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En matière de figures historiques kurdes célèbres, l’Histoire retient volontiers celle de Saladin (1137-1193), connu pour s’être notamment opposé avec succès aux Croisés durant le XIIème siècle. Cependant, la visibilité que certains auraient pu avoir, dans l’Histoire, en tant que Kurde, a été grevée : ainsi le philosophe Ostad Elahi (1895-1974) [1] est-il connu pour être Iranien avant d’être kurde, tout comme l’ancien Président de la République de Syrie Adib ben Hassan al-Chichekli (1909-1964) [2] est-il retenu comme Syrien plutôt que comme Kurde.
L’Histoire ne manque pourtant pas de personnalités kurdes ayant marqué leur époque. Il en va ainsi de Théophobos, de son vrai nom Nusayr : Kurde d’origine, né au IXème siècle dans l’ouest de l’Iran dans une famille aristocratique, l’intéressé occupera une place centrale dans le mouvement des Khurramites, à l’origine d’une vaste rébellion contre le pouvoir abbaside dont il sera fait mention en détail dans cet article.
Il rejoindra finalement l’Empire byzantin, alors grand rival du Califat abbaside, afin d’offrir ses services - et ses substantielles forces - à l’empereur Théophile, et s’illustrera alors, sous le nom de Théophobos dans de nombreuses batailles, dont certaines joueront un rôle pivot dans l’histoire de la région, à l’instar de la bataille d’Anzen, au cours de laquelle certaines sources de l’époque racontent qu’il aurait, en personne, sauvé la vie de Théophile.
Sa popularité n’allant qu’en grandissant auprès des forces byzantines et de certaines élites à Constantinople, certains suggéreront qu’il remplace Théophile, que certaines rumeurs donnaient alors pour mort. Il restera malgré tout fidèle à l’empereur qui, lui, n’en gagnera qu’une méfiance exacerbée : selon certaines sources, il ordonnera sur son lit de mort l’assassinat du général kurde afin de protéger de toute concurrence son fils et héritier, le futur empereur Michel III (842-867).
Afin de présenter la vie de Théophobos et son influence dans l’histoire de son époque, le présent article s’attachera à exposer dans une première partie le rôle de Théophobos dans l’insurrection khurramite et son arrivée remarquée dans l’Empire byzantin. Le rôle qu’il y jouera alors aux côtés de l’empereur Théophile, ses succès comme mésaventures, feront enfin l’objet de la seconde partie de cet article.
Le terme de « communauté khurramite » désigne, avant tout, les membres d’un mouvement religieux et politique s’étant opposé au califat abbaside au IXème siècle. Il sera également utilisé, par la suite et par métonymie, pour désigner plus spécifiquement les Kurdes et Perses s’étant rebellés contre le calife abbaside al-Mu’tasim (796-842) et qui s’enrôleront par la suite dans l’armée de l’empereur Théophile, au service duquel ils deviendront des atouts militaires dans ses campagnes aux marches orientales de l’Empire byzantin.
L’histoire des Khurramites commence en 816, lorsque Babak Khorramdin (795/798-838) lance en Azerbaïdjan une rébellion armée contre le pouvoir abbaside [3]. Cette insurrection fait appel aux traditions et sentiments identitaires mazdakites [4] particulièrement répandus dans la région et qui amènera la rébellion à s’étendre à plusieurs provinces de l’actuel Iran, en particulier dans le nord et l’ouest [5]. Les Khurramites suivent un modèle de croyances basées sur le culte zoroastrien du mazdakisme, réprimé par le pouvoir en place [6].
Babak prend position dans les montagnes et lance une guerre asymétrique contre les forces abbasides ; le calife al-Ma’mun enverra une succession de gouverneurs de la province de l’Azerbaïdjan contre lui, en vain. Utilisant le terrain à son avantage, Babak parviendra à arracher de nombreuses victoires contre les forces arabes, s’abattant sur elles dans le piémont et trouvant aussitôt refuge dans les montagnes [7].
Le succès de Babak en Azerbaïdjan provoquera l’apparition de nouvelles poches de rébellion khurramites, notamment en Iran, dans les monts Zagros. Les opérations militaires de l’insurrection en Iran sont dirigées par un certain Nusayr [8]. Celui-ci serait né dans une famille appartenant, initialement, à l’aristocratie kurde iranienne. La date et la localisation exactes de sa naissance ne sont pas connues, sinon qu’elle a certainement eu lieu au début du IXème siècle dans l’ouest de l’Iran, région historiquement peuplée de Kurdes et qui connaîtra, à cet égard, des événements très riches durant les siècles qui suivront. Il sera élevé, dès son plus jeune âge, au sein de la communauté khurramite, alors sous le feu des persécutions du califat Abbaside.
