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Par Mathilde Rouxel
Publié le 30/05/2017 • modifié le 30/05/2017 • Durée de lecture : 7 minutes

Picture from the 1960s shows the Egyptian writer Taha Hussein, one of the most important figures of modern Egyptian literature. Blind from birth, Hussein was committed to educational reform.

AFP

Vie et activité

Taha Hussein est né en Moyenne-Égypte à Maghagha le 14 novembre 1889 (1). À cette époque, l’Égypte était très marquée par l’échec de la révolution et l’occupation britannique de 1882. Il grandit au sein d’une famille pauvre entouré de douze frères et sœurs, et perd la vue à l’âge de trois ans en raison d’une conjonctivite mal soignée. Cet événement symbolise la conjonction du manque de savoir et du dénuement que Taha Hussein combat toute sa vie (2). Il raconte son expérience dans son ouvrage autobiographique en trois tomes intitulé Le Livre des jours, dont le premier tome est publié en 1926. Il explique dans cette œuvre qu’enfant déjà, alors qu’il suivait les enseignements de l’école coranique (kuttab), il se montrait réticent aux méthodes d’enseignement traditionnel. Pourtant, à neuf ans, il connaissait le Coran par cœur, ce qui lui permet, à treize ans, d’obtenir le droit d’accompagner son frère aîné au Caire.

Il rejoint donc le Caire en 1902. Il poursuit ses études en théologie et littérature arabe, d’abord à l’Université Al-Azhar au Caire ; les révoltes contre les Britanniques qui suivent l’incident de Denshawi en 1906 permettent l’ouverture en 1908 de l’Université Nationale du Caire, laïque. Taha Hussein profite de cette opportunité pour quitter Al-Azhar, dont l’enseignement trop rigide lui déplait. Il y soutient une thèse sur le poète et philosophe sceptique Abu-Alala’ al-Ma’ari, et développe de nouvelles idées, découvrant la philosophie islamique et l’histoire de l’Égypte ancienne (3). Il obtient en 1914 une bourse pour partir étudier à Paris, où il reste trois ans. Il y étudie ces sciences nouvelles qu’étaient la psychologie et la sociologie, et y compose une thèse sur la philosophie sociale d’Ibn Khaldoun (4), partiellement dirigée par Émile Durkheim, qu’il soutient à la Sorbonne en 1918. Il suit ensuite une année de droit civil avant de rentrer en Égypte. Il rencontre par ailleurs Suzanne Bresseau, qu’il épouse, et qui a été déterminante dans la relation particulière qu’il entretenait avec la France (5).

À son retour en Égypte en 1919, alors que les révoltes contre les Britanniques éclatent de toutes parts, il commence à enseigner l’histoire de l’Antiquité à l’Université nationale du Caire (6) et s’engage dans la vie culturelle du pays, qu’il souhaite moderniser. En 1922 est annoncée la fin du Protectorat britannique ; l’indépendance est déclarée et les premières élections parlementaires sont organisées sous une nouvelle constitution égyptienne en 1924. En 1925, l’Université nationale du Caire est placée sous l’égide de l’État ; Taha Hussein est nommé professeur de littérature arabe, puis, en 1928, doyen de la faculté des lettres du Caire. Cela lui vaut, plus tard, le surnom du « Doyen de la littérature arabe » (7). Il crée en 1942 l’université d’Alexandrie, dont il est le recteur. Sur le plan politique, son ascension lui permet de siéger aux postes de contrôleur général de la culture, de conseiller technique, de sous-secrétaire d’État au ministère de l’Instruction publique avant d’être nommé ministre de l’Éducation nationale.

Le travail réalisé par Taha Hussein au ministère de l’Éducation nationale est encore salué aujourd’hui. Il y a défendu le droit à une éducation libre et gratuite pour tous, et s’est opposé avec virulence au confinement d’une éducation accessible uniquement par les familles riches ; on lui connaît encore cette devise affirmée dans le troisième tome de son Livre des jours, selon laquelle « l’éduction est [nécessaire] comme l’eau et l’air » (8). Sous son impulsion, l’éducation devient libre, permettant à chaque Egyptien d’accéder à une éducation gratuite. Il est aussi à l’origine de la conversion de plusieurs écoles coraniques en écoles primaires laïques, et a créé de nombreuses universités.

