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Le 28 juillet 2016, le groupe Jahbat al-Nosra, un des groupes armés parmi les plus importants acteurs du conflit syrien s’est mué en Fatah al-Cham après avoir officiellement rompu ses liens avec Al-Qaïda. A la fin du mois de janvier 2017, lors des pourparlers d’Astana sur la Syrie, Fatah al-Cham, exclu des négociations a lancé une offensive militaire contre plusieurs autres groupes armés rebelles - dont certains affiliés à l’Armée Syrienne Libre - après les avoir accusés de trahison (1). Ces groupes attaqués par Fatah al-Cham ont trouvé une protection auprès d’un autre important groupe armé islamiste : Ahrar al-Cham, avec qui Jahbat al-Nosra puis Fatah al-Cham a longtemps cherché à se rapprocher, voire à fusionner (2). Immédiatement après, le 28 janvier 2017, fusionnant avec d’autres groupes rebelles islamistes - dont Ansar al-Din, Fatah al-Cham devient la composante principale d’une nouvelle formation : Hayat Tahrir al-Cham. Créé dès la première année de la guerre civile en Syrie par seulement sept djihadistes venus d’Irak, envoyés en Syrie par Abu Bakr al-Baghdadi, le leader actuel de l’organisation de l’Etat islamique, ce groupe armé est parvenu à s’imposer sur le terrain comme un acteur incontournable, ainsi qu’à s’implanter dans le tissu social des populations sous son joug, peut-être de manière durable.
Pour comprendre l’émergence et la transformation de cette formation djihadiste, nous vous proposons la synthèse d’un rapport publié par Charles Lister, chercheur au Middle East Institute à Washington DC, spécialiste du terrorisme et des insurrections au Moyen-Orient et particulièrement en Syrie. Ce travail permet d’appréhender de manière approfondie l’apparition et la montée de Jahbat al-Nosra et éclaire également plusieurs enjeux d’actualité, apportant notamment des éléments de réponses aux interrogations suivantes :
– Le leader du régime syrien, Bachar al-Assad a-t-il sciemment favorisé la création de groupes djihadistes en Syrie ?
– Quelles sont les raisons de la dispute qui a finalement mené à la scission entre Jahbat al-Nosra et l’organisation de l’Etat islamique ?
– Comment Al-Qaïda, un acteur jusqu’ici marginal en Syrie, a-t-il réussi à imposer sa domination sur de larges portions du territoire syrien ?
– Pourquoi Jahbat al-Nosra, puis son avatar Fatah al-Cham, a-t-il choisi de se désolidariser d’Al-Qaïda ?
La première partie de cette synthèse reprend l’histoire du groupe Jahbat al-Nosra, de ses origines, fin 2011, jusqu’en 2016. La seconde partie constitue un instantané de ce qu’était Jahbat al-Nosra en juillet 2016, c’est-à-dire, avant qu’il ne se transforme en Fatah al-Cham et développe notamment la stratégie militaire et le modèle de gouvernance mis en place par le groupe afin de consolider son ancrage dans la province d’Idlib au nord-ouest de la Syrie.
Alors que la révolution syrienne entre dans sa phase de militarisation, Bachar al-Assad ordonne en mars, mai et juin 2011 plusieurs vagues successives d’amnisties, notamment composées de prisonniers islamistes radicaux. Charles Lister considère que ces libérations – présentées comme des concessions aux manifestants par Damas – reflètent la volonté du régime de « radicaliser » ses opposants, afin de rendre la lutte du régime baasiste pour sa survie plus légitime aux yeux de la communauté internationale. Parmi les centaines d’islamistes libérés, certains participent à la formation de groupes armés aujourd’hui connus sous le nom d’Ahrar al-Cham et Jayish al-Islam, tandis que d’autres rejoignent des réseaux djihadistes.
