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AFP
Dans une publication d’époque du Figaro, un journaliste français brosse une description éloquente du coup d’État du 27 mai 1960 :
« Méthode et secret dans la préparation, rapidité et perfection dans l’exécution, pas d’effusion de sang, ni violence sur les personnes, enfin une véritable intervention chirurgicale : couchée gravement malade le jeudi soir, la Turquie s’est réveillée opérée et en bonne voie de guérison le vendredi matin. En quatre heures d’horloge, de 3 heures à 7 heures du matin, les forces armées avaient pris le contrôle de l’administration du pays et un de leurs chefs pouvait déclarer : ‘’Ce n’est pas une insurrection mais une entreprise de remise en ordre méthodique’’ » (1).
L’année 1960 marque l’action d’une révolution en profondeur. Le coup d’État avant d’être national est interne à l’armée. En effet, ce coup est avant toute chose « conçu et préparé par des officiers, exécuté par les forces armées, l’action du 27 mai, coup d’État strictement militaire, s’est trouvée être une Révolution authentiquement populaire » (2).
Si l’armée turque désire apparaître comme un bloc monolithique, unifiée dans ses opinions et ses pensées, les divisions idéologiques persistent en son sein. Le « Comité d’Union Nationale » CUN (Millî Birlik Komitesi MBK) à l’origine du coup d’État se compose uniquement de jeunes officiers. Cemal Gürsel est l’unique général présent dans ce comité qu’il représente. Pour William Hale (3), « l’émergence de groupes conspirationnistes dans les armées au cours des années 1950 est pleine de points inexpliqués, de preuves de conflictualités et de faux départs » (4). Avant 1955, les rumeurs de corruption au sein de la classe politique contribuent à des conspirations de salons assez brouillons fomentées par de jeunes officiers subalternes. Ces derniers parlent ouvertement de corriger les erreurs du système militaire turc. Si les griefs sont d’abord dirigés contre le haut-commandement, ils vont vite se diriger contre les politiques.
Le groupe militaire CUN trouve ses origines en 1955 auprès de deux jeunes officiers de l’École d’État-major d’Istanbul, Dündar Seyhan et Faruk Güventürk qui vont rassembler autour d’eux un cercle d’officiers à l’esprit radicalisé, comme les capitaines Suphi Gürsoytrak, Orhan Kabibay et Orhan Erkanlı. L’appellation de l’organisation évolue de « La société des Atatürkistes » à « Comité d’Union Nationale », en passant par « Le Comité » ou encore « Le Comité révolutionnaire ». Au départ, le projet n’est nullement la prise du pouvoir mais, au contraire, assurer des réformes en profondeur dans les armées, établissant ainsi un parallèle avec le « Comité Union et Progrès » (İttihat ve Terakki Cemiyeti) CUP (5). Ante-1960, un profond décalage existe entre les officiers supérieurs et les officiers subalternes au niveau des conditions de paie et de service (6).
Concomitamment à Istanbul, deux groupes séparés se développent chez les jeunes officiers à Ankara. Le premier groupe se compose de quatre officiers, à savoir les commandants Osman Köksal, Sezai O’khan, Adnan Çelikoğlu et Talat Aydemir. Le second regroupe Sadi Koçaş et Kean Esengin. Après une prise de contact et des pourparlers avec leurs homologues d’Istanbul, la faction d’Istanbul et le premier groupe des quatre officiers akariotex fusionnent leurs réseaux d’action sous une bannière commune durant l’été 1957. La fusion est consacrée à Istanbul, sur la rive asiatique d’Üsküdar dans la maison ayant appartenue à Mahmud Sevket Pacha, ancien vizir sous la seconde monarchie constitutionnelle mais surtout membre du CUP. Les tentatives de contact puis fusion avec le deuxième groupe ankariote de S.Koçaş se révèlent infructueuses.
Des mesures sécuritaires pour garantir la clandestinité du réseau sont prises : limitation du groupe à 35 membres, fonctionnement sous cellule, rites de passage pour les nouveaux arrivants, parrainage, etc. Si le rassemblement des forces séditieuses est assuré, leurs moyens d’action ne sont pas définis, variant d’une « révolution instantanée » à une utilisation d’un coup d’État en dernier ressort. Cependant, l’objectif principal est clair : concentrer leurs efforts en vue de promouvoir les réformes dans les armées. Ainsi, la première étape demeure l’armée et non le peuple.