Un penseur polémique

Son travail littéraire et ses essais ont aussi eu un impact marqué sur la société arabe. Son ouvrage critique sur la poésie préislamique (De la poésie préislamique, 1926) lui a valu une grande notoriété en raison de l’analyse audacieuse qu’il fait sur la prétendue « authenticité » des poèmes arabes antiques, dont il questionne la falsification au fil du temps, et sur le rapport entretenu par le Coran à l’Histoire. Le retour aux textes antéislamiques permet au contraire, selon lui, de considérer l’histoire de ce texte en regard de la société arabe avant l’Islam et d’en proposer une exégèse novatrice. Cet ouvrage a provoqué le courroux des universitaires et théologiens d’Al-Azhar ; l’objectif de Taha Hussein est pourtant d’expliquer la position de supériorité intellectuelle et morale adoptée par l’Islam à l’égard de la civilisation arabe d’où il est issu, puisque – et tel est le cœur de sa thèse – la poésie antéislamique, réécrite au fil des siècles, ne peut se comprendre que dans la dépendance du texte coranique, seul capable de nous apprendre quelque chose sur les conditions matérielles et morales de l’Antéislam. Selon le chercheur Luc Barbulesco, c’est la mise en œuvre des arguments historiques destinés à justifier cette thèse par une méthode de type scientifique, et non pas théologique, qui aurait provoqué le rejet des conservateurs d’Al-Azhar (9). L’opposition menée contre Taha Hussein s’est présentée alors davantage comme une opposition politique de point de vue que comme une opposition intellectuelle de fond : Taha Hussein s’est posé avec cet ouvrage comme un chef de fil du modernisme arabe.

En 1938, c’est son ouvrage L’Avenir de la culture en Égypte (Mustaqbal al-thaqafa fi Masr, 1938) qui marque les esprits : il y encourage ses concitoyens à s’ouvrir sur les pays de la rive occidentale de la Méditerranée. L’histoire et la culture de la civilisation égyptienne justifient d’ailleurs ces liens, et Taha Hussein a avancé à ce moment l’idée qu’il serait plus riche de se tourner vers l’Europe que vers l’Orient. Les nationalistes, tel Ahmed Lotfi Essayyed (10), les tenants de l’arabisme, tel Satee al-Houssary ou les intellectuels des courants islamistes, tel Sayyid Qotb, se sont farouchement opposés à cette thèse : le métissage prôné par Hussein n’était pas du goût de ces penseurs patriotes et toujours en lutte contre l’influence de ceux qui furent les colons.

Œuvre littéraire

Mais Taha Hussein n’a pas seulement été le promoteur d’idées nouvelles ; il a aussi été l’inventeur d’une langue – une langue claire et abordable, qui tire sans doute sa simplicité du fait qu’elle a été dictée, Taha Hussein n’étant pas en mesure d’écrire lui-même (11). Isolé par sa cécité, le développement de l’ouïe et du toucher lui ont permis toutefois d’approfondir sa sensibilité et de percevoir l’univers qui l’entoure avec une finesse étonnante. La pauvreté dans laquelle il a grandi fait l’objet de plusieurs de ses romans, notamment Les Damnés de la terre (Al-Mu’azzabun fi-l ardh, 1949), un recueil de nouvelles où se reflète, à travers un réalisme social marqué, le sous-développement sordide des Égyptiens plus démunis ; les fellah, paysans, furent quant à eux au cœur de L’Arbre de la misère (Shajarat al-Bu’s, 1944) (12). Anouar Louca estime « inclassable » le travail poétique et littéraire de Taha Hussein, qu’il décrit ainsi : « dans son œuvre (…) les abstractions de la philosophie grecque ou islamique voisinent avec le réalisme social, réalisme où le dogme (…) est concrètement généré dans une narration circonstanciée ».

