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Hamit Bozarslan est docteur en histoire et en sciences politiques et directeur d’études à l’EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales). Intéressé par la question des processus de violence, il publie Crise, violence et dé-civilisation en analysant ces processus dans « les angles morts de la cité », aux éditions du CNRS, en 2019. Aujourd’hui, il travaille sur les anti-démocraties du XXIe siècle.
De manière générale, cet impact est énorme. En effet, les Kurdes étaient jusque là habitués à traiter avec des États, que ce soit l’Irak, la Turquie, l’Iran, ou encore la Syrie. Même dans une conflictualité parfois extrême, il leur était possible d’identifier un interlocuteur étatique. Or, l’État islamique a émergé en remettant en cause les frontières (que les Kurdes contestaient eux-mêmes d’ailleurs) en se fondant non pas sur des routines étatiques, mais beaucoup plus sur une militance. En 2013-2014, les Kurdes pensaient que les conflits syrien et irakien étaient confessionnels et ne les concernaient donc pas. Ils s’imaginaient en effet être protégés au sein de leur territoire. Leurs forces armées ne servaient qu’à protéger leurs frontières. Tout à coup, ce conflit est devenu un conflit intra-kurde, avec une extraordinaire brutalité. Non seulement les frontières ont été remises en cause, mais les Kurdes ont en outre été attaqués en tant que groupe, notamment la communauté yézidie. Pour l’État islamique, la conquête de ce territoire était essentielle pour créer le califat. Ce fut, pour les Kurdes, un moment de crise phénoménal. A titre d’exemple, en 2014, le Kurdistan irakien partageait une frontière de près de 1 000 kilomètres avec l’État islamique et quasiment aucune avec l’Irak en tant que telle.
Ainsi, en 2013-2014, pour les Kurdes, le Kurdistan était une sorte d’Athènes : théoriquement, à Athènes, on n’a pas recours à la violence ; la violence est déployée en dehors des frontières. Alors, le Kurdistan a dû devenir la Sparte du Moyen-Orient en se remilitarisant de manière massive.
Enfin, l’impact de l’État islamique a aussi été important car la Turquie a mené une politique, si ce n’est de coopération, de complaisance extrême envers l’État islamique. Il est avéré que tous ces milliers d’Européens, mais aussi d’Arabes, qui ont rejoint les rangs de l’État islamique sont passés par la Turquie.
Après la chute d’Afrin, les Kurdes sont dans une situation d’incertitude absolue. Afrin est tombée en raison du cynisme de la Russie, qui cherche à provoquer une crise entre la Turquie et les Etats-Unis. Aujourd’hui, les forces arabo-kurdes contrôlent quelque 30% du territoire syrien, où les villes kurdes sont assez stables. Mais toute la question est de savoir quelle sera la politique américaine : les Américains vont-ils se retirer en laissant place à une force de coalition, ou autoriseront-ils l’entrée de la Turquie dans la région ? Ces questions sont aujourd’hui sans réponse. Les dernières déclarations du président Trump laissent penser que les Américains ne vont pas se retirer. Aujourd’hui, la présence des Américains et de l’OTAN est encore assez manifeste. Cela pose une forme de ligne rouge à la Turquie, lui interdisant d’intervenir. Je pense toutefois que c’est une épée de Damoclès qui pèse sur le Kurdistan syrien : si jamais les Américains devaient se retirer, les Kurdes syriens n’auront sans doute d’autre choix que de capituler devant Damas car ils n’auront pas la possibilité de se battre sur les deux fronts turc et syrien.
Le conflit syrien n’a laissé personne indemne : tous les acteurs ont été impliqués d’une manière ou d’une autre dans sa brutalité. Un double phénomène coexiste dans le cas kurde : d’un côté, on observe une certaine stabilité, avec par exemple une réelle participation féminine à la société ; de l’autre, il faudrait accompagner cette expérience kurde pour la démocratiser beaucoup plus qu’elle ne l’est aujourd’hui. En effet, les Kurdes syriens sont pour le moment dans un régime de survie. Le conflit syrien a fait au total quelque 500 000 morts, 7 millions de réfugiés, 6 millions de déplacés internes. Quand on compare le Kurdistan au reste du pays, donc, la vie a finalement été préservée, ce qui en soi est un miracle.
Désormais, si le Kurdistan syrien est garanti par la présence américaine et que les démocraties occidentales ne l’abandonnent pas, il faudra accompagner cette expérience pour sa pleine réalisation démocratique. Cela passera par la mise en place d’une véritable société démocratique conflictuelle afin que le pouvoir ne soit pas monopolisé par un seul acteur mais que les autres acteurs politiques puissent aussi pleinement participer ; mais tout ceci ne peut se réaliser qu’à condition que la survie de ce régime soit garantie.
Les conflits entre Kurdes syriens et irakiens existent pour des raisons historiques et pas uniquement politiques. Effectivement, le partage du Kurdistan dans les années 1920 a eu pour conséquence une différenciation des cultures politiques, des modes politiques et des langues politiques. Il existait donc une pluralité d’acteurs kurdes à l’échelle régionale, avec des rapports parfois extrêmement violents, notamment dans les années 1980-1990.
