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Qui est Théophobos, ce général kurde qui faillit devenir Empereur romain d’Orient ? (1/2). Du rebelle khurramite défait au général byzantin acclamé

Par Emile Bouvier
Publié le 09/04/2021 • modifié le 09/04/2021 • Durée de lecture : 7 minutes

Mariage de l’empereur byzantin Theophile (813-842) : ayant reuni les plus belles femmes du royaume pour trouver une epouse, il choisit Theodora et lui offre une pomme d’or. 9eme siecle. Gravure in " beaute de l’histoire du basse empire " redige par P. J. B. N. 1814 .

©Bianchetti/leemage
Leemage via AFP

Il rejoindra finalement l’Empire byzantin, alors grand rival du Califat abbaside, afin d’offrir ses services - et ses substantielles forces - à l’empereur Théophile, et s’illustrera alors, sous le nom de Théophobos dans de nombreuses batailles, dont certaines joueront un rôle pivot dans l’histoire de la région, à l’instar de la bataille d’Anzen, au cours de laquelle certaines sources de l’époque racontent qu’il aurait, en personne, sauvé la vie de Théophile.

Sa popularité n’allant qu’en grandissant auprès des forces byzantines et de certaines élites à Constantinople, certains suggéreront qu’il remplace Théophile, que certaines rumeurs donnaient alors pour mort. Il restera malgré tout fidèle à l’empereur qui, lui, n’en gagnera qu’une méfiance exacerbée : selon certaines sources, il ordonnera sur son lit de mort l’assassinat du général kurde afin de protéger de toute concurrence son fils et héritier, le futur empereur Michel III (842-867).

Afin de présenter la vie de Théophobos et son influence dans l’histoire de son époque, le présent article s’attachera à exposer dans une première partie le rôle de Théophobos dans l’insurrection khurramite et son arrivée remarquée dans l’Empire byzantin. Le rôle qu’il y jouera alors aux côtés de l’empereur Théophile, ses succès comme mésaventures, feront enfin l’objet de la seconde partie de cet article.

1. La rébellion khurramite

Le terme de « communauté khurramite » désigne, avant tout, les membres d’un mouvement religieux et politique s’étant opposé au califat abbaside au IXème siècle. Il sera également utilisé, par la suite et par métonymie, pour désigner plus spécifiquement les Kurdes et Perses s’étant rebellés contre le calife abbaside al-Mu’tasim (796-842) et qui s’enrôleront par la suite dans l’armée de l’empereur Théophile, au service duquel ils deviendront des atouts militaires dans ses campagnes aux marches orientales de l’Empire byzantin.

L’histoire des Khurramites commence en 816, lorsque Babak Khorramdin (795/798-838) lance en Azerbaïdjan une rébellion armée contre le pouvoir abbaside [3]. Cette insurrection fait appel aux traditions et sentiments identitaires mazdakites [4] particulièrement répandus dans la région et qui amènera la rébellion à s’étendre à plusieurs provinces de l’actuel Iran, en particulier dans le nord et l’ouest [5]. Les Khurramites suivent un modèle de croyances basées sur le culte zoroastrien du mazdakisme, réprimé par le pouvoir en place [6].

Babak prend position dans les montagnes et lance une guerre asymétrique contre les forces abbasides ; le calife al-Ma’mun enverra une succession de gouverneurs de la province de l’Azerbaïdjan contre lui, en vain. Utilisant le terrain à son avantage, Babak parviendra à arracher de nombreuses victoires contre les forces arabes, s’abattant sur elles dans le piémont et trouvant aussitôt refuge dans les montagnes [7].

Le succès de Babak en Azerbaïdjan provoquera l’apparition de nouvelles poches de rébellion khurramites, notamment en Iran, dans les monts Zagros. Les opérations militaires de l’insurrection en Iran sont dirigées par un certain Nusayr [8]. Celui-ci serait né dans une famille appartenant, initialement, à l’aristocratie kurde iranienne. La date et la localisation exactes de sa naissance ne sont pas connues, sinon qu’elle a certainement eu lieu au début du IXème siècle dans l’ouest de l’Iran, région historiquement peuplée de Kurdes et qui connaîtra, à cet égard, des événements très riches durant les siècles qui suivront. Il sera élevé, dès son plus jeune âge, au sein de la communauté khurramite, alors sous le feu des persécutions du califat Abbaside.

