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« Nous allons éradiquer la menace terroriste à l’est de l’Euphrate » déclarait le président turc Recep Tayyip Erdoğan le 26 juillet dernier lors de l’un de ses discours au ton volontairement belligérant, dont il est coutumier depuis la reprise des hostilités avec le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) à l’été 2015 (1).
Si ces menaces n’ont, initialement, pas toujours été prises au sérieux (2), le lancement des différentes offensives turques, envers et contre tout (3), a finalement convaincu du sérieux des propos du président turc : l’opération « Griffe », lancée le 27 mai 2019, suivra l’offensive « Rameau d’olivier » lancée le 20 mars 2018, et Bouclier de l’Euphrate avant elle, le 24 août 2016.
Bien que des objectifs opérationnels différents et des stratégies distinctes aient été attribués à ces opérations, ces dernières partagent toutes le même dénominateur : la lutte contre les mouvements armés kurdes, au premier rang desquels le PKK et sa filiale syrienne le PYD (Parti de l’union démocratique), mieux connu à travers sa branche armée des YPG/YPJ (Unités de protection du peuple).
Aujourd’hui, à l’heure où les menaces et rumeurs d’une nouvelle offensive turque en territoire syrien se font de plus en plus audibles, un point sur la stratégie et les objectifs d’Ankara s’impose : en effet, si les premières opérations ont eu pour but de contenir l’expansion territoriale des YPG, notamment le long de la frontière turque (I), les suivantes s’inscrivent dans une volonté d’occupation du terrain et d’établissement d’un glacis protecteur pour la Turquie en Syrie (II).
La reprise des hostilités entre le PKK et l’armée turque, à l’été 2015, marque le retour à des affrontements insurrectionnels de type guérilla, à l’égard desquels la Turquie dispose d’une trentaine d’années d’expérience. Toutefois, les combats s’avèrent très violents, chacune des parties en présence ayant profité des deux années de négociations de paix pour reconstituer ses forces et son arsenal. Le PKK initie une tentative d’insurrection urbaine à laquelle l’armée turque n’était pas préparée : les combats dans les rues de Diyarbak ?r, Sur ou encore de Nusaybin sont destructeurs pour les deux camps tout comme pour les civils (4).
Après l’échec de sa stratégie de soulèvements urbains, le PKK se replie dans les montagnes, notamment du Kurdistan irakien, où les combats se poursuivent. Toutefois, un an après la reprise des hostilités, le 15 juillet 2016, une tentative ratée de putsch vient bouleverser la donne. Une partie des forces armées turques, notamment de l’armée de l’air (5), se soulève dans le but de renverser le régime de Recep Tayyip Erdo ?an. Face à la faible mobilisation des forces armées turques en faveur du coup d’Etat, celui-ci devient rapidement un échec, après avoir causé la mort d’environ 251 personnes et blessé 2185 autres.
Les autorités turques accusent rapidement le mouvement « Hizmet » (« Service », en turc), à la tête duquel se trouve le prédicateur musulman Fethullah Gülen, d’être à l’origine de cette tentative de coup d’Etat. Ce mouvement, dont les ramifications s’étendaient à toutes les sphères de la société, fait ainsi l’objet d’une chasse aux sorcières à travers la Turquie et le monde. Très vite, plusieurs dizaines de milliers de fonctionnaires (enseignants, magistrats, policiers…) sont relevés de leur fonction le temps qu’une enquête soit menée, voire sont directement arrêtés. Plusieurs milliers de personnels des forces armées turques sont ainsi suspendus ou arrêtés ; proportionnellement aux effectifs de l’armée turque, les hauts-gradés sont tout particulièrement ciblés par ces arrestations, ainsi que les personnels de l’armée de l’air (6).
Historiquement l’un des piliers, sinon la colonne vertébrale, de la République turque depuis sa création par Mustafa Kemal Atatürk en 1923, l’armée turque apparaît désormais comme affaiblie, tant en termes d’effectifs, de moral, que d’encadrement. Cette perte de vitesse se fera sentir très rapidement lors de l’opération Bouclier de l’Euphrate (« F ?rat Kalkan ? ») dès le mois suivant, le 24 août 2016.
