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En mai 2003, le régime de Saddam Hussein cédait la place, après une défaite éclair, aux autorités d’occupation américaines et ce après plus de vingt années d’un règne violent et sans partage. Sous la houlette de Paul Bremer, gouverneur nommé à Bagdad par l’administration Bush, les vestiges de l’Etat irakien et du parti Baath était liquidés, voués à être remplacés par de nouvelles institutions prétendument démocratiques. Dix ans plus tard, les erreurs commises dans les premiers temps de l’occupation par les autorités coalisées se font sentir quotidiennement. La dissolution de l’armée a alimenté en armes et en combattants une insurrection sunnite ravivée ces derniers mois par la politique confessionnelle de Nouri al-Maliki, elle même héritée de la gestion communautaire instaurée après 2003. A nouveau, les villes irakiennes sont frappées quotidiennement par des attentats et bien que le nombre de morts pour le seul mois de mai – 570 personnes – n’atteint pas les niveaux enregistrés aux pires moments de la guerre civile de 2006-2007, il pourrait présager des développements funestes dans le contexte d’affrontements confessionnels imposés à l’ensemble de la région par la conflit syrien. Dans son numéro de printemps, la revue Moyen-Orient dresse le bilan de la dernière décennie irakienne au cours de laquelle la violence, la corruption, l’échec du processus politique n’ont a aucun moment cessé de structurer la situation du pays.
Renverser un régime dictatorial et le remplacer par des institutions démocratiques conformes aux standards internationaux de l’Etat de droit : tel était l’un des principaux mots d’ordre mis en avant par l’administration américaine pour justifier l’invasion de l’Irak en 2003. Aujourd’hui, il paraît évident que la réalité politique irakienne ne correspond guère à cette vue de l’esprit. L’appareil institutionnel est fragmenté, disputé par des clans et des réseaux de clientèle rivaux disposant de leurs propres leviers sécuritaires et économiques. L’Etat irakien n’est pas une entité neutre et intégrée mais un maquis institutionnel où l’obtention d’un poste officiel donne accès à une rente qui permet à chaque personnalité importante d’entretenir ses obligés. Bien qu’un tel système permette difficilement l’émergence d’une personnalité totalement hégémonique, l’Irak a aujourd’hui son homme fort en la personne de Nouri al-Maliki. Ce chiite, président du parti religieux Dawaa, qui avait accédé au poste de Premier ministre en passant pour une personnalité sans envergure et consensuelle, est parvenu à concentrer entre ses mains l’ensemble des fonctions sécuritaires officielles et des principaux leviers de pouvoirs. Usant d’une position dominante construite pas à pas au cours des dernières années et appuyé sur un appareil militaire et policier à sa main, il a mis en place, comme le décrit Gilles Chenève [1], un pouvoir confessionnel à dominante chiite en généralisant les pratiques clientélistes et en laissant la corruption se rependre à tous les échelons du pouvoir.
Pourtant, comme le montre Karim Sader [2], si la scène politique est dominée par Nouri al-Maliki, elle n’en demeure pas moins parcourue une multiplicité d’acteurs se livrant à des jeux d’alliances changeants. Le Premier ministre a pu imposer un pouvoir personnel mais la coalition à la tête de laquelle il se trouve n’est pas monolithique de même que la communauté chiite dont il est issu. Nouri al-Maliki ne partage pas l’engagement idéologique pro-iranien du Conseil supérieur islamique d’Irak d’Ammar al-Hakim et peut compter le chef religieux Moqtada al-Sadr, très influent dans les couches populaires, au nombre de ses rivaux déclarés. Les forces politiques et ethno-confessionnelles qui s’opposent au pourvoir de Nouri al-Maliki sont elles aussi divisées. La scène sunnite ne voit pas émerger de personnalité forte ni de structure capables d’intégrer ses différents groupes et de canaliser le ressentiment d’une population, autrefois dominante bien que minoritaire, mais marginalisée depuis 2003. Les acteurs sunnites sont partagés entre une insurrection armée elle même divisée entre bassistes et djihadistes et leur participation aux institutions pourtant mise à mal par l’affaiblissement de leurs représentants politiques, regroupés au sein de la coalition al-Iraqiyya qu’al-Maliki a pu affaiblir en clientélisant certains de ses membres. Les Kurdes, qui forment la deuxième communauté du pays, peuvent opposer un front relativement uni face à Bagdad, mais sont également affectés par des divisions internes. Chacun des ces acteurs dispose de ses forces armées et l’Etat irakien n’a jamais recouvert le monopole de la violence. L’éclatement politique se reflète dans l’éclatement de la puissance militaire comme l’indique Hélène Caylus [3] dans son article sur l’armée irakienne, trop faible pour soutenir l’autorité d’un Etat central lui-même aux mains de factions affrontées.
