Appel aux dons vendredi 26 avril 2024



https://www.lesclesdumoyenorient.com/3144



Décryptage de l'actualité au Moyen-Orient

Plus de 3000 articles publiés depuis juin 2010

jeudi 25 avril 2024
inscription nl


Accueil / L’histoire et l’actualité par les cartes / Turquie

Le « Kanal Istanbul » : le « projet fou » de trop pour la présidence turque (1/2) ? Un canal désiré de longue date et aux bénéfices socio-économiques potentiellement majeurs

Par Emile Bouvier
Publié le 12/03/2020 • modifié le 21/04/2020 • Durée de lecture : 9 minutes

1. Un projet vieux de cinq siècles

Le projet du Canal Istanbul est la réalisation d’un projet vieux de 400 ans. L’idée initiale de creuser un canal reliant la mer de Marmara à la mer Noire remonte en effet au règne du sultan Soleiman le Magnifique (1520-1566). Il s’agissait alors de creuser un canal reliant le golfe d’Izmit au lac Sapanca et au fleuve Sakarya. Ce projet retiendra suffisamment l’attention pour faire l’objet de sept tentatives de concrétisation par sept dirigeants différents en 400 ans, le dernier en date remontant à 1863 (1).

Le canal, à l’époque de l’Empire ottoman, visait un objectif en particulier : permettre le transport d’imposants convois de bois vers Istanbul et les autres ports d’importance. Le bois était en effet un matériau de construction majeur à l’époque, fondamental pour la construction des bâtiments et des navires ; il s’agissait alors d’une ressource stratégique majeure, tant dans le domaine civil que militaire. Le projet ottoman prévoyait deux canaux : le premier devait relier la baie d’Izmit au lac de Sapanca, et le deuxième devait connecter ce dernier au fleuve Sakarya. Grâce à ce canal, il aurait été plus aisé de ravitailler les chantiers navals d’Istanbul et de transporter le bois jusqu’aux ports stratégiques de Trabzon ou encore Selanik (actuelle Thessalonique). Ainsi, les coûts de transport du bois auraient diminué, conduisant à une régression du prix total de ce matériau. Toutefois, ce projet avait été conçu à une époque où la mer Noire était presqu’intégralement ottomane : le projet de l’époque est donc bien différent du projet actuel de « Kanal Istanbul ».

Malgré les abandons successifs du projet, celui-ci a toujours fasciné ou inspiré à travers les siècles les historiens, responsables politiques, ingénieurs, académiciens et citoyens ordinaires, qui voyaient en ce type d’infrastructures pharaoniques la clé pour sortir du sous-développement chronique dans lequel leur pays évoluait. A cet égard, l’historien turc Omer Faruk Yilmaz (2) affirme par exemple que les élites ressentaient l’absence d’un tel canal comme un désavantage concurrentiel majeur à l’égard de l’Europe, où les canaux étaient monnaie courante depuis déjà plusieurs siècles.

Aujourd’hui, les partisans du canal clament qu’un canal à Istanbul permettrait de réduire le trafic à travers le Bosphore, accroître le potentiel militaire turc, décroître la congestion dans les ports de la mer de Marmara, encourager le développement socio-économique de la région et permettre la relocalisation des industries stambouliotes vers l’est du pays, permettant ainsi de désengorger une ville déjà réputée pour sa densité humaine et urbaine. Le projet, comme il sera vu dans la section suivante, ambitionne tout cela et bien plus encore.

2. Modalités et contours du projet tels qu’annoncés par les autorités turques

Quand le Canal Istanbul a été annoncé pour la première fois, les autorités turques ont volontairement laissé le doute planer quant aux modalités exactes du projet (3) : certains y ont alors vu un simple canal visant à alléger le Bosphore. Le projet s’avère en réalité colossal non seulement pour le creusement à venir du canal en lui-même, mais aussi en raison du vaste complexe économique multidimensionnel que les autorités turques ambitionnent de lui conférer : il sera à la fois un « projet énergétique », de « transport », de « développement », « d’urbanisation », de « protection de l’environnement » et, selon les mots de Recep Tayyip Erdogan, « ne sera pas même comparable aux canaux de Panam, Suez ou encore de Corinthe » (4).

