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Entretien avec Özgür Türesay - Le spiritisme ottoman (1860-1923) et les travaux menés par Alexandre Toumarkine (2/2)

Par Lukas Tsiptsios, Özgür Türesay
Publié le 19/01/2018 • modifié le 21/04/2020 • Durée de lecture : 9 minutes

Özgür Türesay

Lire la partie 1 : Entretien avec Özgür Türesay - Le spiritisme ottoman (1860-1923) et les travaux menés par Alexandre Toumarkine (1/2)

Si j’ai bien compris, vous utilisez beaucoup les transferts culturels, l’étude de l’influence des spirites français sur les spirites ottomans. Cela doit sans doute entrer en continuité avec vos travaux sur les intellectuels de la fin de l’Empire ? Je ne sais si votre personnage, Ebüzziya Tevfik, sur lequel vous avez fait votre thèse était spirite lui-aussi…

Non, Ebüzziya Tevfik était au contraire du côté des positivistes purs et parfaits, il allait dire que le spiritisme était de la superstition. Il n’a jamais écrit sur le spiritisme, alors même qu’il a vécu lors de cette période. Pourtant, lors de la grande « furie » de publications spirites en 1910-1912, il était journaliste et député en même temps. Il était aussi éditeur, et publiait beaucoup de livres, mais aucun ne s’insère dans des domaines non-positivistes. On ne retrouve ni livres religieux, ni spirites. Son histoire ne m’a donc pas inspirée, mais en même temps c’est ma démarche, je réfléchis d’abord sur ce qui a pu influencer, ce qui a pu être perçu comme intéressant en regardant l’Occident. C’est une approche classique et démodée maintenant dans l’historiographie, car les choses ne se passaient pas forcément comme cela. En revanche, personnellement, sur les origines autochtones du mysticisme, du spiritisme ou les origines religieuses du spiritisme dans l’Empire ottoman, je ne suis pas bien placé pour explorer ce versant. Je peux explorer le versant qui vient de l’Occident, qui est en dialogue avec l’Occident.

J’ai parlé d’une revue qui s’appelle Ispiritizma, qui s’inscrit clairement dans une tradition occidentale, rien que par le nom, contrairement à l’autre revue publiée à l’époque, qui a un nom en bon ottoman, donc avec des termes en arabe, que l’on peut traduire comme La Convocation des esprits. L’éditeur, personnage dont on ne sait rien (je n’ai trouvé aucune trace biographique), écrit dans l’éditorial du premier numéro que cette sorte de science occultiste existe en Orient, c’est « notre héritage culturel », alors que les Occidentaux ont « volé notre héritage oriental » et « nous on va récupérer cet héritage », il essaye donc de localiser des pratiques. Il traduit du français et de l’anglais des articles spirites, mais en même temps, il commente toujours : « chez les cheikhs on faisait ainsi, telle confrérie fait exactement la même chose depuis 7 siècles, les derviches peuvent faire de la télépathie ». Chez les musulmans, il y a beaucoup de liens avec la télépathie, les relations entre un cheikh et son disciple peuvent se faire à distance par exemple selon certaines confréries. C’est une histoire d’éducation morale, disons un dressage de l’âme et de l’esprit. Ispiritizma au contraire se veut comme une science universelle qui a été systématisée en France, il n’y a aucune mention d’aucune localisation, aucune « indigénisation » de cette science, étant universelle. Je suis moins équipé pour travailler sur l’aspect localisant, alors que je peux très bien comprendre et saisir les enjeux de l’universalisme : je connais bien l’historiographie française et anglophone en la matière, alors que je ne saurais pas lire la littérature mystique islamique qui existe, mais à laquelle on ne fait aucun renvoi dans Ispiritizma.

Les positivistes, contre les spirites, utilisent des neurologues et des psychologues français, tandis que les oulémas renvoient à des ouvrages de mysticisme musulman et au Coran : « vous dites ça, mais il y a des penseurs qui ont déjà expliqué ce phénomène, c’est dans le Coran etc. ». Ces deux côtés existent et je ne peux pas tout couvrir de manière égale.

