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Le dessin astral du monde

Par Florence Somer
Publié le 06/01/2023 • modifié le 06/01/2023 • Durée de lecture : 8 minutes

Haft Keshvar Plate.

Partant de Xi’an, il atteint Turfan puis Samarcande avant de s’orienter vers le sud en descendant vers Balkh, Bamyan, Taxila, Multan puis sillonner l’Inde d’est en ouest et finalement prendre la route du retour en passant par les montagnes du Pamir puis Dunhuang. Son arrivée, dans le premier mois lunaire de l’année 645, est saluée en grande pompe sur l’ordre de l’empereur Tang Taizong (598-649).

Alors qu’aucun guide ne l’accompagne dans ses pérégrinations, notre moine entreprend un long périple de seize années pour arriver à son but et s’orienter, hors de sa Chine natale, dans les terres tantôt hostiles, tantôt hospitalières de l’occident perse et indien. Dans « les grands documents Tang sur les régions occidentales » [1], Xuanzang détaille ses voyages et nous offre un panorama culturel, politique et religieux d’une extrême richesse, notamment concernant la civilisation sogdienne dont peu de traces nous sont parvenues. Les dates de son pèlerinage varient d’un témoin à l’autre, mais il ne fait aucun doute que le voyageur chinois s’est bien rendu en territoire persan et turc ainsi qu’en attestent les documents écrits conservés dans les archives des contrées par lesquelles il est passé.

Les premières boussoles issues de travaux de magiciens et de lettrés apparaissent en Chine aux environs du 9 ème siècle [2], ce qui signifie que notre voyageur se repère selon des concepts en vigueur à son époque, mais lesquels ? La Chine, la Grèce, l’Iran et l’Inde sont connectés par des savoirs géographiques et astronomiques communs, ce qui permet de postuler que Xuanzang doit avoir eu connaissance d’une vision particulière du monde, le délimitant en niveau, du Sud ou Nord et inspiré par la disposition des étoiles fixes.

Climats et Kešvars

La conception de la partition de l’œkoumène en vigueur à l’époque de Xuanzang est un double héritage astronomique grec et iranien.
Selon la théorie grecque des sept climats, le monde est divisé selon un réseau de coordonnées en longitude et en latitude réparti sous forme de bandes horizontales étirées dans l’hémisphère nord. La « géographie » de Ptolémée nous donne une idée précise de l’application de cette théorie même si le concept de la division de la terre en climats (du grec « klima » signifiant « inclinaison ») en zones est apparu dès le 6 ème siècle avant J.-C. dans les écrits de Parménide d’Élée alors qu’au 4 ème siècle Aristote a, dans le second livre de son traité des « Météorologiques », sa grande étude des corps et phénomènes célestes qui se produisent entre la Lune et la Terre, décrit la division de la terre en quatre zones dont deux seulement sont habitables.

La distance depuis l’équateur est astronomiquement déterminée par la longueur de l’ensoleillement au solstice d’été (soit le jour le plus long de l’année) et au solstice d’hiver (soit le jour le plus court de l’année). La terre était donc divisée en un certain nombre de zones, parallèles à l’équateur et déterminées par la longueur du jour par tranche de 30 minutes. Ainsi, le début du premier climat est situé à une distance de 16° 27’ à 13 heures alors que le septième climat débute à 48° 32’ à 16 heures. Cette géographie décrit le monde comme une sphère dont le quart habité est tributaire de la position du soleil qui divise les zones climatiques et influence leurs adaptations selon les zones chaudes, tempérées ou froides.