Pendant ce temps en Irak, Abu Bakr al-Baghdadi, aujourd’hui calife autoproclamé de l’Etat islamique, observant la Syrie sombrer dans la violence, envisage de tirer parti de la situation pour y établir une succursale de ce qui est à l’époque « l’Etat islamique en Irak ». Il dépêche en Syrie, celui qui tient lieu dans la hiérarchie de l’Etat islamique en Irak d’« Emir de Ninive » : Mohammed al-Jolani ainsi que six autres vétérans du djihad. La mission de cette « délégation » de djihadistes de la première heure est de nouer des contacts fiables et de poser les bases de la future aile syrienne de l’Etat islamique en Irak. Arrivés en Syrie par Hassakeh, les sept djihadistes rencontrent et échangent avec plusieurs cellules clandestines à Alep, Homs et au nord de Damas. Depuis leur libération des geôles syriennes quelques mois auparavant, les réseaux djihadistes liés à Al-Qaïda – encouragés au cours des années 2000 par le régime syrien à lutter contre l’occupation américaine de l’Irak en 2003 – se sont reformés. C’est au cours de réunions avec ces cellules, qu’en octobre 2011, al-Jolani décide la création de Jahbat al-Nosra « le Front du Soutien [comprendre : soutien sunnite contre l’ennemi chiite-alaouite] ». La naissance du groupe n’est pourtant annoncée que le 23 janvier 2012. Jusqu’à cette date, l’organisation embryonnaire s’emploie à fédérer les cellules djihadistes et commet plusieurs attentats contre des cibles du régime.
Jahbat al-Nosra connaît des débuts difficiles. Al Jolani annonce la création de Jahbat al-Nosra via une vidéo qui ancre, dans le discours et la symbolique utilisés, l’organisation dans le djihad international et la résistance historique contre l’Occident. Ce référentiel, ainsi que les moyens d’action (les attentats suicides qui font pratiquement une moitié de victimes civiles) sont, en 2012, totalement exogènes à l’opposition syrienne. De plus, plusieurs idéologues djihadistes honnis en Syrie annoncent publiquement soutenir Jahbat al-Nosra, ce qui contribue à entacher la réputation du groupe nouvellement formé. Néanmoins, grâce à ses soutiens internationaux, l’Etat islamique en Irak et les déclarations favorables du chef d’Al-Qaïda, al-Zawahiri, Jahbat al-Nosra se maintient et forme des alliances avec des groupuscules djihadistes (surtout composés de combattants étrangers).
Entre août 2012 et mars 2013, le conflit syrien s’intensifie et Jahbat al-Nosra tire avantage de la situation. Al-Jolani met ses troupes – très efficaces sur le terrain car galvanisées et ne craignant pas la mort – à contribution lors de plusieurs opérations conjointes avec l’opposition traditionnelle. Le groupe tisse ainsi de précieuses alliances et parvient à s’imposer, dès 2013, en allié indispensable dont les capacités militaires sont très appréciées. Les militants de Jahbat al-Nosra jouent le rôle de troupes de choc de l’opposition au cours des opérations auxquelles ils prennent part.
Jahbat al-Nosra s’étant ainsi mué en un groupe paramilitaire, il contrôle désormais un territoire où résident des civils. Il y développe un volet social via le Qism al-Ighata, le « Département du Secours ». Celui-ci assure la distribution de biens de première nécessité : pain, eau, carburant de chauffage, etc. Cette stratégie de conquête des cœurs trouve notamment un écho favorable auprès de la population d’Alep au cours du très éprouvant hiver 2012-2013, d’autant plus que le « Département du Secours » apparaît exsangue de corruption et met en avant la solidarité. Profitant de ce gain d’opinion positive, Jabhat al-Nosra joue un rôle prépondérant dans l’établissement de la « Commission de la Sharia » (al-Hay’a al-Sharia), censée coordonner la gouvernance des quartiers d’Alep contrôlés par l’opposition. Le groupe bénéficie dès lors d’une base populaire. Ainsi lorsqu’en décembre 2012, les Etats-Unis désignent le groupe comme « terroriste », s’en suit une semaine de manifestations sur le thème : « nous sommes Jahbat al-Nosra ».
