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Dossier du magazine L’Histoire : « Aux origines mythiques de l’Iran : la Perse du roi des rois », juin 2019

Par Claire Pilidjian
Publié le 21/06/2019 • modifié le 20/04/2020 • Durée de lecture : 8 minutes

Élamites, Perses et Achéménides

Les auteurs du dossier préfèrent à l’appellation d’empire « perse » celle d’empire « achéménide », car les « Perses » au sens strict sont en réalité les habitants d’une région du sud des monts Zagros – que l’on désigne aujourd’hui par le terme Fars. Ceux que l’on appelle communément « Perses » sont en fait un peuple issu de croisements avec un autre peuple, les Élamites, qui habitaient alors la région allant de Suse au Fars. Quant à « l’Empire mède » dont descendraient les Perses selon certains (comme Hérodote), il est probable qu’il n’ait jamais existé ; Élamites et Perses constituent à cette époque des petits royaumes séparés. Le terme « achéménide » relève lui aussi d’une forme d’affabulation : le roi Achéménès, dont Darius prétendait être le descendant, est une pure création de ce dernier pour légitimer son pouvoir lorsqu’il s’impose face à la dynastie régnante, les Teispides, en 522 ! Mais parler d’empire achéménide reste plus précis qu’utiliser le terme d’empire perse, « qui donne une connotation ethnique unitaire à un empire fondamentalement multiethnique, multilingue et multiculturel ».

La cartographie présentée dans une double-page du dossier permet d’identifier ces différents royaumes, et rend compte de l’évolution des extensions de l’Empire achéménide. Il s’agit du premier empire-monde de l’Antiquité : avant qu’il ne s’élève, en effet, le Moyen-Orient s’organisait en plus petites entités : on comptait des royaumes, des cités en Grèce, des empires mêmes dans le cas de l’empire néo-babylonien ; même en Chine, il faut attendre la fin du IIIe siècle av. J.-C. pour qu’apparaisse la dynastie impériale des Han.

Sur les traces de Cyrus

Le dossier s’ouvre sur un long et passionnant entretien avec Pierre Briant, qui est le principal historien, à ce jour, à s’être intéressé à la question de l’Empire achéménide. Il est l’auteur d’une Histoire de l’Empire perse. De Cyrus à Alexandre (Fayard, 1996). Pierre Briant revient ici sur l’histoire de l’Empire : il détaille à la fois les conquêtes ayant permis sa construction, ainsi que le fonctionnement de ce dernier et les raisons qui ont pu expliquer son ascension tout comme son déclin.

L’empire achéménide est fondé par le roi Cyrus au VIe siècle av. J.-C. Cyrus vient probablement du royaume d’Anshan, situé dans l’actuel Fars. Une série de conquêtes vers l’Ouest du Moyen-Orient le rend maître, au milieu du siècle, de la Médie, de la Lydie, ainsi que de Babylone (-539). Ses successeurs poursuivent cette vague de conquêtes, et l’Empire achéménide se voit agrandi d’une partie de l’Égypte, couvrant la vallée du Nil, de territoires situés en Asie centrale allant jusqu’à la vallée de l’Indus, et également toute la côte ouest de la mer Noire. C’est en 510 que l’Empire est au sommet de sa superficie, et il conserve globalement ses frontières jusqu’en 330, lorsqu’Alexandre le Grand s’empare des capitales perses de Babylone, Pasargades et Persépolis.

Le succès de ces conquêtes, qui s’effectuent assez rapidement, s’explique certes par la supériorité militaire des Achéménides – leur armée comprenait 20 à 30 000 hommes – mais surtout par la stratégie adoptée par les chefs militaires en terrains conquis : Cyrus prend le premier le parti de s’assurer du soutien des élites locales en leur offrant de conserver leur situation économique et financière, mais, de manière plus ingénieuse encore, en maintenant les traditions locales. A Babylone, Cyrus prend ainsi le titre babylonien traditionnel de « roi des pays ». Ses successeurs poursuivent cette stratégie : Cambyse II, par exemple, a suivi les coutumes pharaoniques et a respecté les règlements du culte égyptien. Toutefois, il faut souligner que les royaumes conquis par les Achéménides continuent d’exister : ils ne sont pas totalement fondus dans l’Empire. De même, les titres de roi ou encore de pharaon persistent, mais les territoires sur lesquels règnent ces derniers ont perdu leur indépendance. En outre, ces territoires sont intégrés à l’administration impériale : l’Empire achéménide est constitué d’environ 25 satrapies, chacune étant dirigée par un satrape, qui représente le Roi des rois dans le territoire administré. L’administration de l’Empire nous est partiellement connue grâce à de nombreuses tablettes d’argile qui ont été retrouvées, notamment en Égypte. Si l’Empire est multilingue, une langue commune a toutefois été choisie pour permettre aux administrations de communiquer plus aisément : l’araméen.