La tradition iranienne, quant à elle, hérite aussi de nombreuses notions grecques dont la conception de l’écoumène ou « quart habité » (rub‘ al-maskūn) de la terre, mais ajoute une dimension mythique qui lie les rois iraniens anciens à la connaissance empirique des climats et de leurs délimitations. Il s’agit d’une vision géopolitique ou culturo-civilisationnelle qui fait rayonner le monde autour d’un centre. Cette division terrestre est ancienne et trouve écho dans les textes zoroastriens antiques tels que l’Avesta et le Bundahišn [3] qui proposent une construction mentale de sept régions ou kēšvars [4] disposés en corolle autour d’une région centrale, la quatrième, appelée Xwanirah, qui représente l’Iran et dans laquelle naissent les héros et de laquelle viendront les Sauveurs (Sōšāns). Cette région, au centre de laquelle se trouve la montagne de l’Alborz, comprend l’Irak, le Fārs, le Jibāl et le Khorasan. À l’époque musulmane, cette division est préservée et on ajoute à la 4 ème région le Mont Tauraus, le Zābulistān et le Sijistān.

La première région est celle de L’Inde et comprend le Sind et l’Afrique orientale. La deuxième région est celle du Hijāz au sud à laquelle appartient le Yémen, le désert d’Arabie, Aden ou le sud de la Mésopotamie. La troisième région est celle de l’Égypte et comprend la Syrie, le Soudan ou le pays des Berbères. Rūm forme la cinquième région qui reprend Byzance, le Pays des Francs, l’Azerbaïdjan et l’Arménie. Le pays des Gog et Magog inclus celui des Turcs, des Ghuz, des Russes et des Slaves et afin, la Chine avec le Tibet, la Transoxiane, l’Asie centrale et Balkh sont dans la 7 ème région.

« Cette division n’a rien à voir avec les conditions climatiques naturelles ni avec des phénomènes astronomiques. Elle s’est faite en correspondance avec les royaumes qui diffèrent l’un de l’autre pour diverses raisons : les différentes caractéristiques des peuples et les diverses mœurs et coutumes » [5]. Néanmoins, il reste un semblant scientifique à cet engrenage, car Ptolémée, dans la théorie des climats qu’il développe dans sa « Géographie », situe le 4 ème climat, celui qui inclut Babylone, la Mésopotamie et l’Iran, au centre de son système, à égale distance entre les climats extrêmes.

Les penseurs abbassides reprendront cette conception des kišwārs en arabe en déplaçant le centre du monde à Bagdad, ce qui, dans l’organisation schématique, ne change rien, si ce n’est que la dēn mazdéenne est remplacée par la religion musulmane.

La traduction en arabe de l’ouvrage de Ptolémée par al-Ḫwarizmi (environ 820) induit incidemment une vision iranienne de la géographie et la cartographie. La méthode consistant à décrire le monde en suivant les quatre points cardinaux et commençant par l’Est et la division de monde en kešvarha est un modèle qui a façonné la géographie et la vision du monde diffusée par la carte du monde perdue d’al-Maʿmum, le Masalik wa al-Mamalik (les routes et les royaumes) d’Ibn Ḫurdāḍbeh (820-912), autant que les descriptions d’al-Balḫi (849-850), al-Yaʿqubi (m. 897), Ibn al-Faqih al-Hamaḍani (env. 903), al-Istaḫri (env. 951), Ibn Hawqal (env. 977) ou al-Muqaddasi (env. 946-947 à 1000) [6] pour ne citer que quelques adeptes de l’école Iraqi qui a déplacé le centre du monde de Suse à Bagdad en gardant intacte la théorie des Kešvar. Avec celle-ci est conservée la vision d’une géographie humaine où les habitants sont attachés à des langues et des coutumes, des occupations et des religions influencées par les caractéristiques de la partie du monde où ils se trouvent et la planète qui la domine.

L’héritage laissé par les Iḫwan al-Safaʿ (entre le 9 ème et le 10 ème siècle) dans leur épître consacrée à la géographie [7] nous éclaire particulièrement sur la place des Kešvar et leurs connexions avec les planètes qui en sont titulaires et qui partagent les mêmes caractéristiques physiques. Cette quatrième partie de l’épître VII consacrée aux arts scientifiques est dédiée à la géographie mathématique, en appendice à l’étude consacrée à l’astronomie comme il était d’usage durant l’Antiquité. Il s’agit également du seul traité arabe consacré à la géographie qui ait fait l’objet d’une traduction médiévale, preuve de son intérêt majeur pour la compréhension de l’ordonnancement du monde à l’époque qui associait les coordonnées terrestres, les planètes et les rois anciens.