Donc vous allez travailler sur Ispiritizma ?

Oui, j’ai écrit un article en anglais, mais je n’ai pas encore décidé où le publier. Cet article décrit tout ce qui existe comme bibliographie spirite en turc ottoman : les deux revues, leur contenu, les personnages qui les animent, ce qu’ils ont publié d’autre. Autour de cela, je présente les polémiques : des articles, des pamphlets (il y a quatre pamphlets publiés par des oulémas ou des médecins). J’explore le champ, j’essaye d’expliquer, d’interpréter. Puis, je vais peut-être me concentrer sur Ispiritizma et les pamphlets. Je peux en sortir plusieurs publications. Enfin, on a un projet de livre qui a été déposé dans une maison d’édition en Angleterre, avec comme sujet le spiritisme dans l’Empire ottoman et la République de Turquie, avec Alexandre Toumarkine et Till Luge qui était chercheur à l’Orient-Institut ces dernières années. Peut-être vais-je produire encore d’autres publications en français sur tel ou tel aspect, j’ai tout le matériel et personne n’a jamais rien écrit sur le sujet, ni en turc, ni en français, ni en anglais. Mon but est simplement de faire connaître.

Pouvez vous justement nous parler des travaux d’Alexandre Toumarkine, notamment sur les connexions entre les spirites français et ottomans ?

Alexandre Toumarkine dans sa thèse d’habilitation a beaucoup travaillé là-dessus. Il y a aussi un grand spécialiste des nouveaux mouvements religieux contemporains, un Suisse, Jean-François Mayer, qui est un chercheur indépendant. Lui aussi, dans le cadre du projet collectif ANR-DGF piloté par Alexandre Toumarkine, a travaillé sur l’évocation de l’Empire ottoman dans la Revue spirite, qui est l’organe officiel des spirites français depuis 1858 jusqu’à aujourd’hui. Pour les années 1920, on a d’autres types de sources, comme les écrits des occultistes ou disons des mysticistes Gurdjieff, Rubinstein ou Blavatsky. Des grands noms de l’histoire de l’occultisme qui se sont tous rendus à Constantinople et ont été en contact parfois avec des confréries. Ainsi, les circulations, les contacts, une histoire croisée, cela a déjà été fait par Alexandre Toumarkine. _ Néanmoins, la synthèse globale est beaucoup plus difficile, car c’est une histoire très tentaculaire et multiscalaire, avec beaucoup de détails, très éparpillée. En prenant l’ésotérisme comme fil directeur, on obtient une certaine narration. On en a une autre en choisissant le spiritisme. Cela nous donne des récits qui se croisent souvent, qui se superposent parfois et qui divergent ensuite pour reconverger. Ce n’est donc pas évident et il faut couvrir une période très large. Alexandre Toumarkine a réalisé ce grand projet, pour lequel il a mobilisé beaucoup de chercheurs, mais il a assumé la plupart de la recherche et est arrivé à un certain type de conclusions.

Pouvez vous évoquer le projet de recherche mené par Alexandre Toumarkine ?

Oui, il a été recruté par l’Orient-Institut (plus ou moins l’Ecole française d’Athènes à Istanbul pour les Allemands) qui a fait le pari de recruter un chercheur avec comme projet de recherche les nouveaux mouvements religieux en Turquie contemporaine. Ce projet, qui a été faiblement financé au départ, est devenu un projet ANR-DFG (programme de recherche franco-allemand en sciences sociales), avec des budgets considérables accordés. Il a duré 5 ans avec plus de 30 chercheurs : des Italiens, des Français, des Grecs, des Turcs, des Suisses, beaucoup d’Allemands et d’autres. C’était vraiment international et Alexandre Toumarkine dirigeait cette équipe avec Nathalie Clayer du CETOBAC qui était partenaire. Ce projet s’est achevé il y a deux mois. On a réussi à explorer énormément de choses. Pour ma part, j’ai travaillé sur le spiritisme ottoman seulement, mais j’étais une exception, parce que les chercheurs en général ont travaillé sur 3 ou 4 thèmes différents pendant 5 ans.

