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Ce nouvel entretien avec Jean-Charles Ducène vise à présenter ‘Amr al-Jāḥiẓ, un esprit curieux, philosophique, agent de l’émergence de l’adab, défenseur de l’arabité et de l’Islam mu‘tazilite.
Directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études où son enseignement et ses recherches portent sur la géographie et les sciences naturelles arabes médiévales, Jean-Charles Ducène revient sur ce témoin de son temps, théoricien de la mesure et de l’opposition intérieure et extérieure naturelle à l’être, qui emploie la pensée aristotélicienne traduite en arabe pour accompagner sa quête intellectuelle.
‘Amr al-Jāḥiẓ nait à Bassora dans une famille modeste vers 776, il était probablement d’ascendance éthiopienne et marqué par une malformation des yeux, d’où son surnom de al-Jāḥiẓ « qui a la cornée saillante ». Bassora était alors un grand centre d’étude de l’arabe, avec l’apparition des questions posées par l’émergence d’une théologie musulmane, de sa définition par rapport à la raison, des problèmes liés à l’exercice du califat et des revendications culturelles non-arabes.
Ses méthodes et ses écrits montrent l’effervescence intellectuelle du moment, où l’inquiétude et la recherche poussent à la réflexion, qu’il soumet à la raison, à l’observation et en dernier recours au dogme musulman, mais rationalisé. Il se forme de manière traditionnelle en fréquentant les cercles d’études de la ville, notamment celui du philosophe mu‘tazilite, al-Naẓẓām (m. vers 840), qui lui donne la méthode de pensée qu’il suivra toute sa vie et fera paraître dans plusieurs de ses ouvrages. Il fréquente par la suite la cour califale à Bagdad puis à Samarra et côtoie ainsi les califes al-Ma’mūn (r. 813-833) à partir de 202/817, puis al-Mutawakkil (r. 847-861). Une anecdote sans doute apocryphe rapporte qu’il aurait été choisi par al-Mutawakkil pour être le précepteur d’un de ses fils, mais vu l’aspect physique trop déplaisant de Jāḥiẓ, le calife l’aurait directement congédié avec une indemnité ! Sa présence dans la capitale lui permet aussi de tirer parti des livres qui y circulaient et notamment de ceux traduits du grec. On doit remarquer que n’étant pas un savant qui vivait de son enseignement et n’appartenant pas à une famille fortunée, Jāḥiẓ est le premier écrivain arabe à vivre de sa plume. Ses œuvres lui assurent un revenu qui lui permet d’avoir une concubine, une esclave pour la servir et un jeune esclave. Il n’a jamais été marié, préférant, semble-t-il, les femmes esclaves.
Certes, il se plie aux codes sociaux de son époque en étant un courtisan assidu, parfois proche des vizirs si pas des califes, et comme ses penchants intellectuels axés sur le rationalisme recoupent ceux de la cour, il devient le porte-plume officieux du pouvoir dans ses écrits politico-religieux. Son « Livre des animaux » est dédié au vizir Ibn al-Zayyāt (m. 847), qui le récompense d’une belle somme d’argent ; il compose une « Réfutation des chrétiens » quand le calife al-Mutawakkil inaugure une politique plus rigoureuse envers les non-musulmans ; et plus tard, il écrira son traité sur « Les mérites des Turcs » pour le secrétaire al-Fatḥ ibn Ḫāqān (m. 861), lui-même d’origine turque. Son opuscule « Sur la supériorité des Noirs sur les Blancs », écrit après 242/ 846-47 peut se lire en réponse aux tensions que la société pouvait connaître à ce moment. Sur la fin de sa vie, il est touché par une hémiplégie et se retire à Bassora où il meurt en décembre 868.
C’est tout d’abord un polygraphe avec une œuvre qui compte plus de 200 titres, dont seule une trentaine a subsisté en tout ou en partie, et dont la chronologie n’est pas facile à établir. Comme il fut curieux de tout et aborda dans ses écrits une multitude de sujets, il participa pleinement à l’émergence du concept proprement arabe qu’est l’adab ou « culture générale » qui s’acquiert et se transmet par le plaisir de la lecture ou de la conversation, dans une langue recherchée, mais sans technicité professionnelle. L’adab correspond aussi alors à une éthique qui se forme dans la nouvelle société urbaine qui émerge, partagée entre l’ancienne morale arabe, les valeurs islamiques naissantes et l’apport des ethnies diverses qui composent la société du moment.
