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Le rôle de la Turquie et de la question kurde dans les conflits irakiens et syriens. Partie I : Ankara face à Damas

Par Simon Fauret
Publié le 26/05/2015 • modifié le 18/03/2019 • Durée de lecture : 16 minutes

DP NIP/VL/AFP

Les affrontements entre le PKK et le gouvernement turc, débutés en 1984, ont fait plus de 45 000 morts [4]. Erdogan est conscient de la fragilité des négociations et de la possible résurgence d’un conflit de cette ampleur tant que les demandes du PKK (entre autres, une plus grande autonomie des territoires à majorité kurde) ne seront pas satisfaites. Que cherchait-il donc à démontrer ce 15 mars 2015 ? L’objectif était-il électoral ? En vue des élections législatives prévues pour le 7 juin, Erdogan aurait souhaité mettre en avant sa capacité à résoudre rapidement une situation de crise.

A travers cette déclaration, le président turc tentait peut être également de nier le poids de la question kurde dans les orientations politiques de son gouvernement, notamment en ce qui concerne les conflits syriens et irakiens. Dans ses discours, Erdogan déclare donner la priorité à la chute de Bachar el-Assad tout en luttant énergiquement en Irak et en Syrie contre l’Etat islamique [5]. Néanmoins, la réalité s’éloigne bien souvent de la version officielle, et le facteur kurde est amené à jouer un rôle de taille dans l’action diplomatique et militaire d’Ankara. La première partie de cet article s’attachera donc à analyser les relations entre les gouvernements turcs et syriens, alors que la deuxième évoquera les rapports entre la Turquie et l’Etat islamique.

Les prémices de l’antagonisme turco-syrien

Les rivalités d’Ankara et de Damas ne datent pas du début de la guerre civile en 2011. En 1920, la France obtient de la Société des Nations un mandat sur certaines provinces de l’Empire ottoman démembré, dont le sandjak (division administrative) d’Alexandrette. Cette zone au nord de la Syrie, à l’articulation entre le Levant et l’Anatolie, est finalement rattachée à la Turquie en 1939 sous le nom de Hatay. A partir de son indépendance en 1946, le gouvernement de Damas ne va cesser de revendiquer cette région qu’il juge lui appartenir. A cette pierre d’achoppement des nationalismes turcs et syriens qu’est le sandjak vont se superposer d’autres sujets de discorde. La Turquie, dès 1951, fait le choix du camp occidental en adhérant à l’OTAN. La Syrie, quant à elle, se dirige dès 1954 avec l’influence croissante du parti socialiste arabe Baas vers un rapprochement avec l’URSS.

Au-delà de l’hostilité entre les deux blocs politiques de la Guerre froide, Damas et Ankara s’opposent sur d’autres enjeux, tels qu’Israël ou encore le partage des eaux. Alors que la Turquie, selon la logique du bloc occidental, reconnaît Israël dès 1949, la Syrie participe à plusieurs guerres contre l’Etat hébreu. Quant à la question de l’eau, la Syrie reproche la mainmise de la Turquie sur les fleuves du Tigre et de l’Euphrate qu’elle contrôle en amont. Dans les années 1980, le projet d’une série de 22 barrages (Guneydogu Anadolu Projesi, GAP) inquiète Damas, qui craint de devenir trop dépendent de son voisin septentrional [6].

L’entrée en scène de la question kurde

C’est à partir du début des années 1980, peu de temps après la création du PKK par Öcalan et l’annonce du projet hydraulique, que la Syrie est accusée par la Turquie de soutenir l’organisation kurde. Dès 1979, le leader du PKK se réfugie en Syrie et entre en contact avec le gouvernement d’Hafez el-Assad, leader historique du parti Baas syrien et père de l’actuel président Bachar el-Assad. A partir de ses bases syriennes, le PKK organise des conférences afin d’élaborer sa doctrine politique (mélange de socialisme et de nationalisme kurde) et de préparer sa lutte contre le gouvernement turc. Dans la plaine de la Bekaa à l’est du Liban, le PKK est même autorisé par Damas à réinvestir une ancienne base palestinienne afin de s’en servir comme camp d’entrainement pour ses combattants [7].