2. L’arrivée salvatrice de Théophobos et son armée de khurramites

Nusayr dirigera le mouvement rebelle en Iran jusqu’à l’écrasement de ses forces par les armées du calife al-Mu’tasim [9], alors dirigées par Ishaq ibn Ibrahim al-Mus’abi (date de naissance inconnue - 850) [10], entre le 20 octobre et le 17 novembre 833. L’année suivante, en 834, Nusayr, accompagné de quatorze milles autres Khurramites, décide de sauver ce qu’il peut de son armée et franchit la plaine de l’Ararat [11] afin de rejoindre l’Empire byzantin. L’arrivée d’une telle force professant sa volonté de combattre au profit de Constantinople contre le califat est accueillie avec enthousiasme - et ambition - par l’empereur byzantin Théophile (813-842).

Les Khurramites sont aussitôt convertis au christianisme, se voient donner pour femmes des veuves de militaires, et sont incorporés à l’armée byzantine au sein de la « turma [12] perse ». Nusayr, désormais baptisé Théophobos (littéralement « le craint/le respecté de Dieu »), est placé à la tête de la turma et élevé au rang de patrikios (patrice) [13]. Les sources s’affrontent en revanche sur l’épouse que Théophile lui attribue : certains affirment que ce dernier lui aurait confié l’une de ses sœurs [14], tandis que d’autres soutiennent qu’il s’agissait d’une sœur de la femme de l’empereur, Théodora. Enfin, un sceau impérial attribué à Théophobos lui octroie le titre de « exousiastes [15] des Perses », indiquant que Théophile entendait certainement faire de lui le gouverneur d’une principauté alliée aux Byzantins, probablement en Azerbaïdjan ou au Kurdistan [16].

L’accueil grandiose ainsi que les honneurs réservées à Théophobos et ses hommes par la cour impériale byzantine s’expliquent par l’aspect indéniablement salvateur de leur arrivée : en difficulté depuis plusieurs années face aux armées musulmanes, Constantinople voit dans l’incorporation des forces khurramites une opportunité rêvée de renverser le rapport de forces. En effet, non seulement les Khurramites s’avèrent d’implacables adversaires des Arabes, dont la répression de leur communauté religieuse est à l’origine de l’exil de Théophobos et de ses hommes, mais l’ampleur de la force khurramite nouvellement incorporée à l’armée byzantine augmente substantiellement les effectifs de cette dernière (jusqu’à un sixième des effectifs totaux, selon certaines sources) [17].

3. La répression finale des Khurramites

En 833, le calife al-Ma’mun meurt et son demi-frère, al-Mu’tasim, assure sa succession. Le nouveau calife se montre déterminé à écraser la rébellion khurramite une fois pour toute. Il nomme pour cela un noble iranien, Khaydhar ibn Kawus al-Afshin (date de naissance inconnue - meurt en 841). Celui-ci adopte alors une approche méthodique et avance progressivement dans les montagnes, capturant une par une les places-fortes rebelles. Babak tentera de contrer l’offensive d’al-Afsin en s’en prenant à ses routes d’approvisionnement, mais le général iranien, fin stratège, parviendra à éluder chacune des attaques de Babak et à lui infliger de lourdes pertes. Le rebelle khurramite se réfugiera alors dans sa forteresse réputée imprenable [18] de Badd (aujourd’hui appelé « Château de Babak »), près de la rivière Araxe, à quelques kilomètres au sud-ouest de l’actuelle ville iranienne de Kaleybar, dans la province d’Azerbaïdjan oriental [19].

La révolte de Babak est toutefois écrasée brutalement le 15 août 837. En dépit des difficultés d’approche de la forteresse de Badd, qui ne pouvait être atteinte que par un étroit défilé, les soldats d’al-Afshin prennent d’assaut la forteresse et réussissent à prendre le dessus sur ses défenseurs. Babak et quelques uns de ses lieutenants parviennent à s’enfuir dans les forêts environnantes tandis que le fort est méthodiquement détruit par les soldats arabes. Le chef de la rébellion sera finalement trahi par l’un de ses hommes et sera capturé, quelques semaines plus tard, par les forces abbassides. Paradé dans les rues de Samarra au sommet d’un éléphant, Babak aura les mains et pieds coupés avant d’être décapité le 4 janvier 838 en présence du calife. Son corps sera exposé au public sur un gibet pendant plusieurs jours dans la capitale abbaside [20].

Publié le 09/04/2021


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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