En Irak, Abu Bakar al-Baghdadi s’inquiète de l’essor du groupe dont il a planifié l’émergence, craignant que le contrôle de Jahbat al-Nosra ne lui échappe. Il échange une correspondance secrète avec al-Jolani dans laquelle il réclame que Jahbat al-Nosra fasse publiquement allégeance à l’Etat islamique en Irak. Après s’être concertés, les membres d’al-Nosra refusent, une telle déclaration pourrait ruiner les efforts jusque-là déployés pour se faire accepter de l’opposition syrienne. Prenant acte de ce camouflet, Abu Bakr al-Baghdadi dépêche en Syrie son bras droit, Haji Bakr, un ex-officier de l’armée irakienne devenu un combattant djihadiste influent. Sa tâche consiste à établir un réseau de cadres encore loyaux à l’Etat islamique en Irak à l’intérieur d’al-Nosra. Cette mission prépare le déplacement en Syrie d’Abu Bakr al-Bagdadi lui-même, où – prenant de court al-Jolani – il annonce le 8 avril 2013 la fusion de Jahbat al-Nosra et de l’Etat islamique en Irak, formant ainsi « l’Etat islamique en Irak et en Syrie ». Al-Jolani réagit immédiatement en refusant la fusion et prête allégeance à al-Zawahiri, le leader d’Al-Qaïda. Cette rupture prive al-Nosra d’environ 50% de son financement (auparavant fourni par l’Etat islamique en Irak) et provoque le départ de la majorité des combattants étrangers vers le commandement d’al-Bagdadi.
En août 2013, le massacre de la Ghouta fournit un prétexte au groupe pour reprendre publiquement la parole et montrer que son efficacité militaire s’est maintenue (3). Après plusieurs mois de silence, le groupe déclare le Qisas (« œil pour œil ») et lance une série d’offensives contre le régime syrien. En parallèle, plusieurs anciens vétérans du djihad international très influents, dont « le confident » d’al-Zawahiri, Salameh Mabruk, sont envoyés au côté d’al-Nosra, ce qui renforce sa légitimité.
Fin 2013, les tensions entre l’opposition syrienne et l’Etat islamique en Irak et en Syrie sont à leur comble. L’opposition lance une offensive d’envergure et contraint l’Etat islamique en Irak à se retirer de façon significative. Lors de ces affrontements, Jahbat al-Nosra tente infructueusement de s’ériger en médiateur pour éviter la Fitna, la « guerre intestine ». Par le jeu des alliances, notamment celle avec le groupe Ahrar al-Cham, al-Nosra se retrouve, malgré lui, opposé à l’Etat islamique en Irak en Syrie. Ce dernier, galvanisé par la prise de Mossoul en juin 2014 et la proclamation du califat inflige, à al-Nosra et ses alliés, des défaites militaires et s’empare de la majorité de la ville de Deir ez-Zor à l’est de la Syrie.
Pendant ce temps au nord-ouest de la Syrie, dans la province d’Idlib, plusieurs groupes rebelles, validés par la CIA, commencent à recevoir de l’armement américain. Ce matériel devient un sujet de discorde, d’autant plus que quelques mois plus tard, en septembre 2014, les Etats-Unis commencent à frapper l’Etat islamique en Irak et en Syrie mais aussi Jahbat al-Nosra sur le territoire syrien. Pour les composantes de l’opposition syrienne, les frappes américaines sur al-Nosra sont vécues comme une trahison à la cause révolutionnaire. De leur côté, les Etats-Unis affirment concentrer leurs frappes sur le groupe « Khorasan », une cellule secrète d’al-Nosra chargée de perpétrer des attentats en Occident. Le groupe craint que ces allégations ne nuisent à des alliances avec l’opposition. Ainsi, au début de l’année 2015, sur instruction d’al-Zawahiri lui-même, le commandement de Jahbat al-Nosra reçoit la consigne de cesser tout projet d’attentat contre l’Occident et de consolider son ancrage en Syrie. Jahbat al-Nosra commence alors une seconde phase de son action civile, qui vise à marginaliser l’opposition soutenue par les Etats-Unis. Via l’implantation d’un organe judiciaire, Dar al-Qadaa, des arrestations sont menées contre des cadres de groupes rebelles accusés de « corruption ».