Grâce à l’appui d’el-Assad, le PKK enrôle des dizaines de milliers de combattants kurdes syriens et les persuade que la solution à leurs problèmes en Syrie réside dans le combat pour les Kurdes en Turquie [8]. Dans un entretien avec un journaliste syrien, Öcalan lui-même nie l’existence d’un Kurdistan syrien, affirmant que les Kurdes en Syrie n’étaient que des réfugiés politiques kurdes de Turquie. Ainsi, Hafez el-Assad soutiendrait le PKK car ce dernier l’aiderait à se débarrasser des Kurdes syriens en les incitant à émigrer vers la Turquie [9]. L’ambiguïté des relations entre le PKK et le régime syrien est ici soulignée, puisque chacun essaie d’instrumentaliser l’autre pour atteindre ses objectifs.

DP NIP/VL /AFP

Le réchauffement des relations turco-syriennes

Fin 1998, le président turc Demirel, exaspéré par la politique kurde d’Hafez el-Assad, menace de déclarer la guerre à la Syrie si elle ne cesse pas immédiatement de soutenir le PKK [10]. L’accord d’Adana fait suite à cet ultimatum, et Damas s’engage à ne plus aider l’organisation kurde [11]. En février 1999, Öcalan, parti en exil au Kenya, est arrêté. Emprisonné à perpétuité en Turquie, il demande à ses partisans de respecter une trêve dans leur combat contre le gouvernement turc.

Ces événements ouvrent une ère d’apaisement des tensions entre Damas et Ankara. En 2000, Bachar el-Assad succède à son père décédé et semble prêt à se rapprocher de la Turquie en réprimant le PKK. Il ferme ainsi trois bases du parti à Damas et livre des cadres du PKK au gouvernement turc [12].

De sa prison, Öcalan cherche toutefois à réactiver le mouvement kurde, quitte à changer de stratégie. Entre 2002 et 2004, l’action du PKK se régionalise via la création d’organisations subalternes, comme le PYD (Parti de l’Union Démocratique) en Syrie en 2003 et le PJAK (Parti de la vie libre du Kurdistan) en Irak en 2004 [13]. Cette résurgence du PKK aurait pu envenimer à nouveau les relations entre Damas et Ankara. Paradoxalement, ce phénomène a au contraire rapproché les deux gouvernements car dès la création du PYD, le régime syrien lance une campagne de répression. La Turquie, satisfaite de voir son voisin prendre au sérieux la guérilla kurde, lui aurait alors fourni l’aide de ses services de renseignement afin d’arrêter des militants [14].

Les deux pays parviennent également à coopérer sur d’autres enjeux que la question kurde, notamment depuis 2002, lorsque le Parti pour la justice et le développement (AKP) arrive au pouvoir en Turquie et qu’Erdogan devient Premier ministre. En 2004, un accord de libre échange est signé entre la Turquie et la Syrie [15]. En 2009, Erdogan condamne l’opération « Plomb durci » menée par Israël à Gaza et accuse l’Etat hébreu d’être « passé maître dans l’art de tuer des gens » [16]. Ceci vaut à Erdogan d’être acclamé dans plusieurs pays arabes et de gagner la sympathie de la Syrie, traditionnel ennemi de Tel-Aviv [17]. En 2009, une coopération militaire entre la Turquie et la Syrie est annoncée [18] et le président turc se rend à Damas [19].

Enfin, le paroxysme du réchauffement des relations semble être atteint début 2011, avec des négociations sur de nombreux projets conjoints (modernisation du poste frontière de Nusaybin-Kameshli, création d’une banque commune entre la Syrie et la Turquie, mise en place du train à grande vitesse entre Gaziantep et Alep, intégration des réseaux de gaz naturel des deux pays et construction du barrage de l’amitié sur l’Oronte [20]). L’éclatement de la guerre civile syrienne en mars 2011 vient alors porter un coup à la dynamique de rapprochement des deux pays.