En effet, après avoir défait l’Etat islamique à Kobané en Syrie, en 2014, et obtenu le soutien massif (7) de la Coalition internationale, les YPG semblent presque incoercibles : ils lancent plusieurs offensives victorieuses contre Daech et, en 2016, initient un « rouleau compresseur » kurde : soutenus matériellement et militairement par la Coalition, les Kurdes enlèvent un à un ses bastions à Daech. A l’été 2016, les Kurdes sont sur le point de réaliser une jonction territoriale entre le canton d’Afrin, au nord-ouest de la Syrie, et celui de Kobané, au nord. Un vaste territoire occupé par Daesh, au sein duquel se trouvent les villes d’Al Bab, Jarabulus ou encore Dabiq (8), sépare les deux cantons.
Avant que les Kurdes ne puissent opérer leur jonction, qui les amènerait ainsi à contrôler l’intégralité de la frontière turco-syrienne, Ankara décide de passer à l’action et lance ses troupes à l’assaut des territoires tenus par Daech, sur le prétexte de libérer ces territoires de l’occupation djihadiste. L’affaiblissement de l’armée turque consécutivement au coup d’Etat se fait sentir et les progrès sont lents, d’autant que les auxiliaires syriens de l’armée turque manquent d’entraînement et d’encadrement. Après plusieurs mois d’intenses combats, l’armée turque, exsangue, atteint sa mission : les Kurdes n’ont pas pu effectuer leur jonction, et ne pourront plus le faire. Le 30 mars 2017, Ankara met officiellement fin à l’opération Bouclier de l’Euphrate, bien que des troupes turques y restent stationnées afin de faire face aux Kurdes d’Afrin à l’ouest, et à ceux de Mannbij, à l’est.
En parallèle, les activités de l’armée turque se poursuivent en Turquie et en Irak, à travers notamment des opérations spéciales et des frappes aériennes visant à détruire ses caches d’armes, ses camps et éliminer ses combattants (9). Progressivement, la guérilla kurde baisse en intensité en Turquie et se replie en Irak, dans les montagnes accidentées du Kurdistan irakien.
L’échéance de l’élection présidentielle turque, prévue pour le 24 juin 2018, couplée au relatif contrôle de la guérilla kurde en Turquie et au reconditionnement des troupes, ont amené Recep Tayyip Erdo ?an à rapidement envisager une nouvelle offensive contre les Kurdes, désormais engagés dans la libération des territoires tenus par l’Etat islamique dans la vallée de l’Euphrate, c’est-à-dire au sud de la Syrie.
Le 20 janvier 2018, les forces armées turques lancent l’opération « Rameau d’Olivier » (« Zeytin Dal ? » en turc). L’objectif clairement affiché est d’expulser du canton d’Afrin les combattants des YPG, présentés comme des milices terroristes par le gouvernement turc, et d’y placer à leur place les auxiliaires syriens arabes inféodés à Ankara (10). Les combats y sont particulièrement éprouvants aussi (11) : le relief très accidenté du canton d’Afrin (dont les montagnes s’appellent d’ailleurs, à juste titre, les « montagnes des Kurdes ») offre des défenses naturelles très efficaces dont les YPG tirent profit avec beaucoup d’efficience. Conscient des erreurs commises pendant l’opération Bouclier de l’Euphrate, l’état-major turc envoie cette fois en première ligne les rebelles syriens soutenus par la Turquie afin d’économiser les soldats turcs. L’appui aérien turc sera déterminant jusqu’à la prise d’Afrin, le 18 mars. Face au déploiement de forces spéciales françaises et américaines dans la région de Manbij pour dissuader les Turcs de poursuivre leur offensive, cette dernière s’arrête au seul canton d’Afrin. Le nord-ouest syrien est ainsi sous le contrôle d’Ankara.
L’Etat turc organise alors l’occupation territoriale du canton, en y installant notamment des familles de combattants syriens à la place des civils kurdes ayant fui les combats ; selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires (OCHA) des Nations unies, environ 167 000 Kurdes auraient quitté l’enclave. Depuis, les ONG et les Kurdes dénoncent régulièrement les actes commis par les rebelles syriens dans la zone, au sein de laquelle les milices pro-turques feraient régner un « climat de terreur » contre les Kurdes, selon l’ONG Amnesty International dans un rapport du 2 août 2018.