Ce canal, d’un coût estimé de 11 milliards d’euros, sera en effet long de 50 kilomètres, large de 150 mètres et profond de 25 mètres et reliera la mer de Marmara à la mer Noire, le long du versant européen de la ville. Le canal permettra ainsi le transit de navires de 300 000 DWT (5), qui sont en moyenne 10% plus larges que le maximum autorisé dans les autres canaux comme celui de Suez, par exemple. A titre d’échelle, le navire de transport le plus grand du monde, le Seawise Giant, se targue d’emporter à bord près de 564 650 DWT.

Le canal se dotera en parallèle de la construction d’un imposant aéroport international, qui complètera l’actuel aéroport d’Istanbul, inauguré le 29 octobre 2018 et qui s’impose, déjà, comme la plus grande infrastructure aéroportuaire du monde en termes de capacité (200 millions de passagers par an (6)). Le nouvel aéroport qui serait construit dans le cadre du projet Kanal Istanbul ambitionne d’accueillir 60 millions de passagers par an et disposerait, entre autres choses, de fondations aménagées à la place des anciennes carrières d’Istanbul, comblées avec la terre issue du creusement du canal (7).

Un véritable complexe multimodal accompagnera le canal et le développement de la région concernée : un nouveau complexe portuaire est ainsi prévu - dont un port de plaisance pour bateaux de luxe -, ainsi que la construction d’un système routier, et surtout autoroutier, incluant des points de franchissement chevauchant le canal et facilitant l’accès au troisième pont du Bosphore, le pont Yavuz Sultan Selim. Un système ferroviaire, aux contours pour le moment non définis, complètera le tout.

Au-delà des apports purement logistiques du canal, ce dernier est également prévu pour accélérer le développement de la région grâce à la construction, notamment, de vastes zones résidentielles de 500 000 logements capables d’accueillir 1 200 000 habitants (8). Un centre des congrès et des conventions sera également installé, en parallèle d’infrastructures touristiques et commerciales. Des lacs artificiels seront par ailleurs crées sur les vestiges d’anciennes carrières inusitées en laissant l’eau de pluie les remplir.

A l’issue des travaux du canal, Istanbul ressortira transformée d’un point de vue urbanistique mais aussi topologique : le poumon économique et culturel de la Turquie consistera désormais en deux péninsules et une île. Ce projet pharaonique est étroitement liée aux « objectifs 2023 », une série d’objectifs économiques, politiques et militaires que s’est fixée Ankara et que cette dernière s’emploie à atteindre avant le centenaire de la création de la République turque (29 octobre 1923). Le discours tenu par la primature turque en 2011 est à cet égard éloquent : « Nous affirmons que la Turquie mérite amplement d’entrer dans l’an 2023 avec un projet aussi faste, aussi fou et aussi magnifique ! » (9). De fait, ce projet s’inscrit dans la lignée des « objectifs 2023 » à de nombreux égards, et s’accompagne de motifs supplémentaires ayant poussé les autorités turques à acter la construction du barrage.

3. Motifs et justifications d’un tel projet

Le premier motif réside en la volonté de faire de la Turquie un acteur international incontournable : « si la Turquie est amenée à avoir un rôle mondial, le projet du Canal Istanbul est une nécessité, plutôt qu’un simple rêve », expliquait d’ailleurs Recep Tayyip Erdogan en 2011 lors de son discours susmentionné. En accroissant les importations et exportations de la Turquie par le biais de ce canal, et en contribuant ainsi à développer son intégration économique vis-à-vis de l’Europe, des Balkans, de la mer Noire, de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, le Canal Istanbul permettra d’amplifier le rôle de la Turquie dans l’arène économique des pays en voie de développement mais aussi de celles des pays fortement développés, en Europe notamment. L’Histoire l’a d’ailleurs prouvé : de Byzance jusqu’à la Première Guerre mondiale, Istanbul a occupé un rôle économique stratégique prépondérant, voire même omnipotent dans la région. A cet égard, les études se sont multipliées ces dernières années (10) en Turquie, afin de démontrer combien Istanbul était, aujourd’hui, une ville monde renforçant au fil du temps à la fois son statut de porte d’entrée internationale vers la Turquie, mais aussi comme point de transit incontournable entre la mer Noire, la Méditerranée, l’Europe et l’Asie. Cet essor accroît ainsi la nécessité de développer les infrastructures et les capacités de la région stambouliote en termes de transports, logements, tourisme, commerce, etc.