La guerre civile syrienne et la position de la Turquie

Dans les premières semaines du conflit syrien, la Turquie hésite pourtant à prendre parti. Après les massacres de Derra en avril 2011 (au moins 48 civils tués), Ankara propose sa médiation [21]. C’est en juin que les relations se dégradent rapidement. Un mois après avoir déclaré qu’el-Assad était un « ami » [22], Erdogan dénonce sa « sauvagerie » et son comportement « inhumain » vis-à-vis de l’opposition [23]. En août, il va jusqu’à comparer la répression à Hama et à Lattaquié à des actes perpétués en son temps par Saddam Hussein [24]. Le ministre turc des Affaires étrangères, Ahmet Davutoğlu, est envoyé le 9 août à Damas pour exiger la fin des opérations militaires contre des civils [25].

Parallèlement, la Turquie, qui cherche à s’imposer comme le modèle démocratique de la région, n’hésite pas à accueillir dès mars 2011 des figures de l’opposition syrienne, et notamment les Frères musulmans, proches de l’AKP [26]. Des rassemblements d’insurgés syriens vont se succéder sur son territoire, et c’est même en Turquie que Riyad El-As’ad, ancien colonel de l’armée syrienne, se réfugie pour fonder l’Armée syrienne libre [27]. En septembre, Ankara coupe le dialogue avec Damas, annonçant ne reconnaître que le Conseil national syrien comme représentant de l’opposition syrienne [28].

A partir de la fin de l’année 2011, des incidents frontaliers récurrents vont participer à envenimer davantage les relations entre les deux pays. En novembre, des bus de pèlerins turcs revenant d’Arabie saoudite sont attaqués par des soldats syriens [29]. En avril 2012, les forces gouvernementales syriennes ouvrent le feu sur des Syriens ayant fui en Turquie [30]. En juin, non loin de la côte syrienne, au sud de la Turquie, un avion militaire turc F-4 est abattu par la Syrie sous prétexte qu’il avait pénétré sans autorisation dans son espace aérien [31].

Dans les jours qui suivent, Erdogan déclare que si Ankara « n’avait pas l’intention d’attaquer la Syrie » en représailles, « tout élément militaire qui représentera un risque […] à la frontière turque venant de Syrie, sera considéré comme une cible » [32]. Doit-on y voir une forme de prudence ou plutôt une absence de stratégie ? Le président turc a rapidement l’occasion de prouver que ses menaces ne sont pas qu’un simple coup de bluff. Début octobre, suite au bombardement par l’armée syrienne d’une ville turque située non loin de la frontière, la Turquie riposte en tuant douze soldats syriens et détruisant plusieurs chars d’assaut [33]. En mai 2013, elle accuse Damas d’avoir fomenté un attentat à la voiture piégé à Reyhanlı au sud-ouest de la Turquie, et augmente immédiatement le nombre de soldats turcs à la frontière [34]. En septembre 2013, Ankara annonce avoir abattu un hélicoptère syrien qui était entré dans l’espace aérien turc [35], et réitère l’opération en mai 2015 [36].

La récurrence de ces actes aurait pu mener à un conflit ouvert entre les deux pays. Pourtant, ni la Turquie ni la Syrie n’ont encore permis une escalade des tensions menant à une déclaration de guerre. Le gouvernement de Damas peine déjà à lutter contre l’opposition et ne peut se permettre d’ouvrir un autre front avec son voisin du Nord. La Turquie, quant à elle ne peut attaquer frontalement le régime d’el-Assad sans impliquer les autres membres de l’OTAN qui se sont montrés pour la plupart réticents à l’adoption d’une telle stratégie [37].

Au-delà de cette relation entre les deux Etats, la Turquie doit, comme la plupart des pays frontaliers de la Syrie, faire face à l’augmentation exponentielle du nombre de réfugiés sur son territoire. Actuellement plus de 1,6 millions de réfugiés sont en Turquie, et il est probable que ce nombre s’élève à 1,9 millions avant la fin de l’année, dont 1,7 millions de Syriens [38]. Le gouvernement turc aurait, depuis le début du conflit, dépensé plus de 3 milliards d’euros pour ces déplacés [39]. Ankara aurait donc tout intérêt à ce que le conflit se termine le plus rapidement possible. Néanmoins, la Turquie ne peut pas non plus se contenter d’adopter une position passive compte tenu de sa volonté de faire chuter Bachar el-Assad. Dès lors, Erdogan chercherait surtout à sécuriser la position de son pays, à renforcer ses soutiens, et à poursuivre un conflit par procuration en offrant son soutien aux opposants syriens.

