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Ce nouvel entretien avec Jean-Charles Ducène porte sur la vie d’al-Sarakhṣī, un savant iranien qui quitta son Ḫurāsān natal pour aller étudier à Bagdad auprès du maître philosophe al-Kindī, lequel était aussi le mentor de l’illustre astrologue Abu Maʿšar al-Balḫi. Précepteur puis nadīm du calife abbasside al-Mu‘taḍid, il suivi l’expédition militaire de 885 depuis Bagdad jusqu’al-Ramla (soit 2600 km) et rapporta une quantité d’informations mythiques et historiques sur Mossoul, Nisibe, Harrān, Raqqa, Alep, Ḥama, Baalbek ou Damas. Son récit original se situe entre une géographie mathématique et physique, issue du legs grec et une géographie descriptive et humaine propre aux sources arabes.
Jean-Charles Ducène, directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes où son enseignement et ses recherches portent sur la géographie et les sciences naturelles arabes médiévales, narre l’histoire de ce voyageur érudit et libre penseur dont l’œuvre nous transporte dans la trépidante histoire du Proche-Orient au 9ème siècle.
C’est un persan, né vers 835 à Sarakhṣ, une ville aujourd’hui au nord-est de l’Iran, sur la frontière avec le Turkménistan. Son milieu familial nous est inconnu mais il a néanmoins les moyens pour aller vers les années 850 à Bagdad se former, notamment auprès du premier philosophe arabe Abū Yūsuf al-Kindī (m. 872), ardent défenseur des sciences et de la philosophie grecques, et en particulier de l’aristotélisme. On peut souligner qu’al-Kindī fut aussi le maître d’Abū Zayd al-Balkhī (m. 934), qui composa semble-t-il, un ouvrage de géographie qui fut corrigé et complété par la suite par al-Isṭakhrī et al-Muqaddasī. Remarquons qu’al-Sarakhṣi composa des ouvrages d’astrologie ; or, c’est aussi al-Kindī qui est son maître en cette matière, comme il le fut pour le célèbre astrologue Abū Ma‘šar al-Balkhī (m. 886). A l’époque où les premières traductions des œuvres philosophiques du grec en arabe sont encore balbutiantes et où l’interprétation des œuvres de Platon ou d’Aristote est encore sujette à discussion, la promiscuité intellectuelle entre l’astrologie et la théorie aristotélicienne de la relation entre macro et microcosme, force la nécessité de se former aux connaissances mathématiques et interprétatives indispensables pour comprendre l’astrologie, établir les thèmes astraux des princes ou formuler des pronostics qui orienteront la politique diplomatique ou militaire.
Notre auteur se réfère aussi à Muḥammad ibn Mūsā al-Munaǧǧim (m. 873) qui fut envoyé par le calife al-Wāṯik bi-llāh (r. 842-847) en Anatolie, à la recherche de la caverne des « Compagnons d’al-Raqīm », dans la ville d’al-Germa, entre Amorium et Nicée. Ces relations montrent bien que les savoirs se transmettaient en réseau. A une date inconnue, al-Sarakhṣī eut probablement un débat philosophico-religieux à propos de la trinité avec l’évêque de Kaskar – une ville aujourd’hui disparue située sur le Tigre en Iraq – Isra’il (m. 872) à Bagdad, lors d’une assemblée organisée par le métropolite Elia, en présence de juifs, de chrétiens et de musulmans, quoique certains commentateurs actuels pensent qu’il s’agit plutôt d’une mise en scène fictionnelle. Ce qui est certain par contre est qu’il devint le précepteur du prince Abū l-‘Abbās al-Muwaffaq, le futur calife al-Mu‘taḍid (857, r. 892-902) vers 870-871 et c’est en tant que secrétaire qu’il l’accompagna dans son expédition militaire contre Khumarawayh (le fils d’Ibn Tulūn) en 885, qui aboutit à la bataille des moulins, près de Ramla, et fut finalement une défaite pour l’armée abbasside en déroute. A Bagdad, il eut des contacts avec les lettrés comme Jāḥiẓ (m. 867) et le grammairien Ibn Shabbah (m. 876). En 892, lors de l’accession d’al-Muwaffaq au califat sous le nom d’al-Mu‘taḍid, al-Sarkhṣī devint officiellement « commensal » [1] du souverain, c’est-à-dire qu’il devait le distraire par sa conversation lors de moment de loisir. Ce titre, conféré par les califes abbassides, témoignait de la confiance et la proximité de son possesseur avec son souverain lequel n’avait, par essence, aucun « ami ». Il dut manifestement le satisfaire car en 895, il accéda à des fonctions publiques, notamment celle de contrôleur des marchés et de la moralité publique, mais l’année suivante il fut mis en prison et ses biens furent confisqués, trois ans plus tard, il fut exécuté sans que l’on en sache avec exactitude la raison. Al-Safadī (m. 1363) rapporte qu’il aurait demandé de n’être égorgé qu’après avoir reçu un bon repas et assez de vin vieux pour être soûl, ce qui lui fut accordé, dans l’espoir que cela rendrait sa mort moins douloureuse, mais c’est tout le contraire qui se passa : son agonie fut pénible. Les bibliographes médiévaux le créditent d’un grand nombre d’ouvrages touchant à la philosophie, aux religions, à la médecine, aux belles-lettres, à la physique, à la musique et la géographie mais seuls quelques opuscules philosophiques ont été conservés, mais même l’attribution de certains de ceux-ci ne fait pas toujours l’unanimité.
