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De la préhistoire à nos jours, les migrations sont à l’origine du développement, de la transmission des savoirs et de la passation des techniques. Ces échanges de connaissance sont également à l’origine des mutations sociétales et des choix de vie générés par la variabilité des environnements naturels, culturels et économiques. Le changement majeur qu’a constitué la sédentarisation permet d’expliquer un profond bouleversement dans les relations et les échanges économiques entre les populations tout en changeant drastiquement le rapport au pouvoir et la distribution des tâches entre les individus d’un même groupe. La sédentarisation favorise l’avènement de l’agriculture, le développement rapide de nouvelles tâches techniques, l’apparition de nouveau savoir-faire spécialisés aboutissant à l’artisanat et la spécialisation des tâches. Cela nécessite donc un apprentissage qui commence à diviser le groupe humain en fonction de la maîtrise de tel ou tel savoir-faire.
Pour saisir l’ampleur de la transmission de ces savoirs et techniques de l’état nomade à celui de sédentaire, du balbutiement des techniques à leur profonde maîtrise, des arrêts sur images sur des lieux particuliers et différents moments temporels seront analysés. Dans un ordre a chronologique, cette nouvelle série propose un voyage dans les cités moyen-orientales qui furent les témoins de bouleversement sémantiques et scientifiques. De certaines il ne reste que de modestes vestiges, d’autres sont encore pleinement visibles et attendent que leur soit accordée la signification et l’importance qui a présidé à leur édification ou leur développement. L’intérêt de cette série réside dans la compréhension des routes du savoir, pour tenter d’en saisir le commencement, la complexité des échanges ou la finalité.
Passage antique de cultures et d’influences diverses entre Orient et Occident, l’ancienne Phrygie est une station clé dans la compréhension de l’histoire de la transmission des savoirs et des techniques depuis l’Antiquité ancienne en Anatolie. Gordioukome (village de Gordios) - nommé d’après Gordios, le roi fondateur des Phrygiens - est la ville frontalière la plus orientale de la Bithynie, à la frontière avec la Galatie. Située entre la Lydie et la Cappadoce, la Phrygie abritait un peuple de langue indo-européenne qui serait, selon Hérodote, venu de Macédoine avant de migrer en Thrace puis arriver en Bithynie. Profitant du déclin de l’Empire hittite, il se serait établi dans cette partie du terrain anatolien depuis le 8ème siècle avant notre ère pour, par la suite, dominer une grande partie de l’Asie mineure. La Phrygie passe ensuite sous contrôle des Lydiens puis des Perses lors de la conquête de Cyrus II en 546 acn où la Phrygie est une satrapie sur la route impériale qui relie Sardes à Suse avant de tomber aux mains des Grecs et se retrouver sous domination Séleucide.
Diodore de Sicile (Ier siècle acn) - Aristobule de Cassandréia (380-290 acn) avant lui et Arrien (Ier siècle pcn) peu après lui - racontent une légende anatolienne liée à la conquête d’Alexandre III (356-323acn) et des Diadoques et d’un problème, celle d’un nœud infini appelé « nœud de gordien », dont la solution réside dans une résolution radicale qui pourrait attirer tant le malheur que les bienfaits. En 333 avant notre ère, Alexandre vainc l’armée de Darius III à Granique et Issos et arrive à Gordion où se trouve le char qui fut le signe de la mise sur le trône de Midas, lequel char est lié sur l’Acropole par un nœud infini. Désireux de dénouer ce mystère, Alexandra a, cela varie d’une légende à l’autre, tranché le nœud de son épée ou réussit à le dénouer, faisant s’abattre foudre et tonnerre, signes de l’élection divine de celui dont l’Oracle dit qu’il sera le conquérant empereur de l’Asie. « Le lendemain, Alexandre sacrifie aux Dieu pour les remercier de l’inspiration et des prodiges qu’ils lui ont envoyés » [1].
La ville antique de Juliopolis (ou Iuliopolis) est située à environ 122 km au nord-ouest d’Ankara, dans le district de Nallıhan. Dans sa "Géographie", Strabon mentionne que la ville a été agrandie au 1er siècle avant JC par un puissant chef de bandits nommé Cléon, qui vivait dans un château abrité (Kallydion) dans les montagnes d’Olympos. D’abord allié de Marc Antoine pendant le deuxième triumvirat (43-33 av. J.-C.), Cléon de Gordioukome passe ensuite dans le camp d’Octave (Auguste 27 acn-14 pcn) ce qui signe l’issue de la bataille d’Actium et leur victoire. Alors qu’Auguste déclare son empire en 27 acn, Cléon renomme la ville « Juliopolis » en l’honneur de l’empereur et la cité devient une des villes les plus importantes de la région de Bithynie. A partir de cette époque, Cléon est nommé au titre de grand prêtre du culte de Zeus Abrettenos, et, juste avant sa mort, Auguste lui confie la tâche de grand prêtre de Pontus Komana (Tokat-Gümenek). Dans son « Histoire naturelle », Pline l’Ancien (23-79), énumère les villes de la région de Bithynie et mentionne Juliopolis comme l’ancienne Gordioukome et déclare que les peuples de cette région appartenaient aux tribus de la mer qu’Homère appelait les Hélios.
« Maître, si ma traversée jusqu’à Ephèse avait été excellente pour ma santé, ensuite durant le voyage en voiture, j’ai eu à souffrir de l’étouffante chaleur… et je me suis arrêté à Pergame. » Pline, Ep. X 17a.