Le président turc s’est notamment rapproché de l’Arabie saoudite depuis l’arrivée au pouvoir du roi Salman en janvier 2015. Un axe sunnite Arabie-saoudite-Qatar-Turquie se serait créé ou du moins renforcé et participerait au soutien logistique de diverses franges de l’opposition. Les succès militaire du groupe Jaish Al-Fatah (Armée de la conquête), rassemblant plusieurs factions islamistes et proche des Frères musulmans, auraient ainsi été impulsés par les trois pays [40].

Le rôle de la question kurde dans la guerre civile syrienne

Depuis le début de la guerre civile, la question kurde a également été appelée à jouer de nouveau un rôle significatif dans les rapports entre la Turquie et la Syrie. Comment le PKK et sa branche syrienne du PYD réagissent-ils à l’éclatement du conflit ? Les souvenirs de l’alliance entre Damas et la guérilla kurde (1980-1998) semblent lointains tant la période de répression du PYD par Bachar el-Assad (2003-2011) a été féroce. Le groupe hésite donc dans un premier temps à choisir son camp, et préconise la prudence afin d’évaluer ce qui servirait le plus ses intérêts et sauvegarderait ses territoires d’implantation. Un certain pragmatisme va donc diriger la plupart des actions du PKK au cours du conflit.

Les révolutions arabes enthousiasment tout d’abord le PKK, qui va jusqu’à fournir les services de sa chaîne Roj TV à des figures de l’opposition [41]. Cependant, le bombardement par l’Iran, traditionnel allié de Damas, de bases du PKK dans le Mont Kandil en Irak amène la direction du mouvement kurde à remettre en cause leur soutien à la révolution syrienne [42]. Öcalan, désireux d’éviter une nouvelle période de répression qui mettrait à mal son parti, déclare le 6 avril 2011 à son avocat que le dirigeant syrien devrait « rencontrer les organisations kurdes », qui seraient « prêtes à l’aider » contre les rebelles à condition d’obtenir plus de droits et d’autonomie [43]. Un mois plus tard, le leader témoigne de sa peur de certaines franges de l’opposition et notamment des Frères musulmans, qui selon lui perpétueraient des massacres contre les Kurdes s’ils arrivaient au pouvoir [44]. Dès lors, l’option loyaliste n’apparaît pas si déraisonnable qu’auparavant.

Le début de la guerre civile syrienne coïncide avec la rupture par le PKK d’un cessez le feu avec le gouvernement turc. En juin 2011, le mouvement d’Öcalan précisait d’ailleurs dans des rapports stratégiques les bénéfices qu’il pouvait tirer de la situation chaotique en Syrie [45]. Dans une interview au Monde en septembre 2012, Saleh Moslim, leader du PYD, explique qu’il a choisi de participer à la Coordination nationale pour le changement démocratique, une coalition d’opposants modérés prêts à faire des compromis avec el-Assad et jugés acceptables par le régime [46]. Officiellement, ni le PYD ni le PKK ne souhaitent donc apparaître comme des soutiens directs à Bachar el-Assad. Néanmoins, la participation à des mouvements frontalement opposés avec Damas, tels que l’Armée Syrienne Libre et le Conseil National Syrien a été également écartée, de peur que « les territoires kurdes soient transformés en champ de bataille ».

Grâce à la bienveillance tacite du régime syrien, qui aurait promis de récompenser la loyauté des membres du groupe en délivrant des papiers d’identité aux Kurdes syriens, le PYD a rapidement pris le contrôle d’une grande partie du territoire à majorité kurde à l’est de la frontière turco-syrienne. L’accord entre Damas et le PYD s’est fait également ressentir au-delà de cette zone. A Cheikh Maqsoud, quartier surplombant la ville d’Alep, l’armée syrienne s’est retirée à l’été 2012 pour laisser les milices du PYD y assurer la sécurité [47].