Suite à la fin de leur formation en automne 1957, le groupe de l’Ecole de guerre se retrouve implanté sur l’intégralité du territoire turc au sein des régiments, suite à la fin de leurs formations. De nouveaux recrutements sont alors opérés, notamment celui du jeune colonel Alparslan Türkeş. Talat Aydemir le coopte à Elazig, mais Türkeş dispose déjà d’une petite réputation dans les armées des suites d’une arrestation en 1944 pour sympathie pour le mouvement panturquiste. La coordination entre ces différentes personnalités n’est pas évidente. En 1957, Aydemir et Seyhan sont résolus à passer à l’action tandis que leurs homologues s’opposent à ce coup de force. Des prises de contact sont également réalisées avec l’ancien compagnon d’arme de Mustafa Kemal, Ismet Inönü, qui décline la proposition. Ce refus est compréhensible, Inönü ne désire en rien faire un cadeau à Menderes et sait très bien qu’en cas de découverte de projets conspirationnistes, le gibet et la fermeture du CHP l’attendent.
De même, certains membres du DP en disgrâce sont approchés, comme Şemi Ergin, ministre de la Défense. Ces tentatives sont repérées par le gouvernement, ce qui entraine une vague d’arrestations parmi les membres du Comité (7). Ce revers de l’année 1958 induit en erreur Menderes qui est convaincu que la menace est détruite et le danger d’un coup d’État écarté. Or, dans le plus grand secret, les conspirateurs se regroupent, agissant de manière plus réfléchie. Une série de nouvelles mesures est mise en œuvre pour remettre sur pied le projet clandestin.
La première étape est de trouver un leader à ce mouvement. Le groupe d’officiers, principalement composé de commandants, se met en quête d’un officier supérieur plus âgé, désirant assurer le volet formel du coup d’État. Il s’agit en effet du meilleur moyen de rallier une grande partie des officiers, qui seraient au contraire réticents à soutenir un coup d’Etat mené par un leader jeune peu gradé, sans aucun commandement. De même, cela permet une forme de neutralité passive. Le premier choix se porte sur le général de la IIIème Armée, Necati Tacan. Ce dernier a servi dans l’armée ottomane au cours de la Grande guerre, ainsi qu’aux côtés d’Atatürk lors de la guerre d’indépendance nationale. Véritable légende vivante du kémalisme, le général Tacan incarne les valeurs du CUN et est donc un candidat de premier choix. Au cours de son commandement de la IIIème Armée, il se retrouve nommé commandant des forces de l’armée de terre. Cependant, son décès prématuré en juillet 1958 reporte le choix sur Cemal Gürsel, nommé nouveau commandant des forces de l’armée de terre. Ce dernier se présente également comme un candidat idéal. Surnommé le gentleman (Cemal Aga), il est plutôt apprécié des armées et connu pour ses critiques contre les politiques menées par le gouvernement Démocrate. A l’inverse de ses homologues désirant la tête de Menderes, Gürsel a servi dans l’armée ottomane au cours de la Grande guerre, notamment à Gallipoli (Çanakkale), ainsi qu’au cours de la guerre d’indépendance nationale sur le front occidental aux côtés d’Ismet Inönu. Il peut passer pour un révolutionnaire avec une expérience du combat, cependant il ne s’est jamais livré à un activisme politique quelconque et partage une approche assez conservatrice et prudente. Bref, il incarne un porte-parole remarquable, une figure paternelle, c’est-à-dire un « beau pantin à manipuler devant la masse populaire et les alliés occidentaux » (8).
Les premières prises de contact ont lieu entre S.Koças et C.Gürsel en Allemagne dans le cadre de manœuvres de l’OTAN durant l’hiver 1959. Suite à une longue conversation durant laquelle sont abordés l’état du pays, la politique déplorable de Menderes et les plaintes internes des militaires, Gürsel accepte l’offre mais met en garde S.Koças contre tout mouvement prématuré. Le coup d’État est vu sous l’angle du dernier recours.
La deuxième étape est la restructuration en interne du réseau et la nomination des membres du CUN à des postes clés des forces armées turques dans la plus grande discrétion, pour permettre une prise du pouvoir effective. Ainsi, avec la complicité du général Gürsel, Osman Köksal est nommé à la tête de la section du personnel à l’État-major général (EMG), poste clé pour placer les pions en attendant l’échec et mat qui mettra à terre le régime. En 1959, O.Köksal est nommé au commandement de la garde présidentielle et est remplacé dans son ancien poste par un autre membre du groupe, Suphi Karaman. O.Köksal sera donc en première ligne lors du déclenchement du coup. Un comité central composé de douze anciens conspirationnistes (9) voit également le jour. Enfin, des recrutements additionnels sont opérés, toujours sur le principe de cellule. Par exemple, nous pouvons évoquer le recrutement de dix élèves officiers de la Ière armée d’Istanbul dont le rôle se révélera crucial dans la bonne conduite du coup d’État à Istanbul, cœur économique du pays.