Pas au premier sens du terme, c’est d’abord un prosateur qui développe sa pensée par une dialectique subtile qui prend forme dans des modes d’expression bien établis comme les catalogues de vertus, des joutes verbales (mufāḫara) ou des inventaires comparatifs (munāẓara) dans lesquelles les qualités et les défauts d’un animal, d’une ville, d’une région sont mis en exergue. Il recherche un moyen terme entre deux opposés, et cette quête réfléchie illustre l’aspect mu‘tazilite de sa pensée. C’est par l’intelligence que l’homme raisonnable peut créer, apprendre contrairement à l’animal programmé par son instinct ou les planètes, inertes, qui évoluent régulièrement. L’aspect optimal de la création s’équilibre par ses contraires, il y a une harmonie et l’existence du bien et du mal nécessite de faire des choix et de réfléchir, c’est le libre arbitre. Ces jeux de l’esprit apparaissent notamment dans ses épitres sur « Le rond et le carré », « Les éphèbes et les jeunes filles » ou encore « Sur la supériorité des Noirs sur les Blancs ».
Quand nous le lisons aujourd’hui, il nous déroute par son esprit indompté qui ne conduit pas sa réflexion d’une manière logique, mais par de multiples digressions désordonnées, en faisant parfois sourire par un humour subtil, sardonique. Il repose sa démarche sur la raison, l’observation et le dogme islamique, vu comme l’ultime grâce faite par le créateur à la création. La raison philosophique, si elle provient bien de la Grèce, n’est perçue que dans son utilité directe, sans que soit remise en cause la supériorité arabe et islamique.
La géographie, et plus particulièrement « la géographie humaine », est une thématique qui traverse ses questionnements quand al-Jāḥiẓ aborde la diversité de la création.
Dans une œuvre au titre apocryphe, « Du carré et du rond », il passe en revue une série d’interrogations sur l’histoire, la religion et le monde, avec une préférence accordée au legs intellectuel grec, ancien et inoffensif pour l’islam - la raison -, au contraire de l’héritage persan (soit une morale politique). Il reprend une thèse philosophique « mu‘tazilite » considérant le monde créé comme foncièrement optimal, puisque le créateur est bon par nature. Alors, comment expliquer la diversité naturelle et humaine qui nous entoure, qui est souvent structurée par des oppositions, alors que l’uniformité aurait été moins perturbatrice en apparence ? Parce que d’abord, l’homme étant un être de raison, cette diversité peut être interprétée comme harmonie des contraires. Enfin, en pratique, l’hétérogénéité apparente se perçoit comme étant due à des influences locales.
Dans son « Livre sur les animaux » (voir illustration) ou plus exactement de « la création animée », qui s’appuie sur le traité éponyme d’Aristote, il aborde des centaines d’animaux, mais il s’interroge aussi sur l’animal humain, en distinguant dans une série de réflexions éparses l’influence du milieu physique sur l’homme (alimentation, maladie, etc.) et sur les structures sociales : économie, circulation, politique, annonçant ainsi la géographie humaine. En outre, il s’appuie beaucoup sur l’importance de son observation dans sa réflexion. Il soutient que le facteur climatique ne détermine pas seulement le caractère physique d’une communauté donnée [1], mais qu’il façonne également « la reproduction, le caractère et la disposition à l’honneur » [2]. Il remarque que l’avarice des gens d’al-Ahwāz, qui affecte même les plus nobles voyageurs qui y resteraient longtemps, est due à l’air pollué émanant des canaux et des marais entourant la localité, aux montagnes infectées de vipères et de scorpions et soumises à un soleil implacable. Tout cela combiné affecte l’air de ceux qui viennent en ville [3]. La couleur noire de certaines personnes est due aussi à l’environnement. Par exemple, dans la région du Nedj qui a un substrat de basalte noir : « Il n’est pas si inhabituel que ses gazelles et ses autruches, ses insectes et ses mouches, ses renards, ses moutons et ses ânes, ses chevaux et ses oiseaux soient tous noirs. Le noir et le blanc sont en fait causés par les propriétés de la région, comme par la nature divine de l’eau et du sol, par la proximité ou l’éloignement du soleil et par l’intensité ou la douceur de la lumière » [4].