Les succès du PYD en ce début de conflit syrien sont pourtant loin de satisfaire l’ensemble des Kurdes. Bien que la politique du parti ait permis une autonomie accrue des zones kurdes, des voix s’élèvent contre Saleh Moslim. Si le PYD revendique le soutien de 60% de la population kurde syrienne (2 millions d’individus), la plupart des partis kurdes sont pourtant rassemblés depuis octobre 2011 au sein du Conseil national kurde (KNCS), nettement plus hostile à Damas [48]. Au-delà d’accuser le PYD d’être allé jusqu’à réprimer les manifestations antirégime [49], l’opposition kurde lui reproche de n’être qu’une branche du PKK et de servir davantage les intérêts du groupe turc que des Kurdes syriens. Abdulhamit Bashar, à la tête du KNCS, précise d’ailleurs que son mouvement, qui se veut le seul représentant légitime du peuple kurde, n’a « rien à voir » avec le PYD [50].

Massoud Barzani, président du gouvernement régional du Kurdistan irakien et leader du Parti démocratique du Kurdistan (PDK), a impulsé le 11 juillet 2012 un accord de coopération entre le PYD et le KNCS [51]. Le PDK de Barzani a longtemps été le principal rival du PKK et de ses branches. Si le président du Kurdistan irakien ne cache pas son antipathie pour le PYD, l’objectif d’unir les Kurdes pour faire avancer leurs intérêts a pris le dessus sur les convictions personnelles. Le Conseil suprême kurde, qui a émergé de cette fusion, appelle à la chute du régime tout en se démarquant de l’Armée syrienne libre. Au lendemain de l’accord, la fin des rivalités intestines et l’intégration des forces armées ne semblent toutefois pas être une réalité [52].

Qu’en est-il de la position de la Turquie ? Face à ce renforcement du PYD depuis le début de la guerre civile, Ankara a témoigné de son inquiétude. Ahmet Davutoglu, ministre des Affaires étrangères, s’est plaint du passage de combattants kurdes entre la Syrie et la Turquie, et a précisé début 2012 que son gouvernement n’hésiterait pas à envoyer des troupes sur le sol syrien pour enrayer le phénomène [53]. La Turquie redoute la déstabilisation de la zone frontalière kurde et le renforcement, à travers le PYD, du PKK avec lequel il tente de négocier. Erdogan est conscient que Damas a par le passé instrumentalisé le PKK contre la Turquie et qu’il n’hésitera pas à le faire de nouveau. Afin d’éviter un tel développement, Ankara demande la création d’une zone tampon au nord-est de la Syrie entre Hassaké et Kameshli dans l’objectif de couper les moyens de communication des activistes kurdes et de surveiller le développement de l’organisation politique et armée [54].

Le gouvernement turc sait également que son soutien à l’opposition syrienne ne saurait être efficace s’il ne s’occupait pas en parallèle de la question kurde. L’éventuelle chute d’el-Assad et la mise en place d’un nouveau régime ne satisferaient pas automatiquement les revendications kurdes. Massoud Barzani est ainsi devenu un interlocuteur kurde de premier choix pour Ankara. S’il a longtemps symbolisé ce que la Turquie voulait éviter à tout prix - la création d’un Kurdistan autonome - elle a rapidement compris les avantages à retirer de la rivalité entre Barzani et le PKK. Selon l’adage « l’ennemi de mon ennemi est mon ami », la Turquie cherche donc à faire avancer ses intérêts en profitant de la division des mouvements kurdes. Dans cette logique, le président du Kurdistan irakien est accueilli à plusieurs reprises dans la capitale turque afin d’évoquer son éventuel appui à la lutte contre le PKK [55]. Fin 2013, Erdogan invite Barzani à un rassemblement à Diyarbakir, considérée par les Kurdes comme la capitale du Kurdistan turc. Hautement symbolique, l’événement est avant tout l’occasion de chercher le soutien des Kurdes et de concurrencer le PKK [56].