Le deuxième motif consiste en la réduction des menaces représentées par les accidents maritimes vis-à-vis des populations et des biens culturels stambouliotes. En effet, l’un des rôles premiers du canal sera de capter l’intégralité du transport maritime international et d’en décharger ainsi complètement le Bosphore, et donc Istanbul. Le détroit du Bosphore s’avère en effet surchargé et particulièrement difficile à pratiquer pour les navires : ces derniers doivent manœuvrer quinze fois au cours de leur traversée afin d’arriver d’un bout à l’autre du détroit. Deux de ses quinze manœuvres s’avèrent particulièrement dangereuses et nécessitent la réalisation de virages à 85° au large de Pasabahçe et à 70° devant Yeniköy.

A Istanbul même, les rives du Bosphore accueillent des enfilades de bâtiments historiques, les yali (11), notamment dans le quartier de Yeniköy précédemment mentionné. Le transit des navires à travers le Bosphore apparaît d’autant plus périlleux que, sur les 359 millions de tonnes de fret transportés en 2011 par exemple, 147 millions consistaient en des matériaux dangereux comme du pétrole brut, du gaz de pétrole liquéfié (GPL) ou encore des produits chimiques (12). De 2001 à 2011, près de 700 incidents (dont 11 majeurs) se sont produits dans le détroit du Bosphore, dont une majorité en raison de problèmes techniques ou de navigation. Le 7 avril 2018 encore, un porte-container est venu s’encastrer dans le yali Hekimbasi Salih Efendi, construit au XIXème siècle par des nobles ottomans (13).

Lors du discours officiel d’annonce de lancement du projet en 2011, le futur Président Erdogan a notamment cité le cas de l’accident de l’Independenta en 1979, une catastrophe majeure provoquée par la collision entre un pétrolier et un tanker ayant abouti à une explosion massive et à un incendie de vingt-sept jours dans l’embouchure méridionale du Bosphore. Fort de cet exemple, les autorités turques affirment que près de deux millions de personnes sont ainsi sous la menace d’un tel accident maritime le long du détroit du Bosphore (14).

La troisième raison est celle d’une volonté des autorités turques d’accroître le tourisme dans la région et les transports maritimes au sein et autour du détroit du Bosphore. Les autorités turques expliquent qu’avec ce canal, elles « rendront au peuple d’Istanbul leur détroit » (15). De fait, en raison de l’intense trafic de navires de transport à travers le détroit, les activités récréationnelles et touristiques s’avèrent particulièrement limitées au sein du Bosphore, tout comme les transports maritimes intra-municipaux pour les habitants d’Istanbul.

La quatrième raison, particulièrement critiquée comme il sera vu en deuxième partie de cet article, consiste en la préservation de l’environnement en réduisant la contamination des eaux provoquée par les navires mouillant au large du détroit afin d’y entrer. En effet, en raison de la surcharge de trafic de navires sur le Bosphore, ces derniers sont contraints de jeter l’ancre et d’attendre leur tour, d’un bout à l’autre du détroit, afin de le traverser. De plus, lors du passage de larges pétroliers, aucun autre navire n’est autorisé à emprunter le détroit pour des raisons de sécurité - en particulier depuis l’accident de l’Independenta en 1979 cité supra. Les navires sont ainsi nombreux à mouiller au large de l’une des entrées du Bosphore, chaque jour de l’année. Le raisonnement des autorités turques consiste donc à affirmer qu’en raison de la fluidification majeure du trafic créée par le creusement du Canal Istanbul, les navires n’auront plus à mouiller au large et pollueront donc moins les eaux.

