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Depuis le règne de Pierre le Grand (1682-1725) la Russie s’est constituée en un véritable empire et cherche à étendre ses territoires, à l’ouest vers les Balkans et à l’est vers le Caucase, c’est-à-dire sur des terres faisant partie de l’Empire ottoman. Cette volonté d’expansion a été rendue possible par l’affaiblissement territorial progressif de l’Empire ottoman ainsi que par le caractère figé de ses structures sociales et politiques, difficiles à réformer. Au XIXème siècle, la monté en puissance des nationalismes – notamment dans les Balkans, mais aussi dans d’autres parties de l’Empire – et l’aggravation du déclin de l’Empire ottoman ont fait le jeu de la Russie. Tout au long du siècle, les relations entre la Russie et l’Empire ottoman demeurent complexes : souvent conflictuelles – les guerres entre les deux Etats sont nombreuses – elles s’apaisent parfois, la Russie cherchant alors à étendre son influence par d’autres moyens. Ces relations tendues sont d’autant plus complexes que, bien souvent, les grandes puissances européennes interviennent pour conserver un équilibre entre les deux empires afin que l’un ne prenne pas l’ascendant sur l’autre.
Au début du XIXème siècle, les relations entre l’Empire russe et l’Empire ottoman sont régies par le traité de Kütchük-Kaynardja. Celui-ci, signé en 1774 à la suite d’une guerre entre les deux pays (1768-1774), contient les germes des différends qui opposeront les deux puissances tout au long du XIXème siècle. En effet, le traité offre à la Russie des avantages sans précédents : le droit pour la flotte russe de naviguer en mer Noire et d’utiliser les Détroits, droit jusque-là réservé à l’Empire ottoman ; le droit de protéger des ressortissants orthodoxes de l’Empire ; le droit de représenter les minorités moldaves et valaques auprès de la Porte. La libre navigation de la flotte russe sur la mer Noire et la question des Détroits deviennent des enjeux dans la politique extérieure de la Russie et dans ses relations avec l’Empire ottoman, étant garants de son passage vers la Méditerranée. Les deux autres droits accordés par le traité lui permettent d’étendre son influence dans l’Empire ottoman, où les orthodoxes sont nombreux, et de disposer d’un droit d’intervention dans les affaires de celui-ci, ce que Yves Ternon qualifie de « droit d’ingérence [1] » Une deuxième guerre oppose les deux pays entre 1787 et 1792. La paix de Jassy, signée le 9 janvier 1792, reprend les clauses du traité de Kütchük-Kaynardja et donne de nouveaux territoires à la Russie : la Crimée et la Géorgie.
L’expédition française en Egypte (1798-1801) est l’occasion d’une brève alliance entre la Russie, la Grande-Bretagne et l’Empire ottoman, signée à Constantinople en 1799. Cependant, cette alliance contrarie les volontés d’expansion territoriale de la Russie en Europe, notamment dans les provinces danubiennes et les Balkans, et très vite la Russie se rapproche de la France, au détriment de son alliance avec l’Empire ottoman. Toutefois, les deux pays ne parviennent pas à s’entendre sur un plan de partage de l’Empire ottoman. Tandis que les hostilités entre la France et la Grande-Bretagne reprennent, la Russie du Tsar Alexandre Ier décide d’envahir l’Empire ottoman. Elle estime que l’une des clauses de la paix de Jassy, lui donnant un droit de regard sur la nomination des princes moldaque et valaque, n’a pas été respectée. Face à la menace française – Napoléon est aux portes de la Russie – une paix est négociée en 1812 entre la Russie et l’Empire ottoman et entérinée à Bucarest. L’avantage est à la Russie : elle obtient en effet la Bessarabie. La paix revient pour un temps entre les deux pays.
Les relations entre les deux empires au début du XIXème siècle sont représentatives de ce qu’elles seront tout au long du siècle, tour à tour cordiales et tendues, et les points de conflit sont bien définis. Mais ces relations ne sont pas uniquement bilatérales : elles s’inscrivent dans le cadre plus large du « jeu » des grandes puissances européennes, qui visent à maintenir l’équilibre en Europe au fur et à mesure que les alliances évoluent et que les ambitions de chacun, nationalistes ou impérialistes, tentent de se réaliser.