Nusayr dirigera le mouvement rebelle en Iran jusqu’à l’écrasement de ses forces par les armées du calife al-Mu’tasim [9], alors dirigées par Ishaq ibn Ibrahim al-Mus’abi (date de naissance inconnue - 850) [10], entre le 20 octobre et le 17 novembre 833. L’année suivante, en 834, Nusayr, accompagné de quatorze milles autres Khurramites, décide de sauver ce qu’il peut de son armée et franchit la plaine de l’Ararat [11] afin de rejoindre l’Empire byzantin. L’arrivée d’une telle force professant sa volonté de combattre au profit de Constantinople contre le califat est accueillie avec enthousiasme - et ambition - par l’empereur byzantin Théophile (813-842).
Les Khurramites sont aussitôt convertis au christianisme, se voient donner pour femmes des veuves de militaires, et sont incorporés à l’armée byzantine au sein de la « turma [12] perse ». Nusayr, désormais baptisé Théophobos (littéralement « le craint/le respecté de Dieu »), est placé à la tête de la turma et élevé au rang de patrikios (patrice) [13]. Les sources s’affrontent en revanche sur l’épouse que Théophile lui attribue : certains affirment que ce dernier lui aurait confié l’une de ses sœurs [14], tandis que d’autres soutiennent qu’il s’agissait d’une sœur de la femme de l’empereur, Théodora. Enfin, un sceau impérial attribué à Théophobos lui octroie le titre de « exousiastes [15] des Perses », indiquant que Théophile entendait certainement faire de lui le gouverneur d’une principauté alliée aux Byzantins, probablement en Azerbaïdjan ou au Kurdistan [16].
L’accueil grandiose ainsi que les honneurs réservées à Théophobos et ses hommes par la cour impériale byzantine s’expliquent par l’aspect indéniablement salvateur de leur arrivée : en difficulté depuis plusieurs années face aux armées musulmanes, Constantinople voit dans l’incorporation des forces khurramites une opportunité rêvée de renverser le rapport de forces. En effet, non seulement les Khurramites s’avèrent d’implacables adversaires des Arabes, dont la répression de leur communauté religieuse est à l’origine de l’exil de Théophobos et de ses hommes, mais l’ampleur de la force khurramite nouvellement incorporée à l’armée byzantine augmente substantiellement les effectifs de cette dernière (jusqu’à un sixième des effectifs totaux, selon certaines sources) [17].
En 833, le calife al-Ma’mun meurt et son demi-frère, al-Mu’tasim, assure sa succession. Le nouveau calife se montre déterminé à écraser la rébellion khurramite une fois pour toute. Il nomme pour cela un noble iranien, Khaydhar ibn Kawus al-Afshin (date de naissance inconnue - meurt en 841). Celui-ci adopte alors une approche méthodique et avance progressivement dans les montagnes, capturant une par une les places-fortes rebelles. Babak tentera de contrer l’offensive d’al-Afsin en s’en prenant à ses routes d’approvisionnement, mais le général iranien, fin stratège, parviendra à éluder chacune des attaques de Babak et à lui infliger de lourdes pertes. Le rebelle khurramite se réfugiera alors dans sa forteresse réputée imprenable [18] de Badd (aujourd’hui appelé « Château de Babak »), près de la rivière Araxe, à quelques kilomètres au sud-ouest de l’actuelle ville iranienne de Kaleybar, dans la province d’Azerbaïdjan oriental [19].
La révolte de Babak est toutefois écrasée brutalement le 15 août 837. En dépit des difficultés d’approche de la forteresse de Badd, qui ne pouvait être atteinte que par un étroit défilé, les soldats d’al-Afshin prennent d’assaut la forteresse et réussissent à prendre le dessus sur ses défenseurs. Babak et quelques uns de ses lieutenants parviennent à s’enfuir dans les forêts environnantes tandis que le fort est méthodiquement détruit par les soldats arabes. Le chef de la rébellion sera finalement trahi par l’un de ses hommes et sera capturé, quelques semaines plus tard, par les forces abbassides. Paradé dans les rues de Samarra au sommet d’un éléphant, Babak aura les mains et pieds coupés avant d’être décapité le 4 janvier 838 en présence du calife. Son corps sera exposé au public sur un gibet pendant plusieurs jours dans la capitale abbaside [20].
Emile Bouvier
Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.
Notes
[1] Ostad Elahi, de son vrai nom Nur Ali Elahi, était un penseur, musicien et haut magistrat kurde iranien dont les travaux porteront sur la dimension métaphysique de l’être humain ; sa pensée connaîtra un succès international et fera l’objet d’expositions à la Sorbonne à Paris en 1995 par exemple, ou encore au Metropolitan Museum of Art (le célèbre « Met ») à New York en 2015. Né dans un petit village près de Kermanshah, « capitale » du Kurdistan iranien, il recevra de son père une éducation religieuse yârsâne, du nom du yârsânisme, une religion essentiellement kurde à laquelle les Clés du Moyen-Orient consacrait récemment un article.