Poursuivant cette dynamique d’occupation territoriale, les Turcs lancent le 24 mai 2019 l’opération « Griffe » (« Pençe », en turc), au Kurdistan irakien cette fois. Cette opération se distingue de toutes les autres menées jusqu’ici par la Turquie en territoire irakien, car Ankara s’était contenté jusqu’ici d’opérations spéciales et de frappes aériennes, guidées par des avant-postes installés dans les montagnes du Kurdistan avec l’aval des autorités locales (12), désireuses d’affaiblir le PKK qu’elles considèrent comme une nuisance. Cette fois, l’opération Griffe vise à occuper le terrain, afin d’empêcher le PKK d’y circuler à nouveau librement ; l’idée est de créer une zone tampon au nord de l’Irak empêchant les combattants du mouvement kurde de mener des attaques sur le sol turc.
Cette opération, dont la première phase s’est terminée le 12 juillet 2019, est globalement un succès pour Ankara. La région de Hakurk, au nord-est de l’Irak, dans la région tri-frontalière de l’Irak, de l’Iran et de la Turquie, est désormais contrôlée par l’armée turque. La deuxième phase, initiée dans la foulée de la première, vise cette fois à étendre ce contrôle plus à l’ouest, dans la région d’Amedi et de Dohuk. Une campagne intensive de frappes aériennes a inauguré cette nouvelle phase et se poursuit toujours, en parallèle des opérations au sol.
Le principal maillon frontalier encore aux mains des Kurdes est donc celui du nord et du nord-est syriens, de Kobané jusqu’à Al Malikiyah. Le gouvernement turc menace, depuis la fin de l’opération Rameau d’Olivier, de s’en prendre à ces territoires, jusqu’ici sauvegardés par la présence militaire de la Coalition. Toutefois, la récente détérioration des relations entre les Etats-Unis et la Turquie (13) pourrait mener Ankara à lancer malgré tout son offensive contre les Kurdes syriens, pariant sur l’immobilisme de la communauté internationale (14).
Dans tous les cas, l’armée turque a déjà commencé le déploiement de ses troupes à la frontière, notamment devant les villes kurdes syriennes de Kobané, Tall Abyad et Ras al Aïn. Les troupes turques y installent des bases et fortifient leurs positions, notamment celles de leur canon automoteur T-155 F ?rt ?na, fierté de la production industrielle turque massivement utilisée durant l’offensive sur Afrin (15). L’objectif de cette opération consisterait à « compléter » la bande territoriale déjà initiée à l’ouest de la Syrie avec les opérations Rameau d’Olivier et Bouclier de l’Euphrate. Invoquant l’accord d’Adana signé en 1988 octroyant le droit à la Turquie d’intervenir militairement jusqu’à cinq kilomètres à l’intérieur du territoire syrien (16), Ankara envisagerait la mise en place en Syrie d’une zone de sécurité longue de plusieurs dizaines de kilomètres de profondeur, sous contrôle turc, le long de la frontière, afin de prévenir tout menace des YPG et de réinstaller une partie des 3,5 millions de réfugiés syriens actuellement en Turquie.
En procédant ainsi, la Turquie justifierait son intervention en se basant sur le droit à la légitime défense et sur le droit international ; la Syrie, qui a pourtant exprimé son hostilité à chaque intervention militaire turque, ne pourra que constater la « légalité » de l’opération d’Ankara, car rentrant dans le cadre d’un accord signé par les deux pays. La présence des forces de la Coalition le long de la frontière côté syrien, notamment à travers la conduite de patrouilles de véhicules militaires au sommet desquels flottent ostensiblement des drapeaux américains, risque toutefois de dissuader les Turcs de conduire une opération qui pourrait être perçue, cette fois, non plus seulement comme une provocation, mais comme une véritable mise en danger de soldats de la Coalition.