Lorsqu’éclate la guerre d’indépendance grecque, la Russie décide de ne pas soutenir la rébellion, bien que le Tsar ait accepté que son ancien aide de camp, Alexandre Ypsilanti, en prenne la tête. En effet, la Russie ne souhaite pas entrer en conflit avec l’Empire ottoman et laisse à l’Autriche et à la Grande-Bretagne le soin de jouer le rôle de médiateur entre les insurgés et le pouvoir ottoman. Avec la mort d’Alexandre Ier, le 1er décembre 1825, et l’avènement de Nicolas Ier sur le trône, la situation change à nouveau. Celui-ci poursuit en effet le rêve de Pierre le Grand et de Catherine II de Russie de démembrer l’Empire ottoman, et exige que certaines clauses du traité de Bucarest, jusque-là laissées de côté, soient respectées. Pour éviter une intervention russe, le Sultan confirme par une convention signée le 7 octobre 1827 à Akkerman les dispositions du traité de Bucarest, selon lesquelles la Russie devient la protectrice des principautés roumaine et serbe. Mais le sultan refuse de négocier sur la question de l’indépendance grecque. La Russie déclare alors la guerre à la Porte le 28 avril 1828. Suite à une campagne rapide et victorieuse pour les Russes, un traité de paix est signé à Andrinople le 14 septembre 1829. Les avantages obtenus par ce traité - la libre circulation des navires marchands russes sur les Détroits, la confirmation du protectorat russe sur les principautés roumaine et serbe et la conquête de nouveaux territoires pris à l’Empire - modifient les relations entre la Russie et l’Empire ottoman. Pour un temps, la Russie ne cherche plus le démembrement de l’Empire ottoman, qui donnerait naissance à des pays concurrents, et s’érige en protectrice de celui que le tsar Nicolas Ier a qualifié d’ « homme malade » de l’Europe.
Ce nouveau volet des relations russo-ottomanes est illustré lors du conflit opposant la Porte à Méhémet Ali. En effet, lorsque le Pacha d’Egypte entre en guerre contre la Sublime Porte, en 1831, Mahmud II fait appel à la Russie qui envoie une partie de sa flotte en soutien à l’Empire. La Russie considère d’une part qu’elle doit protéger l’Empire ottoman, et craint d’autre part qu’une victoire de Méhémet Ali ne lui fasse perdre les avantages acquis avec le traité d’Andrinople. Face à la menace que constitue l’Egypte pour l’intégrité de l’Empire ottoman, la France et la Grande-Bretagne interviennent sur le plan diplomatique pour régler le conflit. La Russie négocie avec le Sultan le retrait de sa flotte et obtient, avec le traité d’Unkiar-Skelessi du 8 juillet 1833, un droit d’intervention dans les Détroits en cas de conflit entre l’Empire ottoman et un autre pays, alors que ceux-ci restent fermés à toute autre flotte de guerre. Cependant, la Russie ne jouit guère de cet avantage qui lui était pourtant décisif : lors de la convention de Londres de juillet 1841, visant à mettre fin à la seconde guerre entre Méhémet Ali et l’Empire ottoman, une convention sur le statut des Détroits est signée par les grandes puissances européennes. Les détroits sont dorénavant interdits à toute flotte étrangère en temps de paix. Pour Yves Ternon, cette convention, qui ôte à la Russie les avantages que les précédents traités lui avaient accordés, ravive les tensions autour de la question des Détroits, et modifie à nouveau les relations russo-ottomanes : désormais, la Russie tente de regagner les avantages perdus.
La guerre de Crimée est l’illustration que les relations russo-ottomanes au XIXème siècle ne peuvent être comprises dans un sens uniquement bilatéral, et sont, au contraire, en permanence soumises au jeu des grandes puissances européennes. Le conflit se cristallise autour de la question des lieux saints. Les Latins d’Orient exigent du Sultan que celui-ci leur accorde l’accès à l’église de la Nativité de Bethléem ainsi que le droit d’y officier, ce qui indigne le patriarcat grec orthodoxe, jusque-là seul à user de ce privilège. Napoléon III, qui souhaite se concilier la faveur du clergé catholique français, décide de s’ériger en protecteur des Latins d’Orient. La Russie, qui cherche depuis le traité de Kütchük-Kaynardja à être reconnue comme la protectrice des orthodoxes de l’Empire, prend position pour le camp adverse. La Porte est prise entre deux fronts : elle ne souhaite contrarier aucune des deux puissances et décide de céder sur quelques points aux Latins d’Orient, tout en réaffirmant les droits des orthodoxes. Ce n’est pas suffisant pour la Russie, qui estime que les orthodoxes ont été lésés. L’ambassadeur du tsar, Menchikov, transmet alors un ultimatum au Sultan : si celui-ci ne reconnaît pas la Russie comme unique protectrice des orthodoxes de l’Empire, comme l’article 7 du traité de Kütchük-Kaynardja l’y autorisait, elle attaquera. Le Sultan fait à nouveau des concessions, en réitérant la garantie de la liberté religieuse pour tous les sujets de l’Empire, le 6 juin 1853. En dépit de ce geste, la Russie décide d’attaquer et envahit l’Empire. La Porte lui déclare la guerre le 4 octobre 1853.
