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Entretien avec Patrick Vautrain à l’occasion de la parution de son ouvrage « Ainsi finissent les empires, exploration au cœur du Moyen-Orient »

Par Patrick Vautrain
Publié le 16/07/2021 • modifié le 23/07/2021 • Durée de lecture : 6 minutes

Pouvez-vous revenir sur la personnalité et le parcours de Gertrude Bell ?

Deux conditions se sont rencontrées pour faire de Gertrude Bell un personnage historique : une fortune familiale et une intelligence hors pair, associées à une haute image du rôle de l’Angleterre dans le devenir du monde (en ce début du XXe siècle). Elle n’hésita jamais à profiter de ces atouts pour exercer son talent naturel au cœur du Moyen-Orient (espace stratégique pour le devenir de l’empire), en passant des tentes bédouines perdues dans l’immensité, aux salons diplomatiques les plus huppés. De plus, elle était animée par un profond respect et une affinité réelle pour tous ces peuples évoluant au cœur des ruines des civilisations à l’origine de la sienne (la nôtre). Pour elle, ils étaient les témoignages vivants des antiques croyances et des splendeurs enfouies.

De quels ouvrages est-elle l’auteur ? Pouvez-vous revenir sur celui dont vous avez effectué la traduction en français (Amurath to Amurath), publié aux éditions L’Harmattan sous le titre Ainsi finissent les empires, exploration au cœur du Moyen-Orient ?

Voici les ouvrages dont elle est l’auteur : Safar Nameh - Persian Pictures (1894) ; Poems from the Divan of Hafiz (1897) ; The Desert and the Sown (1907) ; The Thousand and On Churches (1909) ; Amurath to Amurath (1911).

Concernant son ouvrage Amurath to Amurath, Gertrude Bell se lance de février à juin 1909 dans une nouvelle expédition en Mésopotamie. Elle a décidé d’explorer cet espace oublié, à la recherche des probables vestiges qui devaient y subsister (40 siècles seront évoqués au fil de l’ouvrage). Comme elle en a l’habitude, et la vocation, elle tissera des liens personnels avec toutes les populations rencontrées, analysera leurs sentiments vis-à-vis de l’Empire ottoman, qui vient de basculer vers un nouveau destin, avec la prise de pouvoir (fragile) des Jeunes Turcs à Constantinople. Ses carnets de notes, ses relevés topographiques, ses photographies seront d’une valeur pour les services secrets de l’Empire britannique. Il s’agit donc d’un journal d’une exploratrice (espionne) férue de politique, d’archéologie et d’histoire, mais aussi le cœur plein d’empathie pour les populations qui l’accueillent, dans la plupart des cas, comme une sorte de reine. Cette empathie donne, à Amurath to Amurath, la qualité de nous réconcilier avec un monde à bien des égards inquiétant.

Pouvez-vous revenir sur quelques anecdotes saillantes survenues pendant son périple de cinq mois, effectué en 1909 entre la Turquie, la Syrie et l’Irak ?

