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La variété des approches théoriques du numéro 7 de Orients Stratégiques, paru à l’été 2018 chez L’Harmattan, et dirigé par Ata Ayati, directeur de la collection « L’Iran en transition », et par Farhad Khosrokhavar, directeur d’études à l’EHESS, témoigne de l’intérêt de son objet d’étude, « L’Iran à l’épreuve du réel », révélateur, par l’originalité de son système politique, par son isolement presque complet, et par les « crises multiformes » qu’il traverse, d’un certain état des relations internationales, et de l’évolution de nos sociétés contemporaines.
L’intérêt du numéro est de combiner une approche disciplinaire dont le regard tente de s’extraire de postulats occidentaux, puisant ses références dans le savoir de spécialistes venus de la géopolitique, l’histoire diplomatique, l’économie, l’anthropologie, la théologie et les arts sans lesquels le regard que l’on porte sur une société manquerait de saveur, avec la volonté de croiser ces réflexions sur l’Iran pour en faire un portrait plus fidèle, et de tirer, à partir de là, des conclusions sur les « Orients stratégiques », des leçons pour la théorie politique et l’étude des relations internationales en général, et de nombreuses interrogations auxquelles les surprises du monde ne nous permettent pas encore d’apporter de réponses : un régime politique opposé à la première puissance au monde peut-il exister ? La dé sécularisation du monde est-elle un phénomène irréversible ? Comment analyser une société fermée depuis le monde occidental ? Comment la littérature, la théorie politique, et les représentations de l’autre forgent-elles les relations d’un peuple avec son gouvernement, et des Etats entre eux ?
Jean-Pierre Vettovaglia, ancien diplomate suisse (Vienne, Bucarest, Paris) dans « le « Meilleur des mondes » iraniens : histoires de fragilité » (p.11-31), s’inscrit dans les pas lointains de Montesquieu et commence par remarquer la difficulté à comprendre, dans nos cadres occidentaux, les évolutions du régime iranien, qui contredit l’idée d’une diffusion progressive et irréversible de la démocratie libérale et du modèle occidental. Le constat de plusieurs fragilités essentielles du régime, et notamment celle d’une opposition radicale aux Etats-Unis qui semblent résolus à une stratégie du choc, ou au passage de « l’hyperpuissance à l’hyperpoker » (Andreï Gratchev), amène l’auteur à s’interroger sur la possibilité d’un Iran postislamique. Ayant écarté la possibilité d’une révolution ou d’un changement de régime qu’il estime improbables, il envisage l’avenir de l’Iran sous la forme d’une « évolution à la chinoise », où une faction l’emporterait sur d’autres, où le Vélayat et les institutions qui l’accompagnent serait remplacés par un parti unique et fort, et Khamenei par un Poutine ou Xi Jinping.
Pour François Géré, président de l’Institut Français d’Analyse Stratégique, dans « l’Iran devant l’épreuve de vérité » (p. 33-39), la possibilité d’un changement de régime souhaité par l’administration Trump a de maigres chances de succès, en raison de l’unité nationale que l’hostilité américaine favorise entre ceux que l’on appelle « modérés » et « conservateurs ». Dans la mesure où les exigences de Trump comportent, pour être réalistes, une possibilité militaire, l’auteur envisage trois scénarios : 1) une intensification de la guerre en Syrie qui déborderait sur le Liban (scénario probable qui pousserait l’Iran au recul) 2) des frappes sur des sites nucléaires et missiles balistiques en Iran, qui pourraient correspondre aux désirs de Donald Trump 3) une perte de contrôle de la situation qui impliquerait, pour être résolue, une pression des Etats-Unis et de la Russie sur les acteurs régionaux (comme lors de la guerre de Kippour de 1973).
Farhad Khosrokhavar, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, dans « L’Iran et la délégitimation du pouvoir » (p. 147-159) développe l’idée d’une délégitimation intellectuelle du régime iranien, renforcée par l’absence de solutions proposées par le régime dans les domaines sociétaux et écologiques. Selon l’auteur, l’Iran ressemble de plus en plus aux régimes discrédités du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, à l’instar de l’Egypte, de l’Algérie, ou de la Jordanie, qui ne fonctionnent qu’en l’absence d’opposition organisée.
Le second thème de la revue est composé de quatre articles de géopolitique thématique, qui permettent d’éclairer certains aspects de la politique internationale de l’Iran par des études de cas très concrets.
Pour commencer, Pierre Fabiani, représentant du groupe Total en Iran de 2004 à 2008, dans « La politique énergétique iranienne : sagesse ou erreurs ? » (p. 55-59), explique les faiblesses structurelles du secteur énergétique iranien, par rapport à son potentiel colossal (premières réserves de gaz au monde, 23ème exportateur en 2012), dans un article qui apporte une expertise technique sur un sujet évoqué trop souvent de manière déterritorialisée. Il explique ces faiblesses structurelles par : 1) la faiblesse de son intégration internationale (expliquée par les sanctions américaines) 2) des dissensions intérieures (les conservateurs s’opposent à l’exportation de gaz liquéfié), 3) la fin d’une période très favorable en raison de découvertes (gaz de schiste, gaz méditerranéen, d’Afrique de l’Est), 4) le refus d’unifier l’immense champ de South Pars/North Dome avec le Qatar 5) la NIOC a le monopole de la phase de production et en exclut les compagnies étrangères (alors que c’est principalement là que réside leur valeur ajoutée). Qui plus est, selon l’auteur, l’unification des champs et l’intégration des compagnies à la phase de production aurait protégé l’Iran contre des tensions militaires avec ses voisins, et contre la dureté des sanctions américaines.