Son œuvre littéraire la plus importante est sans conteste son autobiographie en trois tomes Les Jours (Al-Ayyam), écrite à la troisième personne. Le premier tome décrit la vie qu’il a menée dans son village d’origine, s’attardant sur la solitude qu’il a connue avec sa maladie. Le deuxième tome relate ses années d’étude au Caire, en particulier à l’université Al-Azhar, qu’il n’épargne pas de ses critiques. Le dernier tome (intitulé pour sa traduction française La Traversée intérieure lorsque les deux tomes précédents prennent le titre du Livre des jours) raconte son passage en France, entre Paris et Montpellier, dans le contexte de la Première Guerre mondiale. Dans une langue modernisée, Taha Hussein dépeint dans cette autobiographie l’histoire d’une époque. La grande souplesse de son écriture a conquis des milliers de lecteurs et l’a imposé comme l’un des auteurs les plus importants de la littérature arabe.

Chercheur et critique littéraire, Taha Hussein n’a pas seulement été un bâtisseur d’écoles et d’universités, il a également traduit en arabe des chefs-d’œuvre classiques, notamment Sophocle, Racine, Voltaire et André Gide.

Conclusion

Rédacteur en chef de nombreuses revues et journaux égyptiens, et membre de plusieurs académies en Égypte et à travers le monde, il est encore aujourd’hui considéré comme l’un des penseurs les plus importants de la renaissance arabe. Tout au long de sa carrière, il a défendu l’accès gratuit et libre à l’éducation et a favorisé le métissage des cultures et une ouverture sur l’Occident. Étant lui-même francophone et ayant étudié le latin et le grec ancien, il a fait de l’accès égyptien à la Méditerranée le cœur de sa réflexion, celui-ci présentant toujours d’abord la civilisation égyptienne comme historiquement méditerranéenne. Ses thèses lui ont valu l’opposition de nombreux penseurs de son temps, mais lui ont permis également d’acquérir une solide notoriété, non seulement en Égypte, où il a occupé des postes à responsabilités politiques, mais dans tout le monde arabe et à l’international.

Notes :

(1) Abul Naga, “Taha Hussein (1889-1973)”, Encyclopedia Universalis, http://www.universalis.fr/encyclopedie/taha-hussein/
(2) Abdel Fattah Galal, “Taha Hussein, (1889-1973)”, in. Prospects : the quarterly review of comparative education, Paris, UNESCO : International Bureau of Education), vol. XXIII, no. 3/4, 1993, p. 687-710
(3) Ibid.
(4) Taha, Hussein, Etude analytique et critique de la philosophie sociale d’Ibn Khaldoun, Paris, 1917, p. 21, cité par Nassir, Nassaf, La pensée réaliste d’Ibn Khaldoun, Paris, PUF, 1967, p.10.
(5) Voir les mémoires de Suzanne Taha Hussein, Avec toi. De la France à l’Égypte. Un extraordinaire amour (1915-1937), Paris, Cerf, 2012.
(6) L’Université du Caire fut fondée en 1908. Il s’agit d’une université laïque.
(7) Mahmoud Ghanayim, "Mahmud Amin al-Alim : Between Politics and Literary Criticism". Poetics Today. Poetics Today, Vol. 15, No. 2. 15, 1995, p.321–338.
(8) Luc-Willy Deheuvels, « Tâhâ Husayn et Le livre des jours ; Démarche autobiographique et structure narrative », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, n°95-98, avril 2002, disponible en ligne, consulté le 25 mai 2017. URL : http://remmm.revues.org/236
(9) Luc Barbulesco, « L’itinéraire hellénique de Tâhâ Husayn », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, n°92-98, avril 2002, disponible en ligne le 12 mai 2009, consulté le 25 mai 2017. URL : http://remmm.revues.org/237
(10) Mohamed Afifi, Edouard Al-Kharrat, Les représentations de la Méditerranée. 3 : La Méditerranée égyptienne, éditions Maisonneuve et Larose, 2000, p.36.
(11) Il dictait ses livres à sa fille, à qui il a dédié Le Livre des Jours.
(12) L’ouvrage ne dispose pas de traduction en français. Voir au sujet de ses romans : Anouar Louca, « L’inclassable Taha Hussein », in. Jacques Langhade, Abdallah Bunfour (dir.), Taha Hussein : colloque de Bordeaux, 15, 16 et 17 décembre 1989, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 1991.

Publié le 30/05/2017


Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.


 


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