Al-Sarakhṣī étudie et réfléchit à une période où la philosophie grecque est découverte par les musulmans mais les instruments intellectuels qu’elle offre n’ont pas encore été orientés et adaptés à des problématiques musulmanes, de sorte que c’est une période de tâtonnements et d’initiative, nous dirions une période de liberté intellectuelle, donc de prise de risque. Les raisons réelles de sa disgrâce, de son emprisonnement et puis de son exécution sont inconnues, et les auteurs anciens divergent à ce sujet. Selon le bibliographe Ibn al-Nadīm, il aurait divulgué des secrets que le calife lui avait confiés, mais pour al-Bīrūnī, il rédigea des ouvrages dans lesquels il ridiculisait les prophètes en les considérant comme des charlatans, alors que Yāqūt prétend qu’il aurait poussé le calife à l’apostasie ! Le fond de l’histoire nous échappe, il ne semble pas avoir été ni irréligieux, ni athée, mais sans doute que sa formation philosophique et scientifique, ainsi qu’une réelle liberté de pensée l’ont éloigné d’une stricte orthodoxie. Or, en tant que « compagnon », « commensal » (nadīm) du calife, il devait être au diapason avec celui-ci, si pas de la cour. Il l’a assurément été, vu son œuvre diversifiée d’homme de lettre, mais ses prises de positions intellectuelles ont fini par lui être fatales.
Telle qu’elle, elle est perdue hormis les citations d’auteurs ultérieurs. Avec son maître al-Kindī – à qui Ibn al-Nadīm attribue une traduction de la Géographie de Ptolémée –, il aurait rassemblé les matériaux pour dessiner un planisphère selon une note portée à la marge d’une carte arabe conservée à Oxford (voir illustration), mais la carte présente des toponymes du XVIe siècle ! Il est néanmoins certain qu’al-Kindī s’intéressait à des thématiques de géographie physique, à la suite de ses maîtres grecs. Les bibliographes renseignent aussi qu’al-Sarakhṣī est l’auteur d’un « Livre sur les routes et les royaumes » dont seules subsistent une dizaine de citations chez Ibn al-‘Adīm (m. 1262) qui concernent surtout Alep, les localités du nord de la Syrie et des régions frontières. Il arrive d’ailleurs qu’Ibn al-Adīm corrige certaines descriptions de l’auteur. Il y fait preuve d’un intérêt pour la topographie des lieux et les installations urbaines, inclinations que nous retrouvons dans son récit de voyage. Signalons que le genre des « Livres sur les routes et les royaumes » deviendra quasi éponyme de la géographie humaine un siècle plus tard, al-Sarakhṣī apparaissant ici un peu comme un pionnier. Les passages conservés indiquent qu’il y notait la topographie des localités, les routes qui les reliaient, parfois leur fondation, ainsi que les grands fleuves, mais il donnait aussi le récit légendaire du voyage de Sallām l’Interprète (al-tarǧumān), envoyé par le calife al-Wâtiq bi-Llàh (reg. 842-847) à la digue des Gog et Magog suite à un rêve dans lequel il vit une brèche dans le mur construit par Alexandre et ses compagnons pour contenir ces peuples atroces jusqu’à la fin des temps.
