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En 1180, le trente-quatrième calife de la dynastie abbasside monte sur le trône à l’âge de vingt-deux ans. Il règnera quarante-cinq ans durant, et n’aura de cesse de tenter de sauver l’unité spirituelle et politique du monde islamique. Car, en cette fin de XIIe siècle, le monde musulman est en péril, menacé par l’affirmation constante de dynasties locales, qui n’ont que faire de ce vieux pouvoir central abbasside affaibli et ayant perdu depuis longtemps sa grandeur et sa puissance. Mais en 1180, le jeune et énergique calife al-Nâsir arrive à la tête de l’empire et entend redonner aux Abbassides tout leur lustre d’antan. Commence pour lui un difficile jeu d’alliances et de mésalliances diplomatiques au sein de l’échiquier du monde musulman…
En 1180, voilà plus de deux siècles que le pouvoir abbasside n’est plus qu’une marionnette aux mains de généraux proclamés sultans. Après les Bouyides qui mettent sous tutelle le califat abbasside en 945, c’est au tour des Seljoukides de faire main basse sur la réalité du pouvoir en 1055. En 1058, le calife abbasside al-Qâ’im investit le Seljoukide Tughril Beg, en lui remettant le titre de « sultan » ; de plus, Tughril Beg reçoit le titre de « roi de l’Orient et de l’Occident », et un pouvoir temporel sur l’ensemble du Dâr al-Islâm. Les Abbassides se voient ainsi dépouillés de l’essentiel de leur pouvoir. Confinés dans leurs palais, soumis aux volontés de chefs d’armées, ils n’ont plus que pour eux leur titre de « calife ». Un titre certes essentiel, car bien que vidé de sa substance, il conserve le prestige indispensable à tout émir ou sultan qui entend gouverner de manière légitime sur un territoire du califat. Les Bouyides comme les Seljoukides ne peuvent se passer du calife, quand bien même ils gouvernent à sa place.
Or, l’ambition de al-Nâsir est, en 1180, de restaurer cette aura perdue du califat. Car, comme le résumait bien André Miquel, « être calife, vraiment calife, c’est diriger la communauté des croyants en tout : puisque la Loi ne sépare pas les affaires de ce monde de celles de l’au-delà, c’est une seule et même personne qui, à l’image du Prophète fondateur, doit être en charge des corps et des cœurs (1). »
Cause ou conséquence de cette impuissance califale, le territoire de l’empire est de plus en plus morcelé. L’Egypte est aux mains de Saladin qui, bien qu’il reconnaisse l’autorité de l’Abbasside, agit en monarque indépendant, étendant son territoire jusqu’en Arabie ; les Croisés menacent la Syrie-Palestine ; le haut Irak est dominé par les Zengides ; en Asie Mineure, un sultanat seljoukide affirme son indépendance ; enfin, plus à l’est, du côté de l’Iran, un nouveau pouvoir est en train d’éclore, celui de la dynastie des Khwârizmshâh. Ainsi, le califat abbasside voit les territoires sous son autorité se réduire comme peau de chagrin, autour de Bagdad.
Mais de ce qui apparaît comme une situation hautement problématique, et même dangereuse pour la survie du pouvoir abbasside, va naître une réelle opportunité pour al-Nâsir : redonner au califat un peu de son éclat et de sa grandeur. Car si le califat est assiégé de toute part, il en va de même pour les Seljoukides, dont l’autorité ne s’étend guère plus loin.
Or, al-Nâsir a pour lui son ascendance abbasside et son prestigieux titre de calife, et va pouvoir jouer de son autorité pour renverser le pouvoir seljoukide.
Le XIIe siècle s’est avéré fort terne pour les Seljoukides, dont l’âge d’or est depuis longtemps relégué au rang de vieux souvenir. Depuis 1093 et la mort de Malik Shâh, dernier grand Seljoukide qui avait repoussé les limites de l’empire de la Syrie à l’Asie Mineure, à l’Adherbaïdjân et à la mer d’Aral, les successeurs de la dynastie se replient sur l’Irak. Surtout, l’autorité seljoukide est désormais largement compromise par les luttes intestines du clan.
Al-Nâsir peut dès lors s’appuyer sur ces fragilités nouvelles pour frapper un grand coup. Sa politique ne va d’ailleurs pas sans s’inspirer de son grand-père, le calife al-Muktafî (1136-1160), qui, en 1152, expulse définitivement de Bagdad les représentants du sultan seljoukide.
Ainsi, en 1187, al-Nâsir poursuit son œuvre et élimine toute trace de l’ancien pouvoir seljoukide à Bagdad, en faisant raser les palais sultaniens. Surtout, en 1188, il soutient une rébellion qui met en péril le pouvoir du dernier sultan seljoukide, Tughril III, en Iran : après s’y être pris à plusieurs reprises, les coalisés, bien aidés du calife abbasside, parviennent à renverser le pouvoir seljoukide, et Tughril III est chassé du territoire. Seul problème, les coalisés veulent mettre un nouveau sultan sur le trône, qui doit être investi par al-Nâsir à la place de Tughril III ! Al-Nâsir se retrouve bloqué dans un système d’alliances dont il ne contrôle pas tous les tenants et les aboutissants. Le calife croit cependant avoir le dernier mot et retrouver toute son autorité quand le nouveau sultan meurt, assassiné. Mais c’est alors que le Seljoukide Tughril III revient, entendant bien reprendre le titre qui lui avait été dérobé.