Ce qu’on observe depuis les années 2000 (donc bien avant l’EI ou le conflit syrien), c’est qu’il s’est formé une sorte d’espace transnational politique kurde. Cet espace ne conteste pas l’existence des frontières, mais en même temps il se structure à partir de dynamiques transfrontalières. Cet espace, qui n’a rien de légal ou de reconnu, se compose globalement sous l’action de deux acteurs majeurs : d’un côté le gouvernement régional kurde du Kurdistan irakien dominé essentiellement par Barzani, et de l’autre côté le PKK, un parti kurde de Turquie. Ces deux partis ont à la fois des rapports conflictuels, qui peuvent d’ailleurs être positifs, mais aussi des rapports régulés, car chaque acteur sait qu’il faut éviter que la conflictualité débouche sur la violence. Ainsi, on n’a pas observé de violence entre les Kurdes depuis les années 2000, sauf rare exception. Chaque fois qu’il y a un conflit, un mécanisme de régulation et d’arbitrage intervient. Le fait que les Américains soient des deux côtés de la frontière, pour le moment en tout cas, permet aussi une certaine fluidité. L’essentiel est que cette pluralité existe – je crois qu’elle doit être préservée – et qu’elle devienne un élément de structuration et de pacification du monde kurde des décennies à venir.
Cette attitude de Bachar al-Assad doit être comprise en intégrant le facteur russe, et est d’un cynisme extraordinaire. Bachar al-Assad s’est retiré du Kurdistan le 19 juillet 2012. Ce jour-là, une série d’attentats décapite l’élite militaire du pays, y compris le beau-frère de Bachar, tandis que son frère est grièvement blessé. A partir de ce moment, le président syrien a décidé d’utiliser l’aviation, ainsi que de confier les villes kurdes au PYD. Il avait deux raisons de faire cela : en premier lieu, il n’était pas en mesure de contrôler son territoire dans sa totalité, et le contrôle de Damas et du couloir reliant la ville à la mer était central, afin de créer une sorte d’« Alaouistan ». En outre, il s’agissait de « punir » la Turquie qui armait et soutenait l’opposition.
Depuis, les choses ont énormément évolué. Bachar al-Assad exige aujourd’hui la capitulation pure et simple des Kurdes, d’autant plus que pour lui, ceux-ci sont devenus les agents des Américains. Et on a assisté à un revirement total de la politique turque. Cette dernière, très anti-syrienne, anti-russe et anti-Iran est aujourd’hui définie par une très grande proximité avec la Russie, qui voit d’un mauvais œil cette zone kurde, non pas par opposition au Kurdistan mais parce que son autonomie est garantie par les Américains.
La position de la Russie est aussi d’un grand cynisme. En 2015, tout le monde évoquait l’hypothèse d’une situation de guerre froide avec la Russie. La Turquie avait une opposition profondément « anti-Bachar », et donc anti-russe. La crise atteint son point culminant lorsque les Turcs abattent un avion russe en novembre 2015. Au contraire, à partir de 2016 on assiste à un rapprochement très poussé avec la Turquie, pour qui la question principale demeure la question kurde. Aujourd’hui, la politique de la Turquie dans la région se résume aux Kurdes. L’existence d’une communauté kurde est toujours vue comme une menace pour la turcité. En 2012, la Turquie pensait que le temps était venu de recréer, non pas l’Empire ottoman, mais une forme de coalition des partis conservateurs islamistes qui serait dirigée par l’AKP. Ce rêve s’est effondré avec la guerre civile en Libye, la chute de Mohamed Morsi en Egypte et la perte de pouvoir d’Ennahdha (1) en Tunisie ; il ne restait plus que la Syrie.
En Syrie, la politique turque s’est de plus en plus formée selon la question kurde. Cela a poussé à un rapprochement avec la Russie, qui a autorisé que l’aviation turque soit massivement utilisée à Afrin. Encore une fois, cette décision n’était pas fondamentalement contre les Kurdes, mais cela arrangeait cyniquement Vladimir Poutine. Et sans l’aviation, Afrin ne serait pas tombée. Les Kurdes auraient pu défendre la ville.
Note :
(1) Parti politique islamiste conservateur tunisien, qui remporte la majorité des sièges de l’assemblée constituante de 2011.
Hamit Bozarslan
Docteur en histoire et en science politique, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Hamit Bozarslan est, entre autres domaines de recherche, spécialiste de l’histoire de la violence au Moyen-Orient.
Il est notamment l’auteur de Sociologie politique du Moyen-Orient, Paris, La découverte, 2011 ; Conflit kurde, Le brasier oublié du Moyen-Orient, Paris, Autrement, 2009 ; Une histoire de la violence au Moyen-Orient, De la fin de l’Empire ottoman à al-Qaida, Paris, La Découverte, 2008.
Claire Pilidjian
Claire Pilidjian est diplômée de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm en sciences sociales, de l’Ecole des affaires internationales de Sciences Po en « Human Rights and Humanitarian Action » et de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales. Dans son mémoire de recherche, elle s’est intéressée aux enjeux politiques d’une controverse survenue en Jordanie après la diffusion de la première production de Netflix en langue arabe.
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