Toujours au niveau des ouvrages généraux, al-Mas‘ūdī (m. 956) a gardé le souvenir d’un traité sur « Les Océans, les eaux et les montagnes » manifestement écrit après avoir reçu l’enseignement d’al-Kindī. Cet ouvrage de géographie générale donnait les dimensions des mers ainsi que les cités bordières et abordait les marées. C’est d’ailleurs dans ce livre-là qu’al-Mas‘ūdī a lu qu’il existait dans le Nord un grand lac, près duquel se situait la ville de Thulé au-delà de laquelle, personne n’habitait. Nous reconnaissons bien là l’ultima Thule des sources antiques. Enfin, al-Mas‘ūdī connaît aussi un traité sur les « Compagnons de la Caverne et d’al-Raqīm » qui aurait été sans doute une version du témoignage de Muḥammad ibn Mūsā al-Munaǧǧim qui y avait été dépêché. On lui prête aussi un Livre sur les vertus (faḍā’il) de Bagdad, ouvrage alors dans l’air du temps. Surtout, on lui doit une épitre sur la campagne militaire menée par le calife al-Mu‘tadiḍ (ou Riḥlat al-Mu‘tadiḍ) en 885 depuis Bagdad jusqu’al-Ramla contre Ḫumarawayh, le fils d’Ibn Ṭulūn, soit une route de 2600 kilomètres, parcourus en 10 mois. Ce texte est connu indirectement grâce à Sinān ibn Thābit (m. 942) qui composa une biographie d’al-Mu‘tadiḍ ; or, classant la bibliothèque du calife, il trouva deux caisses de livres écrits par al-Sarakhṣī qui avaient été saisis lors de sa disgrâce et parmi ceux-ci le récit en question dont il recopia des passages entiers. Ce texte a été utilisé par Yāqūt qui en fait une vingtaine de citations, ainsi que par Ibn al-‘Adīm.
L’expédition partit de Bagdad, remonta le Tigre jusque Mossoul avant d’obliquer vers l’ouest par Nisibe, Ḥarrān, Raqqa et Alep. La direction de la Palestine fut alors prise passant par Ḥama, Baalbek et Damas. La défaite essuyée, le corps expéditionnaire revint jusqu’à Ḥama, mais prit alors la direction d’Antioche et Tarse, avant de revenir par Edesse et Mossoul. L’essentiel des fragments semble concerner le voyage de retour et ne révèle rien sur les impedimenta en eux-mêmes mais ils permettent de reconstituer la route et fournissent moultes détails topographiques qui montrent qu’al-Sarkhṣī était attentif à l’environnement urbain, notant la présence de rivière, de muraille, le nom des portes, les distances qui séparent les différentes étapes, leur positionnement relatif les unes par rapport aux autres. Quant à la route, on peut souligner que son tronçon en Syrie du nord correspond exactement à la route romaine. Il peut aussi rappeler des anecdotes historiques ou légendaires. Par exemple, il raconte que pour conquérir la ville de Nisibe – aujourd’hui Nusaibin dans l’est de la Turquie – Chosroès Anoushirwan projeta dans la ville à l’aide de ses balistes des bouteilles remplies de scorpions. De guerre lasse, les habitants ouvrirent les portes ! Il mentionne et décrit les différentes sources d’eau vues en route, comme il s’arrête plus longuement sur le cours du Jourdain. Malheureusement, très peu de fragments ont été conservés à propos des routes syriennes et pour la région de Tarse, on a surtout de courtes descriptions topographiques de petites villes. En somme, al-Sarakhṣī constitue la transition entre une géographie mathématique, physique, issue du legs grec hérité et assumé à Bagdad, et une géographie originale, descriptive, humaine qui est la marque incontestable de la géographie arabe du Xe siècle.
Oui, certainement, nous lui devons une description de la doctrine des Sabéens de Ḥarrān, texte longuement cité par al-Maqdisī qui écrit vers 966 dans son encyclopédie historique et par Ibn al-Nadīm dans son Catalogue.