Face à l’invasion russe, la France et la Grande-Bretagne s’allient : la France parce qu’elle refuse la mainmise de la Russie sur l’ensemble des populations orthodoxes de l’Empire ottoman, la Grande-Bretagne parce qu’elle veut préserver l’intégrité territoriale de l’Empire, qui lui garantit le passage vers la route des Indes. Cependant, cette aide n’est pas sans contreparties et les deux pays exigent de l’Empire ottoman qu’il s’engage plus avant dans les réformes amorcées par l’édit de Gülhane de 1839 (les Tanzîmât). Le Sultan accepte et, en mars 1854, les deux puissances entrent en guerre contre la Russie. La guerre se déroule principalement en Crimée, où les armées russe, française, britannique et des troupes ottomanes s’affrontent dans des combats sanglants. Le siège de Sébastopol, principal bastion de l’armée russe, dure près d’un an, de septembre 1854 à septembre 1855, faisant plusieurs milliers de morts dans chaque camp. La mort du tsar Nicolas II et l’avènement de son fils, en mars 1855, permettent aux différentes parties d’entamer des négociations. Cependant, ce n’est qu’avec la chute de Sébastopol, le 10 septembre 1855, que la guerre prend réellement fin : la Russie a été vaincue par l’alliance franco-britannique.
Les négociations de paix s’engagent à Paris le 25 février 1856 et le traité de paix est signé le 30 mars 1856. Entre-temps, la Sublime Porte, tenant ses promesses vis-à-vis de la France et de la Grande-Bretagne, a publié le 18 février un rescrit royal qui perpétue les réformes de l’ère des Tanzimât, donnant notamment aux communautés religieuses une plus grande autonomie. Le traité de Paris renouvelle le statut des Détroits, est censé limiter l’ingérence des pays européens dans les affaires de l’Empire ottoman – ce qui ne sera qu’en partie respecté. Pour Yves Ternon et Paul Dumont, ce traité marque le passage, pour l’Empire ottoman, d’une tutelle russe à une tutelle européenne.
Les relations russo-ottomanes, dans la première partie du XIXème siècle, sont donc complexes. Les conflits s’articulent en trois points : la volonté de la Russie d’étendre son influence sur les Balkans, de s’ériger en protectrice des sujets orthodoxes de l’Empire ottoman et de pouvoir faire usage des Détroits et de la Mer Noire ; trois points qui menacent l’intégrité et la souveraineté de l’Empire ottoman. Cependant, la position russe n’est pas constante : elle évolue selon les rapports de force européens, et selon les ambitions des Tsars qui se succèdent. L’Empire ottoman, face à ces ambitions, n’a presque jamais l’avantage dans ses relations avec la Russie, et doit bien souvent s’adapter ou réagir face aux initiatives russes. Les relations russo-ottomanes s’inscrivent également, de façon plus large, dans la politique des grandes puissances européennes, dont les buts sont eux aussi changeants, bien que la préservation de l’Empire ottoman, face au souhait de la Russie d’un démembrement, apparaisse comme un but constant.
Lire la partie 2 : Les relations russo-ottomanes au XIXème siècle (2/2) : du milieu du siècle à la Première Guerre mondiale
Bibliographie :
– Sous la direction de Robert Mantran, Histoire de l’Empire ottoman, Paris, Fayard, 1994, 810 p.
– Jean-Claude Caron et Michel Vernus, L’Europe au XIXème siècle : des nations aux nationalismes, Paris, Armand Colin, 2011, 493 p.
– Yves Ternon, L’Empire ottoman : le déclin, la chute, l’effacement, Editions le Félin, 2002, 575 p.
Clémentine Kruse
Clémentine Kruse est étudiante en master 2 à l’Ecole Doctorale d’Histoire de l’Institut d’Etudes politiques de Paris. Elle se spécialise sur le Moyen-Orient au XIXème siècle, au moment de la construction des identités nationales et des nationalismes, et s’intéresse au rôle de l’Occident dans cette région à travers les dominations politiques ou les transferts culturels.
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