L’Empire comprend plusieurs capitales : Cyrus choisit d’établir sa résidence royale à Pasargades ; Darius lui préférera Persépolis, mais il fera également construire un palais dans la ville de Suse. C’est à Pasargades que le dossier de L’Histoire consacre un portfolio. On peut en effet toujours y visiter les ruines du palais impérial de Cyrus, épargné par Alexandre : si ce dernier n’a pas hésité à mettre à sac Persépolis, son admiration pour le grand Cyrus explique sans doute la conservation de Pasargades. On découvre au fil des pages la maison qui contient le tombeau de Cyrus, construite sur un socle à sept degrés, ou encore les kilomètres de canaux en pierre creusés pour mettre la vallée aride en culture et alimenter l’agriculture des villages alentour.

Comment expliquer, alors, le déclin si abrupt d’un Empire qui avait su conserver la plus grande partie de ses frontières pendant deux siècles ? Pour Pierre Briant, c’est sans doute qu’« aucune valeur impériale commune n’existait qui aurait conduit telle ou telle population à continuer à soutenir Darius et les Perses après une défaite en bataille rangée, d’autant plus qu’Alexandre utilise les mêmes méthodes que Cyrus, Darius et leurs successeurs, en maintenant les élites ralliées dans leur position ». Cet Empire multiculturel, multilingue, n’a pas été à même d’inventer son propre mythe et de rassembler les populations comme il rassemblait les terrains conquis ; et c’est bien cette absence de « culture d’empire », cette absence d’unification culturelle au-delà de l’unification administrative, qui lui a fait défaut.

Renverser le regard

Comme le rappelle Pierre Briant dans l’entretien liminaire, l’Empire achéménide reste un sujet très mal connu. Lorsqu’il a commencé ses recherches sur ce sujet dans les années 1970, « la doxa était qu’Alexandre avait tout changé et qu’avec lui on passait d’une phase A à une phase B, au point même d’appeler cette phase A « préhellénique » ! Jamais on n’expliquait ce qu’était la phase A, c’est-à-dire le monde qu’avait conquis Alexandre entre 334 et 323. » Cette vision occidentale, qui veut que le Moyen-Orient soit un monde endormi qui ne reprend vie qu’avec Alexandre le Grand, Pierre Briant a souhaité la remettre en question grâce à ses recherches. C’est bien aussi l’enjeu de ce dossier. Il nous invite, ainsi, à voir les Grecs comme « un peuple parmi d’autres » - ce qui surprendra plus d’un helléniste, habitué à ne croiser les Perses que lors de la bataille de Salamine (480) dans un extrait d’Hérodote, ou encore lors de l’affrontement à Counaxa (401) racontée dans l’Anabase par Xénophon ! Pourtant, si l’on inverse le regard, et que l’on se place du point de vue des Perses, les Grecs sont un simple peuple, qui diffère peu des autres peuples présents au sein de l’Empire. Certes, une partie importante des Grecs vit hors de l’Empire, puisque seule la Lydie figure parmi les territoires conquis par Cyrus. Mais au cours du Ve siècle et de la première partie du IVe siècle av. J.-C., les Perses sont plus d’une fois mêlés à la politique athénienne : en 394, Athènes reçoit ainsi des Perses de quoi finir la reconstruction des Longs Murs, tandis que la Paix du Roi en 386 réaffirme les droits de l’Empire sur les cités grecques d’Asie mineure. L’Empire achéménide garde donc une forme de souveraineté dans la région jusqu’aux conquêtes d’Alexandre, en 334. Comme le note Maurice Sartre, « dehors ou dedans, les Grecs de l’Égée vivent constamment à l’ombre du Grand Roi, personnage familier, dont les agents (en Asie) et les ambassadeurs (en Europe) transmettent ordres et menaces ».