La période de 1950 au printemps 1960 se caractérise par une montée en puissance minutieuse des dispositifs avant la phase pleinement opérationnelle en mai 1960.
Annexe :
Le Comité d’Union Nationale se compose de 38 officiers.
On retrouve pour l’armée de terre deux généraux d’armées (Cemal Gürsel, Fahri Özdilek), un général de corps d’armée (Cemal Madanoğlu), deux généraux de brigade (Sıtkı Ulay et İrfan Baştuğ), six colonels (Ekrem Acuner, Osman Köksal, Fikret Kuytak, Sami Küçük, Muzaffer Yurdakuler, Alparslan Türkeş), six lieutenant-colonels (Refet Aksoyoğlu, Kadri Kaplan, Suphi Karaman, Sezai Okan, Orhan Kabibay, Mustafa Kaplan), dix commandants (Mehmet Özgüneş, Vehbi Ersü, Suphi Gürsoytrak, Şükran Özkaya, Ahmet Yıldız, Orhan Erkanlı, Muzaffer Karan, Şefik Soyuyüce, Fazıl Akkoyunlu, Dündar Taşer), quatre capitaine (Kamil Karavelioğlu, Numan Esin, İrfan Solmazer, Muzaffer Özdağ).
Pour l’armée de l’air, on retrouve un colonel (Haydar Tunçkanat), un lieutenant-colonel (Mucip Ataklı) et un capitaine (Emanullah Çelebi).
Pour la marine, on note deux capitaines de corvette (Selahattin Özgür, Münir Köseoğlu) et un lieutenant de vaisseau (Rıfat Baykal).
On note un capitaine pour la Gendarmerie (Ahmet Er).
Cf. Service historique de la Défense (SHD – Vincennes), Les purges du Comité d’Union Nationale, in Bulletin de renseignement politique, trois télégrammes 50362, 50364, 50366, des 13-14-15 novembre 1960, in Archives des Attachés de Défense, GR 10 R 551 SDECE, Bulletin de renseignement politique : politique intérieure (octobre 1946-décembre 1958), politique extérieure (novembre 1946-décembre 1958). 1946-1958.
Lire également :
– 27 Mayis Darbesi 1960 : relancer la Révolution kémaliste (1/8). Quel sens donner à la révolution kémaliste ?
– 27 Mayis Darbesi 1960 : relancer la Révolution kémaliste (2/8). Quel sens donner à la révolution kémaliste ?
– 27 Mayis Darbesi 1960, relancer la Révolution kémaliste (4/8). Le Comité d’Union Nationale, la nouvelle garde kémaliste
Notes :
(1) OLIVIER-LACAMP Max, « Les « purs » et « durs » de la Turquie », in Le Figaro, 31 mai 1960, in Le Pays d’Atatürk, la continuité historique de la Turquie moderne (brochure explicative de coup d’Etat de 1960 éditée par l’Ambassade de France en Turquie, 27/05/1961).
(2) Idem.
(3) HALE W, Turkish Politics and the Military, Londres, Routledge, 1994, pp. 100-104.
(4) Ibid. p. 100.
(5) Avant de développer une perspective politique, le CUP fonde son existence sur des motifs d’ordre professionnel.
(6) Foreign Office Papers, London, Public Record Office, 371/153034, RK 1015//33, Bernard Burrows to FO, Ankara, 3 June 1960.
(7) Arrestations de Güventürk, Samet Kusçu, Gürsoytrak, Erkanli, etc. Au total, neufs officiers sont emprisonnés.
(8) HALE W, op. cit., p. 103.
(9) A l’exception notable de Güventürk et Seyhan devenus beaucoup trop visibles. Cf. Idem.
Gilles Texier
Gilles Texier est diplômé en Relations internationales, Sécurité et Défense de l’Université Jean Moulin - Lyon 3. Après une année de césure au Moyen-Orient durant laquelle il a travaillé et voyagé au Qatar, en Iran, en Arménie, en Géorgie et en Turquie, il s’est spécialisé sur la stratégie ottomane tardive et les coups d’Etat en Turquie.
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