Al-Nâsir décide de faire cause commune avec un nouveau venu, le Khwârizmshâh Takish, arrivé du nord-est de l’Iran. Les troupes du Khwârizmshâh, bien aidées par les armées califales de Bagdad, remportent une grande victoire sur Tughril III en 1194, près de l’actuelle ville de Téhéran. Tughril III est tué, et al-Nâsir prend soin de faire exposer sa tête à Bagdad, marquant là la fin de la dynastie seljoukide d’Irak et d’Iran. Et le retour – du moins l’espère-t-il – de la pleine autorité des Abbassides.
Mais ce n’est pas ainsi que l’entend Takish, qui compte bien garder pour lui les territoires qu’il a conquis aux Seljoukides. Pire encore, les Khwârizmshâh entendent récupérer tout l’héritage des Seljoukides, y compris Bagdad.
Face à lui, al-Nâsir va tout essayer. Et tout d’abord, pour ne pas s’embourber dans une nouvelle alliance à double tranchant, agir avec les seuls moyens du califat abbasside : voulant jouer de l’intimidation, il dépêche au Khwârizmshâh un ambassadeur accompagné d’une armée de dix mille hommes. Malheureusement pour le calife, Takish met en fuite les troupes abbassides. Al-Nâsir persévère, et envoie son vizir et général, Ibn al-Qaççâb, qui conquiert la Susiane (Khûzistan) et poursuit sa route en remontant vers le nord. Mais Takish inflige une nouvelle défaite aux troupes abbassides devant Hamadhân (Ecbatane), en 1196, et tue Ibn al-Qaççâb.
L’armée abbasside se révèle finalement trop faible pour venir seule à bout du Khwârizmshâh. Al-Nâsir se voit dès lors contraint de s’en remettre à sa vieille tactique d’alliances : aider l’ennemi de l’ennemi. Cette fois, même cette tentative échoue : le prince ghûride d’Afghanistan, soutenu par al-Nâsir, est écrasé par le fils et successeur de Takish, Muhammad II, en 1204. Muhammad II sort même renforcé de cette épreuve, puisque son empire s’étend désormais de la Caspienne et du Sir-Darya au golfe d’Oman et à l’Indus.
Al-Nâsir tente par tous les moyens de fragiliser son ennemi : alliances, négociations, intrigues, assassinats… Mais rien n’affaiblit le Khwârizmshâh, qui songe même à marcher sur Bagdad avant qu’un hiver trop précoce ne le fasse oublier ses ambitions de conquête. Et après Muhammad II, c’est son fils, Jalâl ad-Dîn Manguberti, dernier des Khwârizmshâh, qui avance jusqu’à deux cents kilomètres de Bagdad.
La même année, le calife al-Nâsir meurt (1225). Ses quarante-cinq ans de règne n’auront pas suffi au calife pour asseoir son pouvoir reconquis en 1194 aux Seljoukides sur un territoire suffisamment vaste. Surtout, une autre menace guette, plus inquiétante encore : la menace mongole, qui ne va pas tarder à surgir à visage découvert, et à porter un coup, fatal cette fois, au califat abbasside. Car si Bagdad et le califat ont su résister aux assauts des Khwârizmshâh, si ces dangereux rivaux ont d’ailleurs enfin été matés par les Mongols, les Abbassides ne résisteront pas à la poussée mongole. Car, seulement trente-huit ans après le règne énergique de al-Nâsir, Bagdad chute, et le califat abbasside avec (1258).
En 1258, Bagdad tombe aux mains des Mongols. Malgré la politique énergique menée pendant des décennies par al-Nâsir pour réaffirmer la puissance abbasside, le califat se révèlera incapable de faire face, trente ans plus tard, à cette nouvelle menace.
Source : L’Histoire, n°12, mai 1979, p. 41.
Le règne de al-Nâsir, dernier grand règne abbasside avant le cataclysme de 1258, est révélateur de la faiblesse du califat abbasside dans ses dernières décennies. Malgré son succès pour mettre à bas le pouvoir seljoukide, les multiples tentatives de al-Nâsir pour récupérer définitivement le pouvoir califal d’antan échouent. Le jeu diplomatique qui a rythmé son règne l’a enfermé dans un système de dépendances vis-à-vis de ses alliées, auprès desquels il était toujours redevable ; et quand il a essayé de s’émanciper de ces jeux d’alliances, al-Nâsir s’est cogné à la supériorité militaire de ses ennemis. Une preuve ultime qu’au début du XIIIe siècle, malgré les ambitions du calife, les Abbassides n’étaient définitivement plus aptes à gouverner seuls sur leur immense empire ?
Notes :
(1) André Miquel, « Le calife an-Nâcir », L’Histoire n°12, mai 1979.
Bibliographie :
– Cyrille Aillet, Emmanuelle Tixier, Eric Vallet (dirs.), Gouverner en Islam, Xe-XVe s., Paris, Atlande, 2014.
– Amira K. Bennison, The Great Caliphs : The Golden Age of the ‘Abbasid Empire, New Haven, Yale University Press, 2010.
– Albert Hourani, Histoire des peuples arabes, Paris, Seuil, 1993.
– André Miquel, « Le calife an-Nâcir », L’Histoire n°12, mai 1979.
– Dominique Sourdel, L’Islam médiéval : Religion et civilisation, Paris, PUF, 2005.
Delphine Froment
Agrégée d’histoire et élève à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, Delphine Froment prépare actuellement un projet doctoral. Elle a largement étudié l’histoire du Moyen-Orient au cours de ses études universitaires, notamment l’histoire de l’Islam médiéval dans le cadre de l’agrégation.
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