Gertrude Bell cite par exemple les expériences de navigation sur l’Euphrate ou le Tigre sur des bacs emportés par la force du seul courant et guidés à l’aide de longues perches et d’appels au « très Haut ». Ou encore dans de grands paniers ronds enduits de bitume : les « guffahs ». Les « ferries » ou bacs sans moteur sont à l’image de la stagnation de l’Empire ottoman qui n’a pas les moyens d’investir dans les infrastructures comme les ponts. Les « guffahs » sont une survivance bien vivante de l’antiquité assyrienne, qui prouve l’immobilisme ottoman. Sans parler des bouées en peau de chèvres, ou des radeaux (« keleks ») qui descendent le Tigre.
Elle décrit également les « norias » élevant l’eau des fleuves pour irriguer les champs de blé ou de trèfle et les palmeraies. Ce système ingénieux permettait de faire monter l’eau des fleuves au-dessus de leur niveau, afin d’irriguer les terres, il est aussi le témoignage du génie antique, sans apport ottoman.
Gertrude Bell évoque aussi la belle Shemsah : « Les femmes de l’oasis de Kebeisah sont belles mais ont trop de caractère, comme Shemsah qui en est à son septième mariage ». Le gendarme Turc de l’escorte préfère avoir plusieurs femmes dociles et pas très belles, plutôt qu’une, belle, mais à la forte personnalité.
Elle décrit le puits d’asphalte d’Ain el ‘Awasil en feu, avec l’immense colonne de fumée qui se déploie en montant toujours plus haut dans l’azur éblouissant, et elle décrit la frayeur que ce spectre lui inspire.
Elle revient sur l’éloge à l’automobile, chanté par Muhammad el ‘Abdullah, le Deleimi. Après le gisement de pétrole en feu, l’ode du bédouin à l’automobile et à la fascination qu’elle a suscitée en lui, nous montre que le monde de 1909 était prêt à se lancer dans l’aventure des moteurs thermiques. A l’écoute de cette chanson l’émotion du public faisait rejaillir l’esprit des fêtes préislamiques.
Gertrude Bell évoque le concert de tambours et de flûtes doubles avec danseurs à l’oasis de Rahhaliyeh, à l’heure du crépuscule. Cette scène est intemporelle, elle remonte au temps d’avant les empires, à la découverte de la musique par l’homme préhistorique.
L’auteur décrit l’apparition de la forteresse d’Ukheidir, habitée par des bédouins réfugiés du Nejd, bannis par le puissant Ibn er Rashid. Le surgissement des remparts d’Ukheidir au cœur de la désolation entraîne, emporte miss Bell jusqu’aux royaumes préislamiques, le passé semble revivre, d’autant plus que le palais est habité par une tribu bédouine.
La chanson de ‘Abdu’l’Aziz ibn er Rashid accompagnée par une rababah est aussi relatée. La corde unique de la rababah fait vibrer l’air sous les voûtes du palais d’Ukheidir, comme au temps de sa splendeur.
Elle décrit également le lever du soleil illuminant la voûte ovoïde monumentale de Ctésiphon. L’immense arche du palais de Ctésiphon est un des derniers grands gestes monumentaux d’avant l’Islam.
D’autres faits sont relevés : le travail des archéologues allemands à Babylone et à Asshur. Cinq ans avant la Grande Guerre, miss Bell et les archéologues allemands partagent une même confraternité. De même, elle évoque les sectes chrétiennes et les monastères, et en particulier la légende de Mar Behnam aux confins nord-ouest de la Mésopotamie où se retrouvent acculées toutes les vieilles croyances préislamiques, dont de multiples sectes chrétiennes, mais aussi les Yézidis et bien d’autres. Elle revient sur sa visite du principal sanctuaire yézidi guidée par la sœur du chef des Yézidis : ‘Ali Beg, dénommée la Khatun. Miss Bell a obtenu le droit (exceptionnel) de visiter le sanctuaire des sanctuaires yézidis, la sœur de ‘Ali Beg, la khatun lui sert de guide à la lumière d’une coupelle d’huile enflammée. Le serpent noir l’avait beaucoup impressionnée, il était gravé à la verticale près de la porte extérieure du sanctuaire. La khatun n’a pas levé l’énigme de cette présence étrange.

Quel regard porte-t-elle sur ses rencontres pendant son périple, et sur la situation politique et géopolitique de l’époque dans la région ?

En 1909, elle revient dans un Empire ottoman en pleine révolution. France, Angleterre et Allemagne s’y activent intensément pour assurer leurs positions en prévision de son effondrement, attendu. Les populations (arabes sunnites, chiites ou chrétiennes, juifs, kurdes…) y gagnent en liberté mais l’avenir les inquiète au plus haut point, ils craignent un bain de sang et l’anarchie. Beaucoup de ces communautés comptent sur l’intervention des puissances occidentales, les nationalistes arabes espèrent le gouvernement du Chérif de La Mecque. Les Turcs ottomans sentent l’empire vaciller sur ses bases. Miss Bell approuve les évolutions mais s’inquiète de ce qu’il va vraiment advenir. La Grande Guerre confirmera ses appréhensions.
Amurath to Amurath est émaillé de ses annotations géopolitiques et ethniques. Nous y retrouvons tous les éléments qui ont fait l’histoire et l’actualité (tragiques) de cette région tout au long du XXe siècle.

Quelles circonstances vous ont-elles amené à traduire cet ouvrage de Gertrude Bell en français ?

Romantisme, mythe biblique (le désert dans sa pureté impitoyable), mythe chevaleresque (naissance des empires et des nations) : le film Lawrence d’Arabie m’avait fasciné (je devais avoir 7 ans) et n’est jamais sorti de mon imaginaire. A mes 50 ans, j’ai lu l’ouvrage de Sir Lawrence Seven pillars of wisdom, ce qui a renouvelé et approfondi ma fascination originelle ; et allez savoir pourquoi j’ai remarqué (une seule mention dans son texte) le nom de Miss Bell, qui m’a aussitôt intrigué. Je suis alors tombé sur une biographie française qui venait d’être publiée L’Amazone du désert, nouveau choc, j’ai aussitôt cherché un de ses ouvrages, mais rien n’était publié en français. J’ai commandé et lu Amurath to Amurath, qui a été un ultime choc et un émerveillement…
Nous sommes dans les années 2010, et je me décide à traduire l’ouvrage pour tous les francophones (intéressés par les personnages extraordinaires et le Moyen-Orient), trouvant profondément injuste que cette femme exceptionnelle fut ignorée chez nous : elle avait été celle qui avait formé Lawrence et ses comparses du Bureau Arabe du Caire, et semblait restée dans l’ombre du grand héros, à tout le moins dans le monde francophone.
Par ailleurs, les échos de Amurath to Amurath résonnent puissamment dans l’actualité tragique que nous connaissons tous aujourd’hui.

Patrick Vautrain

Publié le 16/07/2021


Patrick Vautrain est diplômé en langues étrangères.


 


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