Et quelle était votre problématique ?

J’ai entamé mes recherches sans réelle problématique. Alexandre Toumarkine m’avait sollicité car il avait besoin d’un ottomanisant, étant donné qu’il disposait de sources. Personne n’avait jamais travaillé dessus et moi-même je ne connaissais pas cette revue. Alexandre Toumarkine m’a dit : « il y a deux revues et quelques pamphlets. Est-ce que cela t’intéresse ? », j’ai répondu oui, et il m’a fait procurer les revues par l’Orient-Institut. J’ai commencé à lire, et ai constaté que c’était très intéressant. Je me suis dit que j’allais faire un travail explorateur pour présenter ces sources et pour essayer de les interpréter. Mais afin de le faire, j’ai dû lire de l’historiographie pour comprendre ce qu’est le spiritisme, je n’en savais rien auparavant. J’ai dû lire tout ce qui existe en français et anglais. On a pu faire tous ces achats dans des délais incroyables : on commandait un livre à l’Orient-Institut et une semaine après, il était sur notre bureau. Alexandre Toumarkine a constitué certainement la plus grande bibliothèque qui concerne les mouvements religieux et spirituels en Turquie contemporaine à l’Orient-Institut. On dispose ainsi du matériel suffisant pour plusieurs thèses. Il faut un spécialiste pour suivre tout ce qui paraît : il y a des centaines de maisons d’édition, des publications de psychologie islamique qui sont une réfutation de la psychologie occidentale par exemple. Donc c’est des domaines qui continuent à devenir encore plus tentaculaires. Toute la littérature de self-help, bien-être, méditation, naturopathie, New Age, aromathérapie, musicothérapie… Chaque jour de nouvelles branches apparaissent. En Turquie, il est possible de faire les choses beaucoup plus facilement : le marché est grand, la règlementation n’est pas rigide, et il est possible de publier facilement. C’est donc difficile à suivre de par la richesse du secteur, mais l’Orient-Institut a l’intention de le faire.

Vos recherches ont-elles débouché sur des conclusions ?

Des conclusions, non, car ce n’est pas vraiment mon but. Les questions que je me pose après toutes ces lectures sont : au final, dans quelle mesure tout cet amalgame proposé dans ces revues est-elle une sorte de transfert culturel, une reformulation des pratiques plus locales, une réinterprétation de pratiques anciennes, disons métaphysiques populaires ? Dans quelle mesure est-ce la représentation de quelque chose qui existait déjà, reformulée sous une forme scientifique ? Est-ce une scientifisation des pratiques qui relevaient du domaine religieux auparavant ?

Ces questions sont également celles que les spécialistes du spiritisme en contexte européen se sont déjà posées. Eux ont su proposer des réponses, mais pour ma part, il faudrait que je devienne spécialiste de la pensée mystique musulmane, de ce qui se pratique dans les confréries, ce qui n’est pas ma spécialité. Je veux publier tout ça, poser des questions, en espérant que d’autres historiens, qui viennent d’un milieu plus religieux ou imbibé dans une culture plus populaire, traditionnelle que moi-même, travaillent sur l’autre versant en s’inspirant de ce que j’ai fait sur le versant occidental.

Quels sont vos projets de HDR ?

Mon séminaire à l’EPHE est sur la langue politique de l’époque de Mahmoud II à travers le Journal officiel ottoman qui commence à être publié à la fin de 1831, je m’intéresse donc à la langue politique, au discours politique qui s’élabore sur ce support matériel. Mais ce qui m’intéresse est la même question que dans le spiritisme, la question de l’ancien et du nouveau, l’idée de changement : dans le processus de changement, que ce soit dans la langue politique, dans les pratiques religieuses, le discours sur l’au-delà ou sur la science, je m’intéresse à ce qui change et ce qui ne change pas, l’utilisation des termes anciens pour décrire de nouveaux phénomènes.