La société civile, autre élément qui, articulé à des institutions vertueuse aurait permis l’émergence d’une démocratie réelle, est cependant tout aussi défaillante. Malgré un début de « printemps irakien » en 2011, étouffé par les forces de sécurité aussi bien à Bagdad qu’au Kurdistan, la société peine à se mobiliser autour d’un dessein fédérateur qui condamne toute évolution libérale. Le destin des femmes irakiennes sur lequel revient Haifa Zangada [4] dans l’entretien qu’elle a accordé à la rédaction de Moyen-Orient est à cet égard révélateur. Pour Fanny Lafourcade et Hameed Nasser [5], cet état de fait provient de la consolidation depuis 2003 des clivages communautaires et du clientélisme. Les institutions officielles ne sont pas neutres mais investies par des acteurs qui poursuivent leurs intérêts propres en s’appuyant sur des corps intermédiaires tribaux ou religieux avec lesquels ils sont liés par un faisceau d’obligations réciproques. Partant, il n’y a guère de scène politique à proprement parler, mais une arène où s’affrontent des groupes d’intérêts privés jouant sur les replis communautaires que la dictature de Saddam Hussein et les dix années de chaos qui ont suivi n’ont pu qu’accentuer.
La question de l’identité ou plutôt des identités de l’Irak dont Pierre-Jean Luizard [6] (Voir Entretien avec Pierre-Jean Luizard, Que reste-t-il de l’Irak ?) retrace l’histoire heurtée dans sa contribution se pose avec une acuité singulière dans la ville de Kirkouk (Voir Kirkouk, histoire d’une ville disputée et Kirkouk au cœur de la nouvelle crise irakienne). Dans un article consacré à cette grande ville du nord irakien disputée entre le gouvernement autonome du Kurdistan et le pouvoir central et où cohabitent Kurdes, Arabes sunnites, chiites et Turkmènes, Arthur Quesnay [7] montre comment les acteurs en présence ont pu mobiliser des répertoires communautaires dans leurs luttes pour le pouvoir et les ressources au mépris d’une réalité sociale qui recouvre les appartenances collectives moins tranchées. L’emprise du discours identitaire, articulé à l’intervention d’acteurs extérieurs et en particulier de la Turquie, ainsi que l’importance du facteur énergétique (la région Kirkouk possédant des réserves estimées à 15 milliards de barils de pétrole) font de la ville le prisme de toutes les grandes problématiques qui se posent à l’échelle de l’Irak dans son ensemble.
Estimées à 115 milliards de barils de pétrole et à 3170 milliards de m2 de gaz naturel, les richesses en hydrocarbures de l’Irak devraient suffire à assurer la prospérité durable du pays et le bien-être de la population. Il n’est cependant pas rare que les Irakiens ordinaires expriment leur désarroi en comparant leur quotidien avec celui de leurs voisins du Golfe, alors que Bagdad et l’Irak sont les dépositaires d’héritages historiques prestigieux. Cependant, si la manne pétrolière permet à certains de vivre dans l’opulence, elle alimente les travers et les crises du système actuel en l’absence d’encadrement institutionnel impartial. C’est ce qu’indique Myriam Benraad [8] (Voir Entretien avec Myriam Benraad, Les Arabes sunnites d’Irak, dix ans après la chute de Saddam Hussein) dans un article sur la question pétrolière. Le développement du secteur n’est pas en Irak un levier de progrès économique mais agit comme un frein à la diversification des activités. Il ne permet donc pas de résorber le chômage massif des jeunes, et les revenus qu’il engrange sont accaparés par les détenteurs rivaux d’un pouvoir politique éclaté. Enjeu de rapports de force, le pétrole favorise les réseaux clientélistes, la corruption des gouvernants et, à terme, la décomposition du pays. Les ressources énergétiques concourent donc au chaos généralisé qui règne dans l’économie irakienne et que le visage actuel de la capitale révèle de manière funeste. Ville autrefois brillante, Bagdad, que les violences des dernières décennies ont définitivement ravagées, n’a plus aucune cohérence. Traversée par des murailles anti-explosions, divisée en quartiers confessionnels protégés par des check-points et en proie à une spéculation immobilière croissante, elle voit disparaître son patrimoine dans l’indifférence des pouvoirs publics défaillants. Caecilia Pieri [9] dresse le bilan malheureux de la chute de cette ville.
