin du système de Bretton Woods, système monétaire international mis en place en 1944 pour reconstruire l’économie suite à la Seconde Guerre mondiale.

L’année 1979 marque aussi un tournant dans l’ère pétrolière. En 1978, en Iran, une grève dans la raffinerie d’Abadan – l’une des plus grande du monde – est organisée pour protester contre la politique du Shah. En seulement une journée, la perte est estimée à 60 millions de dollars, alors que l’Iran est le second producteur de pétrole du monde [14]. Face à l’importance du mouvement social, le gouvernement iranien décide de limiter la production aux besoins nationaux, soit à 1,5 million de barils par jour, contre 5 millions auparavant [15]. La quantité de pétrole sur le marché mondial s’effondre, provoquant la rareté de la ressource, et l’augmentation immédiate du prix du baril. Le nouveau gouvernement de l’Ayatollah Khomeiny, instauré par la Révolution islamique de 1979, ne permet pas au pays de retrouver son niveau de production pré-1978. En guerre contre l’Occident et particulièrement contre les États-Unis, l’Iran refuse le retour d’une politique d’exportations massives. Entre 1978 et 1979, le prix du baril est triplé, passant de 13 à 35 dollars, jusqu’à atteindre 40 dollars en 1980 [16]. À cette reconfiguration du marché pétrolier s’ajoute la déstabilisation des relations des pays membres de l’OPEP, affaiblies par la guerre Iran-Irak (1980-1988) pour le contrôle de leur frontière commune. La demande diminue donc face à l’augmentation des prix, mais aussi parce que certains pays consommateurs entament une réduction de leur dépendance à l’or noir (la France lance par exemple en 1974 son premier programme électronucléaire). Les pays de l’OPAEP tentent donc de contrer l’offre excédentaire en réduisant leur production, comme l’Arabie saoudite, qui passe de 1980 à 1985 d’une production de 10 millions de barils à 3 millions par jour [17]. Cette baisse drastique conduit finalement à un contre-choc pétrolier, avec l’effondrement du prix du baril entre 1985 et 1986, qui passe de 25 dollars à 10 dollars [18].

Pourtant, les Émirats arabes unis parviennent à limiter les pertes économiques de ce second choc pétrolier. Entre 1980 et 1981, la production de pétrole brut n’est réduite que de 11,7%, passant d’1,5 million à 1,7 million de barils par jour [19]. Cela peut notamment s’expliquer par la faible démographie du pays, qui compte 1,02 million d’habitants en 1980 [20], contre 9,7 millions en Arabie saoudite. Mais les conséquences des crises pétrolières sont surtout évitées grâce à la stratégie de diversification économique des Émirats arabes unis, lancée au même moment par Cheikh Zayed.

Le développement du secteur secondaire, clé de la diversification économique d’Abu Dhabi

Dès l’indépendance du pays, la politique de Cheikh Zayed défie le piège de la rente pétrolière. Les revenus engendrés par les hydrocarbures permettent finalement au gouvernement de rattraper des décennies de croissance économique, dans une période relativement courte [21]. Le pays, peu peuplé, fait rapidement appel à une main d’œuvre étrangère abondante et économique, principalement issue du sous-continent indien (Inde, Pakistan et Bangladesh). Cette dernière est organisée sous le système de la Kafala, « tutelle » qui permet aux entrepreneurs locaux d’engager des travailleurs étrangers via un sponsorship pour une durée déterminée et selon leurs besoins. Ainsi, les non-émiratis forment après le premier « boum pétrolier » de 1975 déjà 63,9% de la population et près de 72,1% en 1980 [22].