On lui doit en particulier le « Livre des lieux d’origine et des pays » ou « Livre des métropoles et des merveilles des pays » (Kitāb al-awtān wa-l-buldān ou Kitāb al-amṣār wa-‘aǧā’ib al-buldān) ouvrage de la maturité, sans doute écrit en 248/860-861. Il n’est conservé que sous forme d’extraits et son titre original n’est pas connu avec exactitude. Dans l’état actuel de l’opuscule, il aborde successivement la tribu des Quraysh - soit celle de Muḥammad - à La Mecque, la ville de Médine, l’Égypte, al-Ahwāz, Kūfa, Bassora et Hérat. Il y défend l’idée de l’influence des territoires sur les dispositions naturelles des habitants et l’amour du pays natal, qui n’en est qu’une autre expression. Cette influence s’exerce aussi sur les gens nés ailleurs, qui y restent un certain temps. Ainsi, la nature du sol et de l’air de Médine est de sentir bon. Toutefois, ces caractères naturels sont aussi dus à une profession ou à un groupe auquel on appartient, indépendamment du territoire. Ainsi, les Byzantins ont perdu leur valeur militaire en se convertissant au christianisme [5]. Les pays ont aussi des qualités spécifiques qu’ils communiquent à tout ce qui s’y trouve, comme aux ânes ou au papyrus en Égypte ou des défauts particuliers à l’instar des fièvres qui touchent les habitants d’al-Ahwāz, dès leur naissance. Et il y reprend l’idée que le Nil a un cours et un moment de crue inverse des autres fleuves.
Il est probablement aussi l’auteur d’un opuscule où il porte son intérêt sur les produits commercialisés de son époque, « Le livre de la clairvoyance en matière de commerce » (Kitāb al-tabaṣṣur bi-l-tiǧāra) [6], qu’il aurait écrit quand il travaillait pour l’élite fortunée de Bagdad. Il y recense selon son introduction « les articles de luxe, objets précieux et joyaux qui atteignent une grande valeur » tant pour les hommes cultivés que pour ceux qui pratiquent le commerce. Son inventaire est hiérarchisé, traitant de l’or et de l’argent (§1), des perles et pierres précieuses (§3-6), des parfums (§7), des étoffes, peaux et teintures (§8-13), des marchandises rares classées par région, en commençant l’Inde et la Chine (§15-16). Il termine par des animaux utilisés pour la chasse (§17).
Pas réellement ou de manière indirecte. En revanche, leur thématique et leur écriture témoignent des problèmes sociétaux qui traversaient la société abbasside irakienne. Ainsi, si son essai « Sur la supériorité des Noirs sur les Blancs » défend globalement l’avis contraire à ce qu’il soutenait dans son « Livre sur les animaux » à propos des Noirs, sa méthode argumentative est révélatrice. Pour prouver que les Noirs valent autant que les Arabes, il montre par des exemples que cette couleur n’est pas connotée négativement en arabe, il accumule ensuite une série de noms de personnages noirs qui se sont intégrés dans la société arabe en apprenant parfaitement l’arabe, car l’arabité apparaît en filigrane comme critère de normalité. C’était une question qui était soulevée dans la société abbasside du moment par les revendications des non-Arabes, avant tout des Persans, et Jāḥiẓ prend le parti des Arabes. Quant aux stéréotypes prétendant que les Noirs sont moins intelligents que les Arabes, il les explique sans les récuser en démontrant que l’essentiel des Noirs présents dans la société sont des esclaves, provenant de la périphérie de l’Afrique et maltraités par l’existence. Quant aux traits somatiques et moraux, ils sont un effet des « caractéristiques » physiques des pays, qui les impriment sur leurs habitants. Quant aux groupes désignés, on retrouve les Éthiopiens, les Zanj - les Souahilis actuels - les Nubiens, et des populations du Sahara.
À vrai dire, ses connaissances sur les populations situées hors du monde musulman sont limitées et il ne s’y intéresse que si ce qu’il peut en dire est inoffensif pour l’islam ou est susceptible de renforcer la foi du musulman. Or notre auteur est peu enclin au taqlīd, l’imitation obtuse des premiers musulmans dans les gestes et la morale, pour lui il faut comprendre le bienfondé de ce que l’on fait, et la comparaison avec d’autres populations aide à cela. Ainsi, considère-t-il qu’il y a quatre nations civilisées : les Arabes, les Greco-Byzantins, les Indiens et les Persans. Les premiers sont doués pour l’expression orale et la rhétorique, les Gréco-Romains et les Indiens sont versés chacun dans les sciences et la philosophie, tandis que les Persans étaient talentueux dans l’administration - il passe volontairement sous silence leur legs littéraire. Mais ces nations étaient ou sont encore dans l’erreur manifeste dans leurs religions, marquées par une place plus ou moins grande de l’irrationnel. Par exemple, la trinité est pour lui une bizarrerie. La description des rites ou pratiques religieuses des Indiens lui sert de repoussoir pour valider celles de l’islam. L’homme seul, sans la révélation, serait perdu devant la complexité du monde, et Dieu dans sa providence l’a doué d’une intelligence éclairée par la révélation islamique. En même temps, il admire les sciences indiennes (mathématique, astronomie, médecine), et leur couleur de peau lui permet de les associer aux Noirs, démontrant par-là que les Noirs ne sont pas moins intelligents par nature.