« Sache-le, frère clément et miséricordieux - que Dieu te conforte, toi ainsi que nous, d’un esprit venant de lui -, ces sept climats ne sont pas des divisions naturelles (aqsām ṭabī‘iyya) ; ce sont des lignes imaginaires (khuṭūṭ wahmiyya) établies par les rois anciens (al-mulūk al-awwalūn) qui ont parcouru le quart habité de la terre afin de connaître les frontières des pays, des royaumes et des routes (al-buldān wa-l-mamālik wa-l-masālik), comme par exemple Afridun le Nabatéen, Tubba‘ le Himyarite, Salomon fils de David l’Israélite - Sur eux deux la Paix ! -, Alexandre le Grec et Ardashir fils de Babak le Perse. (R. i, p. 166, 2-7) » [8].

Alors que l’on représente les Kešvars telle une corolle autour d’un centre stable, mesuré, équilibré ; les climats découpent la surface habitable de la terre par des lignes serpentiformes et non pas droites ainsi qu’on se les imagine notamment en lisant la description des climats d’al-Birūnī.

L’utilisation concomitante de ces deux systèmes de géographie astronomique est une constante dont l’histoire des sciences doit s’accommoder sans tenter de trouver une chronologie stricte entre les différentes théories. Par ailleurs, chez les auteurs anciens, la latitude varie selon des calculs astronomiques.

ʿilm al-firāsa

Le déterminisme géographique est important pour nos auteurs et même si cela nous paraît choquant, le lien entre les kešvars, les populations, les mœurs et leurs caractéristiques physiques, la physiognomonie ou ʿilm al-Firasa est une science courante aux alentours du 9 ème siècle et par la suite et elle sera reprise par un grand nombre de voyageurs, parmi les plus réputés. Al-Masʿudi (v. 896-956) a voyagé dans la plus grande partie de la Perse, la Syrie, l’Arabie, l’Asie centrale, l’Afrique de l’est, l’Inde, et peut-être au-delà, et a écrit sur ses voyages, développant chaque région en classant les gens en termes de climat, d’écologie et de projets astrologiques.

Fakhr al-Dīn al-Rāzī (m. 1209) a consacré un ouvrage à cette discipline dans son kitāb al-Firāsa et a été largement utilisé par Ibn Ḫaldun pour décrire la civilisation humaine présente dans les différentes parties du monde. Ibn Ḫaldūn dit s’appuyer sur les théories reprises par al-Masʿūdī, Galien ou al-Kindī. Ibn Ḫaldūn parle également de l’influence de l’air sur les couleurs de la peau. Au centre du monde, le 4 ème climat est le plus tempéré, immédiatement suivi par les 3 ème et 5 ème climats. « Tout ce qui prend naissance dans les trois parties « moyennes » se distingue par sa modération. C’est le cas des hommes qui habitent ces parties du monde, qui sont plus tempérées dans leur corps, la couleur de leur peau, les caractéristiques. Ils sont modérés dans leur habitat, leur vêtement, leur nourriture, leurs techniques. Ils ont des maisons de pierres, bien construites et embellies par la technique. Ils rivalisent dans la production des meilleurs outils et ustensiles. On trouve chez eux, des minerais tels que l’or, l’argent, le fer, le cuivre, le plomb et l’étain. Pour leur commerce, ils utilisent les deux métaux précieux (or et argent). Ils évitent, en tout cas, la démesure. Tels sont les gens du Maghreb, de Syrie, des deux Irāq, du Sind et de Chine, aussi bien que d’Espagne, ou les Francs, les Galiciens et les voisins de tous ces peuples dans les trois parties tempérées.  » [9]. Ceci veut donc dire qu’à contrario, les gens des 1 ère, 2 ème, 6 ème et 7 ème parties du monde sont irascibles ou fainéants, tendent à la démesure, sont vêtus de roseaux ou sont nus, vivent à l’état sauvage ou sont anthropophages. Le Sūdān constitue la première partie du monde, la plus exposée à la chaleur et au Soleil alors que les Slaves sont aux antipodes des climats au nord froid et presque sans lumière. À ce déterminisme physique s’ajoute celui des dynasties politiques, de la morale ou des coutumes religieuses, ce qui explique l’association qui est faite dans nos textes et le système politique qui en découle. Sous un couvert scientifique qui se base notamment sur la traduction du traité d’Hippocrate et son commentaire par Galien et sa réception chez différents auteurs, la mesure, l’ordre et la justice se trouvent dans les mains des gouvernants du 4 ème climat alors que la venue d’individus des climats extrêmes crée nécessairement le trouble, le chaos et l’immoralité.