Cette première phase de diversification économique se concentre sur le secteur industriel. Pour accélérer la production de pétrole, une première filière en amont (upstream) [23] – comprenant l’exploration des puits de pétrole et l’amélioration du forage – est investie par ADNOC. Mais c’est surtout le développement de la production en aval (downstream) [24] – donc de la raffinerie, de la transformation, de la distribution et de la commercialisation des produits – qui permet aux Émirats arabes unis d’ouvrir leur économie à de nouveaux domaines. En ce sens, ADNOC créé en 1978 la ADNOC Gas Processing, chargée du traitement, de la commercialisation et de la distribution de gaz liquéfié. Deux ans plus tard, l’entreprise pétrolière nationale, en partenariat avec TOTAL inaugure la Ruwais Fertilizer Industry (FERTIL), spécialisée dans la production d’engrais. De son côté, Dubaï développe l’industrie de l’aluminium, avec la création en 1979 de DUBAL (Dubaï Aluminium). L’aluminium devient une source de revenus conséquente, puisqu’en 2013, 46% de la production totale d’aluminium du Moyen-Orient s’effectue aux Émirats arabes unis, faisant du pays une réelle « centrale de production de métaux » [25]. Ras al-Khaimah voit ouvrir de nombreuses entreprises de ciment dans la zone industrielle de Khor Kwair, avec l’implantation d’Union Cement en 1972 et de Gulf Cement Company en 1977. Ces deux entreprises, qui deviendront rapidement des leaders dans la région, participent aussi au développement de l’émirat, qui ne détient aujourd’hui qu’une réserve de 100 millions de barils de pétrole, contre près de 4 milliards pour Dubaï [26]. L’industrie agro-alimentaire est aussi investie, pour finalement atteindre près de 80 entreprises de plus de 10 personnes, en 1985 [27]. À ce même titre, l’industrie du textile atteint près de 180 entreprises de plus de 10 personnes la même année [28]. Cette dernière est alors considérée dès les années 1980, comme la seconde plus grande industrie manufacturière du pays, et constitue près de 15% des exports non-pétroliers [29]. Plus récemment, le secteur manufacturier se développe dans le domaine des transports. En 2009, l’émirat d’Abu Dhabi créé la Strata, entreprise spécialisée dans l’aéronautique et Zarooq Motors en 2015, pour la construction automobile.

Au final, cette diversification économique via le développement du secteur industriel est possible grâce à une libéralisation des politiques fiscales, sans impôts pour les entreprises et avec des taxes d’exportations très faibles. Bien qu’elle profite à l’économie nationale, les Émirats arabes unis s’imposent aussi en matière de développement régional. Dès 1971, le gouvernement créé un fonds de développement (ADFD), avec un capital de 500 millions de Dirhams [30], perçu comme un « un schéma de réussite » [31] par le gouvernement britannique. Par le biais de prêts, l’ADFD approuve en 1976, 18 projets d’industrie et d’infrastructures dans 13 pays d’Asie et d’Afrique [32]. Même si la diversification économique est enclenchée et rentable, le pays reste extrêmement dépendant du secteur énergétique. De plus, ce développement industriel concerne majoritairement l’émirat d’Abu Dhabi – qui détient près de 75% des ressources pétrolières – mais reste limité pour les six autres émirats qui forment la Fédération. Ainsi, la seconde vague de diversification économique, impulsée par Dubaï, entend se concentrer sur des domaines moins énergivores, en s’appuyant notamment sur le secteur tertiaire.

Lire la partie 2

Publié le 22/09/2021


Justine Clément est étudiante en Master « Sécurité Internationale », spécialités « Moyen-Orient » et « Renseignement » à la Paris School of International Affairs (PSIA) de Sciences Po Paris. Elle a effectué un stage de 5 mois au Centre Français de Recherche de la Péninsule Arabique (CEFREPA) à Abu Dhabi en 2021, où elle a pu s’initier au dialecte du Golfe. Elle étudie également l’arabe littéraire et le syro-libanais.
En 2022 et 2023, Justine Clément repart pour un an au Moyen-Orient, d’abord en Jordanie puis de nouveau, aux Émirats arabes unis, pour réaliser deux expériences professionnelles dans le domaine de la défense.


 


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