[2] Adib Chichekli est né au sein de l’une des rares familles kurdes de la ville de Hama, à l’ouest de la Syrie, sous l’Empire ottoman. Militaire de formation, il combattra les forces israéliennes en 1948 et gagnera une influence incontournable dans les affaires politiques et militaires de la Syrie avant de prendre le pouvoir en 1953 ; il sera finalement chassé par un coup d’Etat en 1954. Son nom, « Chichekli », est le dérivé d’un nom turco-kurde très courant, « Çiçekli » (prononcer « tchitchékli »), signifiant « fleuri » (ou « avec des fleurs » s’il s’agit d’une personne).
[3] Goyushov, Altay, Jennifer Solveig, and Sofie Bedford. "Islam in Azerbaijan." Caucasus Analytical Digest (CAD) 44 (2012).
[4] Le mazdakisme est un courant de pensée réformateur et « purifié » du zoroastrisme, fondé par Mazdak (date de naissance inconnue - mort en 524 ou 528), lui-même un prêtre du zoroastrisme (un « mobad »). Le mazdakisme gagnera une forte influence au fil des années au point que le roi Kavadh 1er (au pouvoir de 488 à 531) se convertira lui-même à ce mouvement religieux.
[5] Saboorifar, Farhad. "Mazdakism and its historical principals." QUID : Investigación, Ciencia y Tecnología 1 (2017) : 2478-2483.
[6] W. Madelung, "Khurrammiya" in Encyclopaedia of Islam. Edited by : P. Bearman, Th. Bianchi, C.E. Bosworth, E. van Donzel and W.P. Heinrichs. Brill, 2009. Brill Online.
[7] Karimi Alvar, Keyvan, and Ali Rezaeyan. "An Analytical Survey of the Political-Religious Approaches of Babak and Tahir in Their Encounters with Abbasid Caliphate." Historical Study of War 3, no. 3 (2019) : 73-94.
[8] Codoñer, Juan Signes. The Emperor Theophilos and the East, 829–842 : Court and Frontier in Byzantium during the Last Phase of Iconoclasm. Routledge, 2016.
[9] History of al-Tabari Vol. 32, The : The Reunification of the’Abbasid Caliphate : The Caliphate of al-Ma’mun AD 813-833/AH 198-218. SUNY Press, 2015.
[10] L’intéressé occupera un poste singulier au service du califat abbaside durant le IXème siècle. A la fois conseiller, général ou encore responsable de la sécurité de ville de Bagdad, il servira quatre califes : al-Ma’mun (786-833), al-Mu’tasim (796-842), al-Wathiq (812-847) et al-Mutawakki (822-861).
[11] BARTIKIAN, RM. "Les Khurramites byzantins et l’Arménie." Vestnik obsestvennyh nauk 564 (1989) : 3-14.
[12] La « turma » constituait une unité de cavalerie au sein de l’armée impériale romaine ; dans l’Empire byzantin, les turma désigneront des entités militaires bien plus vastes et ne se cantonnant pas uniquement à la cavalerie.
[13] Mekhamadiev, Evgeniy A. "PERSIANS-KHURRAMITES IN THE BYZANTINE MILITARY SERVICE DURING 833-839/840 : MILITARY RANK AND FUNCTIONS OF PERSIAN MILITARY UNITS." Science Journal of Volgograd State University. History. Area Studies. International Relations/Vestnik Volgogradskogo Gosudarstvennogo Universiteta. Seriâ 4, Istoriâ, Regionovedenie, Mezdunarodnye Otnošeniâ 25, no. 6 (2020).
[14] Cheynet, Jean-Claude. "La place de la Serbie dans la diplomatie byzantine a la fin du XIè siècle." Зборник радова Византолошког института 45 (2008) : 90-97.
[15] L’exousiastes consistait en un titre attribué par l’Empereur byzantin à un souverain étranger.
[16] Rekaya, Mohamed. "MISE AU POINT SUE THÉOPHOBE ET L’ALLIANCE DE BÂBEK AVEC THÉOPHILE (833/34-839/40)." Byzantion 44, no. 1 (1974) : 43-67.
[17] Treadgold, Warren T. "Notes on the Numbers and Organization of the Ninth-Century Byzantine Army." Greek, Roman, and Byzantine Studies 21, no. 3 (1980) : 269-288.
[18] La forteresse se dresse au sommet d’une montagne à environ 2500 mètres d’altitude et domine les vallées environnantes, 400 à 600 mètres plus bas.
[19] Crone, Patricia (2012). The Nativist Prophets of Early Islamic Iran : Rural Revolt and Local Zoroastrianism. Cambridge University Press. pp. 1–543. ISBN 978-1-139-51076-9.
[20] Nafisi, Sa’id. "Babak Khorramdin." (2005).
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(Article initialement publié le 5 octobre 2020)
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