Quant à son épitre « Sur les qualités des Turcs », n’oublions pas qu’elle fut composée à l’époque où le calife al-Mu‘taṣim (m. 842) acheta un grand nombre d’esclaves turcs pour en faire une troupe fidèle. Jāḥiẓ fait l’éloge de cet élément turc, en le comparant aux autres composantes potentielles de l’armée à savoir les Arabes et les Persans. À ce niveau, les différences ethniques sont plus apparentes que réelles, subordonnées qu’elles sont à la dévotion au souverain, écrit-il. Néanmoins, il observe que les Turcs font particulièrement preuve d’endurance, de combattivité, d’adresse et de bravoure. Somme toute, qualités propres aux nomades à la différence de l’intelligence abstraite du Grec ancien, de la créativité ingénieuse du Chinois ou des talents oratoires et poétiques de l’Arabe.
Oui, mais relativement peu. Au travers de son œuvre, de manière incidente, des indications montrent qu’il a voyagé en Irak par les canaux et il connaît al-Ahwāz. À l’est, il est allé jusqu’à Hérat [7]. À l’opposé, Antioche semble être la borne de ses déplacements, et c’est peut-être par là qu’il prétend avoir visité le pays des Rūm, soit les Byzantins. Il témoigne avoir admiré la mosquée de Damas [8]. Disons qu’il a parcouru le Proche-Orient, mais al-Mas‘ūdī lui reprochera plus tard d’avoir écrit un livre de géographie sans avoir assez voyagé. Pour pallier à ces lacunes, Ǧāḥiẓ interroge aussi beaucoup : à Bagdad, il pose des questions à des eunuques slaves comme il est le premier à mentionner l’exportation d’esclaves provenant de l’archipel de Zanzibar. Ceci dit, il se montre aussi très réticent à faire foi aux récits de marins, car il les considère comme trop hâbleurs.
Bibliographie :
Ben Sâad, M., Ordonner la diversité du vivant dans le Kitāb al-ḥayawān d’al-Ǧāḥiẓ (776- 868), Bruxelles, 2022.
Ducatez, Guy et Jacky, « Al-Ǧāḥiẓ. Kitāb faḫr as-sūdān ‘alā’ al-bīḍān », Revue des études islamiques, LI, 1983, pp. 1-49.
Ducatez, G., « Extraits du Livre des Métropoles et des Pays », Revue des études islamiques, LXI-LXII, 1993-1994, pp. 123-174.
Jâhiz, Le cadi et la mouche. Anthologie du Livre des animaux, Paris, 1988.
Pellat, Ch., « Ǧāḥiziana, I : Le Kitāb al-Tabaṣur bi-l-tiǧāra attribué à Ǧāḥiẓ”, Arabica, I, (1954), pp. 152-165.
Florence Somer
Florence Somer est docteure en anthropologie et histoire religieuse et chercheuse associée à l’IFEA (Istanbul). Ses domaines de recherche ont pour cadre les études iraniennes, ottomanes et arabes et portent principalement sur l’Histoire transversale des sciences, de la transmission scientifique, de l’astronomie et de l’astrologie.
Jean-Charles Ducène
Jean-Charles Ducène est directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes où son enseignement et ses recherches portent sur la géographie et les sciences naturelles arabes médiévales. Il a notamment publié L’Europe et les géographes arabes (éditions du CNRS, 2018).
Notes
[1] Ǧāḥiẓ, Kitāb al-ḥayawān, Beyrouth, 1992, IV, p. 70-71 et tr. p. 238.
[2] Ǧāḥiẓ, Kitāb al-ḥayawān, V, p. 35-36.
[3] Ǧāḥiẓ, Kitāb al-ḥayawān, IV, pp. 143-144 ; Miquel, A., La géographie humaine du monde musulman, Paris, 1968, I, p. 48-49.
[4] Ǧāḥiẓ, Faḫr al-sūdān, Beyrouth, 1992, I, p. 219-220.
[5] Ducatez, G., « Extraits du Livre des Métropoles et des Pays », p. 155.
[6] Pellat, Ch., « Ǧāḥiziana, I : Le Kitāb al-Tabaṣṣur bi-l-tiǧāra attribué à Ǧāḥiẓ”, Arabica, I, (1954), pp. 152-165.
[7] Ducatez, G., « Extraits du Livre des Métropoles et des Pays », Revue des études islamiques, LXI-LXII, 1993-1994, p.158, p. 164 et p. 174.
[8] Ǧāḥiẓ, Kitāb al-ḥayawān, I, p. 56-57.
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