Ainsi, on apprend que les Sabéens de Ḥarrān croyaient en une Cause première éternelle et celle-ci aurait envoyé des prophètes à l’humanité pour lui indiquer le comportement qui la satisferait. Parmi ces prophètes, on compte Agathodaemon, Hermès et Solon. Les prophètes sont considérés comme parfaits et impeccables. Les Sabéens, selon al-Sarakhṣī, priaient trois fois par jour, selon la position du soleil, vers le pôle nord et recherchaient constamment la sagesse. Chaque jour de la semaine, ils priaient la planète dominante ce jour-là. Leurs fêtes religieuses concordaient avec des conjonctions astrales. Ils offraient des sacrifices de mâles de chèvres, de moutons ainsi que de coqs aux planètes, quatre fois par mois, en tranchant leur jugulaire. Ils avaient aussi une prière pour faire pleuvoir et pour écarter les intempéries des plantes et des animaux. Leur conception du cosmos et de la physique tombaient souvent d’accord avec les ouvrages d’Aristote. Ils rejetaient ce qui n’était dans la disposition naturelle du corps, mais considéraient une femme réglée comme momentanément impure. Al-Sarakhṣī détaille alors leurs règles de vie et leurs coutumes. Cet intérêt pour la philosophie grecque et les religions non-musulmanes montre une liberté de penser chez notre auteur qui a sans doute dérangé à un moment où les mentalités se raidissaient. Evidemment, comme le voyageur est passé par Ḥarrān, on serait enclin à croire qu’il prit ses informations sur place comme l’on sait par ailleurs que les Sabéens de Ḥarrān étaient encore assez actifs sous la califat d’al-Ma’mūn (r. 813-833) pour être reconnus par lui. En réalité, al-Sarakhṣī reprend ici les informations d’al-Kindī comme nous l’indique Ibn al-Nadīm.
A vrai dire, nous en avons que les titres et des fragments. Il aurait écrit une introduction à l’astrologie, perdue. Par al-Bīrūnī, nous savons qu’il composa un Traité sur la conjonction de deux planètes néfastes dans le signe du Cancer, par laquelle il pronostiquait la fin de l’Islam. Il aurait confirmé ses vue en s’appuyant sur une lecture numérique de certaines lettres énigmatiques dans le Coran, ce qui aurait prédit la disparition de l’islam après 693 années. Pour al-Bīrūnī, tout ceci sont des balivernes et de fausses spéculations qu’un astronome ne peut suivre et qui, surtout, nourrissaient le ressentiment de ceux qui n’avaient pas accepté le pouvoir arabe.
Pas forcément, il a notamment rédigé un traité sur « L’amour » où il explique par exemple que les amants s’embrassent avec la langue dans l’espoir de réunir leurs deux esprits par l’échange de souffles….
Remarquez également que son rôle de courtisan l’amène à rédiger des ouvrages sur des thématiques que nous pourrions considérer comme légères mais qui participaient pleinement à la culture « sérieuse » comme la musique ou la préférence amoureuse à accorder aux femmes ou aux jeunes hommes. Dans le cas de la musique, il faut garder en tête que son maître, al-Kindī, la considérait dans une perspective pythagoricienne.
Hormis les multiples citations indirectes que nous en avons, ses traités philosophiques sont disséminés dans différentes bibliothèques, de la Biblioteca Laurenziana à Florence à la Top Kapi à Istanbul. Les manuscrits stambouliotes ont ici une importance particulière car ils ont été ramenés à la capitale ottomane des provinces arabes conquises par les Ottomans et qui les ont finalement concentrés et préservés. Mais ce sont surtout les citations indirectes, par des auteurs arabes du Moyen Âge qui ont eu accès à ses œuvres, qui nous permettent d’un peu le connaître.
Pour en savoir plus :
Miquel, André, La géographie humaine du monde musulman, Paris, 1967.
Rosenthal, Franz, Aḥmad b. aṭ-Ṭayyib as-Saraḫsī, New Haven, 1943.
Florence Somer
Florence Somer est docteure en anthropologie et histoire religieuse et chercheuse associée à l’IFEA (Istanbul). Ses domaines de recherche ont pour cadre les études iraniennes, ottomanes et arabes et portent principalement sur l’Histoire transversale des sciences, de la transmission scientifique, de l’astronomie et de l’astrologie.
Jean-Charles Ducène
Jean-Charles Ducène est directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes où son enseignement et ses recherches portent sur la géographie et les sciences naturelles arabes médiévales. Il a notamment publié L’Europe et les géographes arabes (éditions du CNRS, 2018).
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