Conclusion

Le dessin du monde à la fin de l’Antiquité avait donc un but politique avoué : placer au centre du monde l’Iran sassanide puis le siège du califat musulman et justifier, au moyen de critères géographiques, la domination nécessaire de certaines populations vouées à la démesure et la barbarie. Les voyageurs érudits donnaient du monde une vision tronquée et partielle mais particulièrement convenante pour le pouvoir qui en faisait usage.

Bibliographie :
Beal S., 1906 : Si-Yu-Ki : Buddhist Records of the Western World Translated from the Chinese of Huien Tsiang (A.D. 629), 2 vols, London : Kegan Paul, Trench, Trübner & Co.
Berggren J.L., Jones A., 2000 : Ptolemy’s Geography : An Annotated Translation of the Theoretical Chapters, Princeton University Press.
Callatay (de), G. ,2013 : « Kishwar-s, planètes et rois du monde. Le substrat iranien de la géographie arabe, à travers l’exemple des Ikhwān al-Ṣafā’ », in B. Broeckaert, S. Van den Branden and J. J. Pérennès (ed.), Perspectives on Islamic Culture, Cahiers du MIDEO 6, Leuven : Peeters, 2013, pp. 53-71.
Cordonnier R., 2012, « Influences directes et indirectes de l’Encyclopédie des Ikhwan al-Ṣafa’ dans l’Occident chrétien », Archives Internationales d’Histoire des Sciences.
Dalché G., « Epistola fratrum sincerorum in Cosmographia : une traduction latine inédite de la quatrième risala des Ikhwan al-Ṣafā’ », dans Revue d’histoire des textes, 18, 1988, p. 137-167 (édition du texte p. 154-167).
Honigmann, E., 1929, Die Sieben Klimata und die ΠΟΛΕΙΣ ΕΠΙΣΗΜΟΙ, Heidelberg, Carl Winter.
Juhel, P., 2013, « Histoire de la boussole : l’aventure de l’aiguille aimantée », Histoire de la boussole, 1-144.
Neugebauer O., 1975 : A History of Ancient Mathematical Astronomy, New York : Springer Verlag.
Ramsay Wright, R., 1934 : Abu’l-Rayhan Muhammad Ibn Ahmad Al-Biruni : The Book of Instruction in the Elements of the Art of Astrology (A.D.1029), London : Luzac & Co.
Shapur Shahbazi, ““HAFT KEŠVAR,” Encyclopædia Iranica, XI/5, pp. 519-522.
Skjœrvǿ, P.O., 2011, « Avestan Society », in The Oxford Handbook of Iranian History, Touraj Daryaee (éd.), Oxford University Press.
Vaissière (de la), E., 2010, « Note sur la chronologie du voyage de Xuanzang », Journal Asiatique, Vol. 298, No. 1, pp. 157-168.

Publié le 06/01/2023


Florence Somer est docteure en anthropologie et histoire religieuse et chercheuse associée à l’IFEA (Istanbul). Ses domaines de recherche ont pour cadre les études iraniennes, ottomanes et arabes et portent principalement sur l’Histoire transversale des sciences, de la transmission scientifique, de l’astronomie et de l’astrologie.


 


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