Le dossier de L’Histoire invite également le lecteur à revoir sa vision de la religion des Perses. L’idée qui prévaut en effet est que le dieu vénéré par les Perses est Auramazda, et que la religion de l’Empire est le zoroastrisme. Or, il s’avère qu’Auramazda n’était qu’un dieu parmi bien d’autres. S’il a une importance particulière, c’est notamment parce que les sacrifices qui lui sont consacrés sont financés par l’Empire. Mais il n’est pas la seule des divinités de l’Empire à en bénéficier. De nombreuses inscriptions ont permis d’identifier d’autres dieux, et de conclure que le paysage religieux achéménide est bien plus vaste qu’on ne le pense. Il faudrait même, selon Wouter Henkelman, parler de « panthéons achéménides » au pluriel, car ce paysage religieux ne se développe pas de la même façon que le panthéon grec ou romain ; et s’il existait peut-être un panthéon propre au centre de l’État, un grand nombre d’autres dieux sont vénérés par les populations des territoires conquis.

Réinvestir le mythe des Achéménides

Les Achéménides, on l’a vu, ont peiné à inventer leur propre mythe ; pourtant, il y a bien aujourd’hui un mythe autour de cet Empire, et plus précisément autour du personnage de Cyrus. Cette admiration pour lui est d’ailleurs ancienne ; celle d’Alexandre le Grand a déjà été évoquée ; elle était également partagée par Hérodote (Histoires) et par Xénophon (Cyropédie).

En 1971, une série d’hommages est organisée en Iran pour célébrer les 2 500 ans de la fondation de l’Empire achéménide. Le dirigeant d’alors, Mohammed Reza Chah, s’exprime sur l’idéal de tolérance et de justice représenté par Cyrus… qu’il ne voit comme rien moins que le fondateur des droits de l’homme ! Cette légende vient en fait du « cylindre de Cyrus » : trouvée à Babylone, cette tablette en argile évoque l’entrée de Cyrus dans la ville en 539. Il y apparaît comme un véritable libérateur, venu détrôner le précédent souverain, Nabonide. De là à le voir comme le fondateur des droits de l’homme, il y a tout de même un pas – allègrement franchi par Mohammed Reza Chah, qui offre une réplique du cylindre à l’ONU. Cette « dynamique d’instrumentalisation du passé achéménide » avait déjà été bien engagée par son père et prédécesseur, Reza Pahlavi, qui avait inauguré les « Fêtes de Persépolis » en présence d’un très grand nombre de dirigeants mondiaux. Ce mythe fonctionne d’ailleurs très bien : pour justifier le rapprochement entre l’Iran et Israël, en 1971, David Ben Gourion n’hésite pas à célébrer la tolérance dont fit preuve Cyrus en laissant revenir à Babylone les Juifs qui en avaient été exilés en 538 av. J.-C. Aujourd’hui encore, le président Ahmadinejad s’est aussi employé à réactiver ce mythe, en diverses occasions – quand bien même, à l’inverse, des opposants au régime utilisent la tombe de Cyrus comme point de ralliement lors de manifestations.

Conclusion

« Les Grands Rois n’ont pas produit de récit capable de faire fonctionner l’imagination sur la geste de ces « rassembleurs de terres ». » Si les Achéménides n’ont pas su faire rêver suffisamment leurs peuples, L’Histoire y est parvenue au cours de cette immersion au cœur de l’Empire perse. Citons pour conclure à ce sujet l’article de Dominique Lenfant, sur le Grec Ctésias de Cnide. Médecin de la cour d’Artaxerxès II, le fils de Darius II, Ctésias a laissé derrière lui quantité de récits sur la vie dans le monde perse : certains très historiques, d’autres relevant plus certainement de l’affabulation : aux côtés d’animaux extraordinaires alors inconnus des Grecs, on prend plaisir à découvrir des querelles de cour et des secrets d’empoisonneurs…

Publié le 21/06/2019


Claire Pilidjian est diplômée de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm en sciences sociales, de l’Ecole des affaires internationales de Sciences Po en « Human Rights and Humanitarian Action » et de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales. Dans son mémoire de recherche, elle s’est intéressée aux enjeux politiques d’une controverse survenue en Jordanie après la diffusion de la première production de Netflix en langue arabe. 


 


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