Sur le plan militaire, al-Nosra continue de participer très efficacement aux offensives rebelles. Le groupe joue un rôle majeur dans la conquête de la province d’Idlib au printemps-été 2015 par une coalition ad-hoc intitulée Jayish al-Fatah. Cette dynamique victorieuse est bouleversée avec l’intervention militaire de la Russie, débutée le 30 septembre 2015, qui se porte à la rescousse du régime syrien. La violence des bombardements russes combinés à l’apparente inefficacité des processus politiques renforce la rhétorique de Jahbat al-Nosra : il n’y a de solution que militaire. De plus, l’intervention russe achève de lier le combat d’al-Nosra à celui – victorieux – des insurgés qui affrontèrent l’URSS en Afghanistan de 1979 à 1989, c’est-à-dire, à l’origine du djihad international contemporain. Afin de tourner à son avantage l’intervention russe, al-Nosra propose aux forces qui composent la coalition Jayish al-Fatah de fusionner. Al-Jolani annonce être prêt à concéder le commandement ainsi qu’à abandonner le nom de Jahbat al-Nosra. Plus encore, pour satisfaire à la demande d’Ahrar al-Cham, un groupe salafiste de premier ordre, al-Jolani aurait envisagé de briser officiellement son allégeance à al-Zawahiri, c’est-à-dire le commandement central d’Al-Qaïda.
La stratégie audacieuse d’al-Jolani est cependant mise à mal par le cessez-le-feu obtenu en février 2016. En effet, profitant de l’accalmie des combats, la population syrienne des zones contrôlées par l’opposition réaffirma son attachement aux principes initiaux de la révolution et son soutien aux éléments modérés de l’insurrection. Cet épisode apporta à al-Jolani la preuve que ses liens avec les civils syriens et l’opposition se bornaient à une pragmatique coopération militaire. En d’autres termes, Jahbat al-Nosra comprend que la reconnaissance de son efficacité en temps de combat ne signifiait aucunement l’adhésion du peuple syrien à l’idéologie véhiculée par le groupe. Prenant acte de la situation, les cadres d’al-Nosra profitèrent de l’effondrement du cessez-le-feu et de la reprise des combats pour recruter davantage parmi la population locale. Ainsi, entre février et juin 2016, 3.000 Syriens intégrèrent les rangs d’al-Nosra, alors le régime syrien, aidé de la Russie et de l’Iran resserrait son étau autour d’Alep.
En juillet 2016, la rupture des liens avec Al-Qaïda revient à l’ordre du jour. Elle permettrait, premièrement d’accéder aux demandes des autres groupes d’opposition en vue de parvenir à une fusion et, deuxièmement, de rendre plus difficile pour la coalition internationale de légitimer ses frappes aériennes sur le groupe. Cette fois, c’est al-Zawahiri lui-même qui évoque l’éventualité d’un Jahbat al-Nosra indépendant, ce qui prouve avec quel sérieux l’hypothèse est considérée. Toutefois, selon Charles Lister, une telle rupture publique entre Al-Qaïda et al-Nosra ne signifierait jamais – dans l’esprit des dirigeants – qu’une étape supplémentaire vers la réalisation du projet politico-religieux initial d’Al-Qaïda : la création d’un émirat djihadiste en Syrie.
Lire la partie 2 : Synthèse : Profiling Jabhat al-Nusra, Charles Lister, The Brookings Project on U.S. Relations with the Islamic World n°24, juillet 2016 (2/2)
Notes :
(1) A ce sujet, voir l’article de la semaine dernière : « A Astana, la redéfinition des rapports de force dans les négociations sur la Syrie »
http://www.lesclesdumoyenorient.com/A-Astana-la-redefinition-des-rapports-de-force-dans-les-negociations-sur-la.html
(2) Oliver Tallès (avec AFP) : « En Syrie, la guerre dans la guerre des rebelles d’Idlib », La Croix, 27 janvier 2017
http://www.la-croix.com/Monde/En-Syrie-guerre-dans-guerre-rebelles-dIdlib-2017-01-27-1200820601
(3) Le 21 août 2013, une attaque chimique attribuée au régime fait de nombreux morts civils dans le quartier de la Ghouta en périphérie de Damas. Les estimations du nombre de victimes varient de 355 pour MSF à 1.729 selon l’opposition syrienne, Charles Lister, l’auteur du rapport retient le nombre de 1.400 morts.
Matthieu Eynaudi
Diplômé d’un master en relations internationales de l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, Matthieu Eynaudi est actuellement en master à Sciences Po.
Ancien chargé d’études en alternance au ministère de la Défense, il a également travaillé en Turquie au sein d’un think-tank spécialisé en géopolitique et mené des recherches de terrain à Erbil auprès de l’Institut Français du Proche-Orient.
Il a vécu en Turquie et à Chypre. Il s’intéresse particulièrement à la géopolitique de la région ainsi qu’à la question kurde au Moyen-Orient et en Europe.
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