De fait, plusieurs études (16) ont pointé du doigt la forte pollution engendrée par le rejet des eaux usagées des navires, ainsi que des eaux de ballast (17), notamment quand le navire a traversé plusieurs mers aux propriétés aquatiques distinctes, ou à la faune et la flore différentes. L’une des plus grandes craintes est ainsi celle, déjà concrétisée, de l’invasion d’espèces animales et végétales étrangères à l’écosystème du Bosphore. Ce dernier souffre en effet déjà, depuis les années 1990, de la prolifération d’une espèce de méduse initialement originaire des côtes d’Amérique du Nord, la Mnemiopsis Leidyi, apportée par les différents navires en provenance ou ayant transité par le continent américain.

Lire la partie 2

Notes :
(1) Yalçıntan, Murat Cemal, Çare Olgun Çalışkan, Kumru Çılgın, and Uğur Dündar. "İstanbul Dönüşüm Coğrafyası." C. Özbay, & A. Bartu Candan, Yeni İstanbul Çalışmaları Sınırlar, Mücadeleler, Açılımlar. İstanbul : Metis Yayıncılık (2014).
(2) Yilmaz, O.F. (2010). “Beþ Asýrlýk Kanal Projesi” (Channel Project for the last five centuries), Yedikýta, no : 18, pp : 12-21, February 2010.
(3) Recep Tayyip Erdogan avait notamment justifié le manque de précisions par son souhait de ne pas exposer les sites du futur canal à de potentielles attaques ou tentatives de sabotage.
(4) https://www.youtube.com/watch?v=l5uHFt-fvAA
(5) Les DWT (deadweight tons) sont une unité de mesure du poids total qu’un navire de transport est capable d’embarquer : marchandises bien sûr mais aussi carburant, ravitaillement, équipage, éventuellement les munitions dans le cas d’un bâtiment de combat, etc.
(6) https://www.theguardian.com/cities/2019/apr/06/turkish-airlines-switching-to-new-airport-all-in-45-hours
(7) https://www.dw.com/en/istanbul-canal-erdogans-dream-istanbuls-nightmare/a-51849822
(8) https://www.econostrum.info/Le-Canal-d-Istanbul-trace-sa-voie_a24007.html
(9) Ibid.
(10) Cf. par exemple Erkut, Gulden & Baypinar, Mete Basar. (2009). Emerging Global Integration Zones in the EU and Turkey’s Spatial Integration. Chiikigaku Kenkyu (Studies in Regional Science). 39. 67-88. 10.2457/srs.39.67.
(11) Les yali consistent en des maisons/villas typiquement turques, et surtout typiquement stambouliotes, construites au bord de l’eau.
(12) Cf. https://www.pri.org/stories/2014-02-27/pretty-much-every-dangerous-material-you-can-think-being-shipped-through
(13) https://www.nst.com.my/world/2018/04/354597/stricken-ship-crushes-wooden-mansion-istanbuls-bosphorus
(14) Kundak, Seda, and Mete Başar Baypınar. "The crazy project–canal Istanbul." Tema. Journal of Land Use, Mobility and Environment 4, no. 3 (2011).
(15) https://foreignpolicy.com/2020/01/16/turkey-erdogan-imamoglu-istanbul-canal-battle-over-infrastructure-could-shape-next-presidential-race/
(16) Cohen, Andrew N., and Brent Foster. "The regulation of biological pollution : preventing exotic species invasions from ballast water discharged into California coastal waters." Golden Gate UL Rev. 30 (2000) : 787.
(17) Les ballasts sont des réservoirs d’eau de grande contenance équipant la plupart des navires traversant le Bosphore ; il est destiné à être rempli ou vidangé (déballastage) d’eau de mer afin d’optimiser la navigation.

Publié le 12/03/2020


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


Zones de guerre

Turquie

Économie