A lire sur Les clés du Moyen-Orient :
– Quel devenir pour les Kurdes de Syrie huit ans après la révolution syrienne ?
https://www.lesclesdumoyenorient.com/Quel-devenir-pour-les-Kurdes-de-Syrie-huit-ans-apres-la-revolution-syrienne.html
– Entretien avec Hamit Bozarslan sur la situation des Kurdes en Irak et en Syrie
https://www.lesclesdumoyenorient.com/Entretien-avec-Hamit-Bozarslan-sur-la-situation-des-Kurdes-en-Irak-et-en-Syrie.html
– Le rôle de la Turquie et de la question kurde dans les conflits irakiens et syriens. Partie I : Ankara face à Damas
https://www.lesclesdumoyenorient.com/Le-role-de-la-Turquie-et-de-la.html
– Les Kurdes, d’un statut de peuple marginalisé à celui d’acteurs stratégiques incontournables. Un peuple stratégiquement incontournable (2/2)
https://www.lesclesdumoyenorient.com/Les-Kurdes-d-un-statut-de-peuple-marginalise-a-celui-d-acteurs-strategiques-2953.html
– Dorothée Schmid, La Turquie en 100 questions https://www.lesclesdumoyenorient.com/Dorothee-Schmid-La-Turquie-en-100-questions.html
Bibliographie :
– KASAPO ?LU, Can, ÜLGEN, Sinan, et CHAIRMAN, E. D. A. M. Operation Olive Branch : A Political–Military Assessment. Centre for Economics and Foreign Policy Studies (EDAM), 2018.
– SHIELD, Operations Euphrates et BRANCH, Olive. Assessing the Post–July 15 Turkish Military. 2019.
– CALHO, Julio Miranda. Instability in the South. NATO Parliamentary Assembly, 2018. - ROUHI, Mahsa. US–Iran Tensions and the Oil Factor. Survival, 2018, vol. 60, no 5, p. 33-40.
– PELINO, Elettra. The 2018 Turkish Military Operation in Northern Syria : Turkey’s Ambiguous Realpolitik Between the USA and Russia. 2018.
– FAVIER, Agnès. Syria after Islamic state :’everything needs to change, so everything can stay the same’ ?. 2018.
– HOFFMANN, Clemens. Neo-Ottomanism, Eurasianism or securing the region ? A longer view on Turkey’s interventionism. Conflict, Security & Development, 2019, vol. 19, no 3, p. 301-307.
– HALLINAN, Conn, et al. The Syrian chess board. Australian Socialist, 2018, vol. 24, no 3, p. 13.
- COSTEA, C ?t ?lin, et al. EUPHRATES SHIELD : AN ANALYSIS OF TURKEY’S INTERVENTION IN SYRIA. In : International Scientific Conference Strategies XXI-Volume 1. ” Carol I” National Defence University Publishing House, 2018. p. 47-58.
– SLEE, Chris, et al. Turkey ups military intervention in Iraq. Green Left Weekly, 2019, no 1225, p. 12.
Sitographie :
– Turkish military chiefs discuss possible offensive in Syria, Reurers, 25/07/2019
https://www.reuters.com/article/us-syria-security-turkey/turkish-military-chiefs-discuss-possible-offensive-in-syria-idUSKCN1UK17L
– Did Turkish Armed Forces hit a hospital in Afrin ? ; Ahval News, 17/03/2018
https://ahvalnews.com/afrin/did-turkish-armed-forces-hit-hospital-a-hospital-afrin
– Turkish artillery fire wounds six in Afrin city centre, ANF News, 21/02/2018
https://anfenglish.com/rojava-northern-syria/turkish-artillery-fire-wounds-six-in-afrin-city-centre-25049
– Turkey will ’obliterate’ Kurdish forces east of Euphrates – Erdo ?an, Ahval News, 26/07/2019
https://ahvalnews.com/turkey-syrian-kurds/turkey-will-obliterate-kurdish-forces-east-euphrates-erdogan
– Turkey Purge | Monitoring human rights abuses in Turkey’s post-coup
https://turkeypurge.com/
– Turkey coup : Who was behind Turkey coup attempt ? - BBC News, 16/07/2016
https://www.bbc.com/news/world-europe-36815476
– Afrin, les civils privés de leurs droits, Amnesty International, 02/08/2018
https://www.amnesty.fr/conflits-armes-et-populations/actualites/afrin-les-civils-prives-de-leurs-droits
– PKK confirms death of senior official in Qandil following Turkish airstrike, Rudaw, 07/07/2019
https://www.rudaw.net/english/kurdistan/070720191
Emile Bouvier
Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.
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