Suivent alors trois études de relations bilatérales : avec les Etats-Unis, avec le duo Inde/Pakistan, avec la France. Julien Zarifian, maître de conférences à l’université de Cergy-Pontoise, dans « La présidence Trump et la (nouvelle) dégradation des (non-) relations américano-iraniennes » (p. 41-53), dont le dernier ouvrage, Choc d’empires ? Les relations Etats-Unis / Iran du XIXème siècle à nos jours, est recensé en fin de revue (p. 195-200), analyse la construction de la politique d’hostilité de l’administration Trump à l’encontre de l’Iran, en montrant cependant qu’elles ne risquent pas de se détériorer davantage que lors des précédentes administrations, en raison d’intérêts géopolitiques communs, notamment la stabilité du Moyen-Orient, du Sud-Caucase, au nord de l’Océan indien, et en Afghanistan.
Ensuite, Didier Chaudet, directeur de publication au Centre d’Analyse de la Politique Etrangère, dans « L’Iran face à l’Asie du Sud : intérêts, opportunités, limites » (p. 61-73) tente d’élargir la compréhension du contexte régional de l’Iran à son environnement oriental. L’Iran fournit du pétrole à l’Inde, ne soutient pas les indépendantistes cachemiris, s’oppose aux Talibans en Afghanistan, et ouvre les portes de l’Asie centrale à l’Inde. De l’autre côté, la République islamique, qui a eu par le passé des relations difficiles avec le Pakistan, exprime désormais un désir de rapprochement, sous l’impulsion de Zarif, qui souhaite impliquer l’Iran dans le CPEC (Corridor économique Chine-Pakistan), et du général Bajwa, premier chef des armées pakistanaises à se rendre à Téhéran depuis 30 ans. Cependant, la rivalité indo-pakistanaise et l’opposition de Riyad et de Washington à Téhéran empêchent un rapprochement profond de l’Iran et de ses voisins orientaux.
Pour conclure ce volet géopolitique, Thomas Flichy de La Neuville, professeur à l’Ecole Spéciale Militaire de Saint-Cyr, dans « Les racines militaires des incompréhensions franco-persanes » (p. 75-83), explique que les deux sources des relations insatisfaisantes entre l’Iran et la France sont des conceptions différentes de l’armée et de la négociation, qui s’expliquent par des traditions juridiques différentes.
Enfin, plusieurs articles proposent, pour réduire l’isolement de l’Iran et l’incompréhension qui en découle, plusieurs approches qui brillent par leur originalité. Qui penserait que la poésie mystique de l’Autre puisse fournir un cadre à la compréhension des civilisations contemporaines ? Qui connaît l’inspiration gnostique, et, partant, platonicienne, de l’ayatollah Khomeiny ? Comment évolue le rapport à la religion de l’individu ? Comment les intellectuels iraniens se rapportent-ils à l’Occident ? Autant de questions auxquelles les articles apportent des éclairages variés.
Ainsi, Hamed Fouladvind, dans « De la lancinante Persian Question au Gai Savoir du sublime Hâféz » (p. 85-93), plaide pour un décentrement du regard, trop européen, sur les questions iraniennes. Il faudrait, au contraire, pour comprendre les « choses persanes », recourir à ceux qui ont rendus leur regard perçant et persan, à l’instart de Loti et Gobineau. Au-delà de cette nécessité d’adopter un regard empathique, et non seulement scientifique, se profile l’ombre du poète Hâféz, dont la poésie de l’Autre pourrait servir de modèle au dialogue des civilisations. Depuis un passé non plus médiéval mais bien antique, David Rigoulet-Roze, rédacteur en chef de la revue Orients stratégiques, dans « La République islamique d’Iran vers La République de Platon : l’idéal à l’épreuve de la réalité » (p. 95-111), soutient quant à lui l’idée d’une filiation platonicienne du concept de vélayat-é faqih (ou « gouvernement du docte ») par l’orientalisation de la figure du « philosophe-roi ». L’application ratée du modèle de Platon à la cité de Denys de Syracuse préfigurerait ainsi les limites du modèle de la République islamique.
Trois articles passent alors de l’analyse de l’évolution de la religiosité à celles des positions intellectuelles en Iran. Alireza Khoddami, assistant professeur à l’Université Azad, dans « Quelques transformations des modes de subjectivité religieuse chez les nouvelles générations en Iran », (p. 113-125), étudie la transformation de la subjectivité religieuse iranienne au cours des trois dernières décennies. De son côté, Monika Mousavi, docteure en sociologie, dans « Sécularisation, re-sécularisation, et ses conséquences dans le discours des intellectuels intermédiaires en Iran » (p. 127-143) constate le caractère « irréversible » de la sécularisation, notamment par le biais des intellectuels « intermédiaires », qualifiés de la sorte car ils ne se considèrent pas comme l’avant-garde intellectuelle de peuples à émanciper, mais comme de simples passeurs entre les « grands intellectuels », et l’espace public. Mohsen Mottaghi, sociologue, et Reza Rokoee, chercheur indépendant, dans « L’assimilation moderne en Iran (p. 175-193), analysent le concept « d’assimilation » interculturelle entre Orient et Occident à travers trois penseurs essentiels d’un rapport à l’Occident : D. Shaygan, D. Ashouri, et M. Hashemi.
Enfin, Leyla Fouladvind, chercheuse et membre associée au CADIS, dans « L’écriture désillusionnée des romancières iraniennes » (p. 161-173), montre comment l’essor exceptionnel de la littérature romanesque féminine en Iran, multipliée par dix au tournant du XXème siècle, permet une redéfinition des représentations sexuelles en Iran, grâce à un contournement de la censure par l’ambiguïté du rapport de l’écriture à la fiction.
Pierre Ramond
Pierre Ramond, normalien, est directeur du programme Asie intermédiaire du Groupe d’Etudes Géopolitiques.
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