En 2013, certains observateurs pensent discerner un changement de stratégie du PYD. Par endroits, les combattants de Saleh Moslim auraient combattu contre el-Assad. A Alep notamment, le quartier de Cheikh Maqsoud jusque-là épargné par les bombardements de l’armée syrienne, s’y est trouvé confronté en avril 2013. Les Kurdes du PYD auraient riposté en se rangeant du côté des rebelles. Fabrice Balanche, directeur du Groupe de recherches pour la Méditerranée et le Moyen-Orient, estime alors que « les Kurdes opèrent un retournement car ils croient que l’opposition va peut-être l’emporter, et tentent donc de lui donner des gages de bonne volonté » [57]. En janvier 2015, en réponse au pilonnage de quartiers kurdes à Hassaké, au nord-est de la Syrie, le PYD a arrêté des membres du parti gouvernemental Baas. Ces représailles modérées, dont ne bénéficient pas forcément les autres adversaires du PYD, prouvent que le mouvement de Moslim n’est toujours pas prêt à s’engager directement contre el-Assad [58]. Un cadre du PYD avait d’ailleurs déclaré à l’AFP : « Nous sommes pour la révolution, contre le régime baasiste qui a spolié nos droits, mais nous avons adopté une tactique défensive, jamais offensive, nous ne faisons que riposter » [59].

Ce retournement de situation est donc à relativiser, tant le comportement du PYD au cours de la guerre civile a été ambigu et changeant. De telles alliances avec les rebelles anti el-Assad semblent en effet avoir eu lieu, mais de manière sporadique. Le PYD, bien qu’officiellement rangé dans le camp des rebelles modérés en tant que membre du Conseil suprême kurde, continue surtout à faire cavalier seul et à servir ses intérêts propres. Ainsi, en novembre 2013, le PYD déclare créer une « administration provisoire pour les régions du Kurdistan de l’Ouest » [60], prémisse d’un véritable Kurdistan syrien. Un tel projet, proclamé de manière unilatérale par le parti, suscite la colère et l’incompréhension des autres factions, y compris kurdes, de l’opposition syrienne. Les rebelles lui reprochent de ne pas participer à la révolution et d’imposer son autorité comme l’unique parti existant, autrement dit « comme une sorte de clone kurde du parti Baas socialiste arabe [61] ».

Ainsi, si la Turquie continue à faire de la chute du régime d’el-Assad sa priorité, l’imbrication de la question kurde dans le conflit syrien contribue à lui compliquer la tâche. Comment soutenir les différentes factions de l’opposition syrienne en se passant du potentiel militaire des Kurdes ? Comment assister les Kurdes sans favoriser l’autonomisation d’un Kurdistan syrien ? Comment laisser un Kurdistan autonome s’établir en Syrie en refusant des droits similaires aux Kurdes turcs ? Enfin, comment être sûr que soutenir les partis kurdes de l’opposition n’aboutira pas à renforcer indirectement le PYD et le PKK ? Telles sont les questions que le gouvernement turc a pu se poser depuis le début de la guerre civile, sans jamais parvenir à trouver de réponses adéquates. Or, à partir de 2014, il se retrouve confronté à une menace supplémentaire : l’Etat islamique. En transformant les rapports géopolitiques à ses frontières, l’organisation djihadiste ne peut en effet susciter l’indifférence d’Ankara. Comment la Turquie répond-elle donc à ce nouvel enjeu ?

Lire la deuxième partie de l’article : Le rôle de la Turquie et de la question kurde dans les conflits irakiens et syriens. Partie II : Ankara face à l’Etat islamique

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Publié le 26/05/2015


Simon Fauret est diplômé de l’Institut d’Etudes Politiques de Toulouse (Relations internationales - 2016) et titulaire d’un Master 2 de géopolitique à Paris-I Panthéon Sorbonne et à l’ENS. Il s’intéresse notamment à la cartographie des conflits par procuration et à leurs dimensions religieuses et ethniques.
Désormais consultant en système d’information géographique pour l’Institut national géographique (IGN), il aide des organismes publics et privés à valoriser et exploiter davantage les données spatiales produites dans le cadre de leurs activités (défense, environnement, transport, gestion des risques, etc.)


 


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