Dans la parie géopolitique du numéro, Zahra Ali [10] consacre un article au féminisme islamique dont les partisanes défendent une conception de l’émancipation féminine qui n’implique pas de prise de distance ou de discours critique vis-à-vis de la religion. Au contraire, le féminisme islamique appuie ses revendications sur des références constantes à une tradition islamique jugée authentique. Tancrède Josseran [11] propose également une contribution éclairante sur la confrérie de Fethullah Gülen. Cette organisation aux ramifications internationales est sans doute la plus puissante de la société civile turque. Prônant un modèle de société libérale mais moralement conservateur et encadré par des principes religieux, ses membres s’opposent au modernisme autoritaire héritée de Mustapha Kemal. Les « fethullahci » ont pu, en s’alliant à l’AKP actuellement au pouvoir, accéder aux sommets de l’Etat tout en étendant leur influence dans la société, assise sur de grands réseaux médiatiques et une présence très forte dans le domaine éducatif. Toujours dans la section géopolitique, Bruno Lecoquierre [12] présente la géographie humaine de l’espace saharien. Le numéro se conclue par un article de Liliane Buccianti-Barakat [13] sur l’histoire de Beyrouth, détruite à de multiples reprises par la guerre et la spéculation, et menacée par un environnement régional instable.
Allan Kaval
Journaliste, Allan Kaval travaille sur les politiques intérieures et extérieures de la Turquie et de l’Iran ainsi que sur l’histoire du nationalisme et des identités minoritaires au Moyen-Orient.
Notes
[1] Gilles Chenève est un ancien militaire et officier de renseignement. Il est l’auteur avec Victoire Escriva de l’ouvrage L’Eveil du monde arabe. Douze scénario d’avenir (Editions du Cygne, 2012)
[2] Karim Sader est politologue et spécialiste du Golfe persique.
[3] Hélène Caylus est consultante sur le Moyen-Orient, spécialiste de l’Irak.
[4] Haifa Zangana est une ancienne opposante au régime de Saddam Hussein, écrivain aujourd’hui exilée au Royaume-Uni.
[5] Fanny Lafourcade est docteur en sciences politique, consultante à Bruxelles et auteur de l’ouvrage Le Chaos irakien (La Découverte, 2007). Hameed Nasser est chef de bureau Campus France de l’Institut français de Bagdad, auteur de Revoir Bagdad (Hoëbeke, 2010).
[6] Pierre-Jean Luizard est directeur de recherche au CNRS (groupe Religions, sociétés, laïcités) ; auteur de Comment est né l’Irak moderne (CNRS Editions, 2009).
[7] Arthur Quesnay est doctorant en science politique à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, affilié à l’Institut français du Proche-Orient d’Erbil (Irak).
[8] Myriam Benraad est chercheuse associée au Centre de recherches internationales (CERI) et à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM) ; auteur de L’Irak (Le Cavalier Bleu, 2010).
[9] Caecilia Pieri est responsable de l’Observatoire urbain à l’Institut français du Proche-Orient (IFPO), Beyrouth (Liban), et titulaire d’un doctorat d’histoire urbaine sur Bagdad au XXe siècle ; auteur de Bagdad Arts Déco (L’Archange Minotaure, 2008).
[10] Zahra Ali est doctorante à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et à l’Institut français du Proche-Orient et l’auteur (dir.) de Féminismes islamiques (La Fabrique éditions, 2012).
[11] Tancrède Josseran est attaché de recherche à l’Institut de stratégie et des conflits ; auteur de La nouvelle puissance turque (Ellipses, 2011) et, avec Florian Louis et Frédéric Pichon, de Géopolitique du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord (PUF, 2012).
[12] Bruno Lecoquierre est professeur de géographie à l’université du Havre.
[13] Liliane Buccianti-Barakat est géographe, professeur à l’université Saint-Joseph de Beyrouth ; auteur avec Henri Chamussy de l’ouvrage Le Liban : Géographie d’un pays paradoxal (Belin, 2012).
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