La situation géopolitique de la Bithynie constitue un point stratégique majeur pour l’Empire romain ; cette province, dont Juliopolious est la ville la plus orientale, ouvre l’accès vers le sud-ouest, sur les confins des provinces d’Asie et de Thrace, proches de la porte byzantine, ce qui justifie qu’elle soit particulièrement surveillée et diligentée. Affecté au gouvernorat de Bithynie par l’empereur Trajan entre 111 et 113 de notre ère, Pline le Jeune, se réfère à Juliopolis dans les nombreuses lettres qu’il rédige à son souverain en tant que gouverneur provincial. Pendant la période de paix vécue à l’intérieur des frontières de l’Empire romain aux Ier, IIe et IIIe siècles de notre ère, la ville a prospéré et s’est développée avec l’Empire. Outre cette richesse, nous savons par les lettres écrites par Pline le Jeune à l’empereur Trajan, que le christianisme se répandit rapidement dans la ville et que les Juliopolitains étaient victimes de nombreuses exactions, ce qui les a poussés à demander qu’un irénarque, un chef de police locale, soit nommé pour régler les questions de police urbaine, ainsi que cela se faisait à Byzance. La requête est néanmoins éconduite par Trajan qui juge que cela créerait un précédent qui pourrait nourrir les volontés indépendantistes et amoindrir le pouvoir de l’empire sur ses cités [2]. L’histoire montrera que cette peur justifiée était visionnaire.
La ville devient alors un des centres commerciaux et religieux les plus importants grâce à sa situation sur la route des pèlerins qui s’étend de Constantinople à Nikaïa puis à la Judée (Jérusalem) via Ankyra entre le 4ème et le 9ème siècles de notre ère ; de même, les évêques juliopolitains sont souvent cités dans les archives du Conseil synodal byzantin. Au 9ème siècle, Juliopolis devient Basilium-Basileion, en référence à l’empereur Basile I (867-886) et sa trace subsiste sous ce nom dans la littérature jusqu’au 11ème siècle puis son importance semble décroître et elle disparaît des écrits.
Au 19ème siècle, le nom de Juliopolis sort des archives akashiques de l’Histoire par l’action du chercheur français Perrot et de ses collaborateurs, qui, après avoir visité la région en 1861, ont gravé l’emplacement de la ville sur la carte du site qu’ils ont préparée.
Les fouilles qui ont suivi faites par Lejean en 1869, Anderson en 1890 et 1898, et Ramsay en 1890, ont porté sur l’étude de la route de pèlerinage par laquelle passe la ville (voir carte).
En 1972, French a rapporté qu’il avait vu par hasard deux jalons et les ruines bien conservées de la voie romaine en revenant à Ankara via Beypazarı et Nallıhan. Avec les distances obtenues à partir des bornes, il a suggéré pour la première fois que Juliopolis était situé sur ou près des ruines, à côté ou à proximité du pont Sarılar, sur la rive est ou gauche du ruisseau Aladağ. Des prospections ont été menées dans la région dans le cadre du « Projet Tahirler » réalisé par l’Université de Princeton en 1996-1997 [3].
Si l’on exclut les études régionales des 19e et 20e siècles, la principale fouille passée date de 1991, elle a été effectuée par le musée des civilisations anatoliennes dans un but de sauvetage à l’annonce de la volonté des autorités turques d’utiliser cette zone pour stocker des déchets.
Les caractéristiques archéologiques du site comprennent les nécropoles (qui étaient divisées en deux parties, de part et d’autre de la rivière Skopas, et qui étaient auparavant reliées par un pont), un mur de défense orienté nord-sud sur le côté occidental de la nécropole orientale, et les vestiges d’une église byzantine précoce dans la nécropole orientale.
L’association de cette nécropole à Juliopolis s’est effectuée suite à la découverte de pièces de monnaie frappées du nom de la ville dans les tombes, et David H. French a défini l’emplacement de la ville à l’aide des trois bornes milliaires trouvées près du site.
Après ces découvertes importantes, les fouilles ont été stoppées et la ville antique de Juliopolis a été activement pillée de 1991 à 2009 avant que ne reprennent des investigations archéologiques et des interprétations multidisciplinaires conséquentes dont le résultat fera l’objet d’un prochain article.
Quelques liens :
MIGNOT, D., (2008). A. Chapitre II. Le gouvernement de Pline de Pont et Bithynie : 111-113 après J.-C In : Pline le Jeune, le juriste témoin de son temps, d’après sa correspondance [en ligne]. Aix-en-Provence : Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2008
Arslan, M. ve Metin, M. (Ed.) (2013). Juliopolis. Ankara : Ankara Kalkınma Ajansı.
Büyükkarakaya, A.M., Alpagut, A., Çubukçu, E. ve Cavalli, F. (2018). Juliopolis (Iuliopolis) Antropolojik Araştırmaları : İlk Çalışmalar. Ankara Araştırmaları Dergisi Cilt 6, Sayı 2 : 111-126, DOI:10.5505/jas.2018.43433
Devecioğlu, Ü. (2013), Roma İmparatorluk Dönemi Juliopolis Şehir Sikkeleri, (Yayımlanmamış Yüksek Lisans Tezi), Sosyal Bilimler Enstitüsü, Gazi Üniversitesi, Ankara.
Onur, F. (2014), Epigraphic research around Juliopolis I : a historical and geographical overview, Gephyra, 11, 65-83.
Florence Somer
Florence Somer est docteure en anthropologie et histoire religieuse et chercheuse associée à l’IFEA (Istanbul). Ses domaines de recherche ont pour cadre les études iraniennes, ottomanes et arabes et portent principalement sur l’Histoire transversale des sciences, de la transmission scientifique, de l’astronomie et de l’astrologie.
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