Je souhaiterais montrer dans mon HDR qu’il y a une évolution de telle date à telle date et que les anciens termes commencent à disparaître à partir de telle date, après avoir accompagné les nouveaux termes. C’est une hypothèse de départ qui peut très bien ne pas être vérifiée dans mon travail et dans ce cas-là je vais dire : ils ont créé un discours nouveau en utilisant que des mots anciens, en opérant un glissement sémantique, mais l’ont-ils fait intentionnellement ? Je le crois bien. Dans quelle mesure la langue est l’expression d’une réalité sociale ? Dans quelle mesure cette expression détermine la réalité sociale ? Pour ma part, je pense qu’elle la conditionne dans une grande mesure sinon elle la détermine.

Donc changer la langue change la réalité sociale ?

C’est aussi une question qui m’animait pour ma thèse. Est-ce que mon personnage était sincère ? Quel intérêt à travailler sur quelqu’un qui publie alors que c’était imprimé à 2000 exemplaires maximum. Qu’est-ce que l’écrit ? Qu’est-ce que l’intellectuel ? Quel est son impact dans le monde ? Est-ce que cela sert d’écrire un pamphlet ? Etant moi-même un intellectuel – du moins dans le sens que j’exerce un métier intellectuel –, je vais forcément penser que cela sert. Ce sont des convictions acquises à très bas âge qui nous animent et qui nous amènent à nous poser des questions. Mais la différence, c’est que les historiens continuent « en mettant leurs pieds sur terre », c’est-à-dire sur des sources primaires. Tandis que chez les philosophes, c’est l’argumentation qui prime, une démarche qui arrive à des conclusions. En tant qu’historien, je ne me sens pas obligé de conclure, au contraire. Je me sens obligé d’exposer, tout en sachant que c’est plus ou moins subjectif. L’objectivité n’existe pas en histoire, si l’on excepte les dates…

Et encore, on ne connaît pas trop la date de naissance d’Ataturk

Voilà, mais ce qui compte est d’exposer et de proposer une interprétation, poser des questions surtout, et s’interroger par la suite. Je ne peux pas conclure, j’essaye de comprendre. D’ailleurs, j’ai pensé pour mes prochains articles, qu’au lieu de titrer « conclusion » ou « en guise de conclusion », pourquoi ne pas écrire « en guise de compréhension » ?

Publié le 19/01/2018


Lukas Tsiptsios est étudiant en Master d’histoire des relations internationales et des mondes étrangers à Paris 1 et à l’ENS en histoire dans le même temps.
Son mémoire porte sur l’échange de populations entre la Grèce et la Turquie en 1923 à travers le club de football de PAOK à Thessalonique. Ses problématiques de recherche sont la fin de l’Empire ottoman et la constitution des Etats-nations, l’identité nationale grecque, les communautés "grecques" de l’Empire ottoman et leur passage du cadre impérial à l’Etat-nation.


Özgür Türesay est historien de la fin de l’Empire ottoman, maître de conférences à l’Ecole pratique de hautes études (EPHE) après avoir enseigné à l’Université Galatasaray d’Istanbul.
Il a soutenu sa thèse en 2008 à l’INALCO sur Ebüzziya Tevfik (Être intellectuel à la fin de l’Empire ottoman : Ebüzziya Tevfik (1849-1913) et son temps), intellectuel ottoman « hors du commun ». Il vient de publier aux éditions Atlande, Le Moyen-Orient, 1839-1876.
Tout en continuant ses recherches sur l’histoire intellectuelle et politique de la fin de l’Empire, et animant un séminaire à l’EPHE sur le journal officiel ottoman dans les années 1830, il travaille aussi en parallèle sur le spiritisme ottoman, dans un projet global sur les mouvements religieux dans la Turquie contemporaine, piloté par Alexandre Toumarkine.


 


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