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Entretien avec Özgür Türesay - Le spiritisme ottoman (1860-1923) et les travaux menés par Alexandre Toumarkine (1/2)

Par Lukas Tsiptsios, Özgür Türesay
Publié le 18/01/2018 • modifié le 21/04/2020 • Durée de lecture : 8 minutes

Özgür Türesay

Qu’est-ce que le spiritisme ? Et quelle est la différence entre spiritisme et mysticisme ?

Le spiritisme est une croyance en la communication avec les morts. On peut alors leur poser des questions etc. Le mysticisme est plus général et s’inscrit dans le champ religieux.
Le spiritisme est une religion pour certains, pour d’autres c’est la religion de la science ou alors de la science expérimentale. La science psychique est tout ce qui est immatériel, ce que l’on va appeler plus tard « psychologie », « psychanalyse ». Avant que ces disciplines ne se constituent, le spiritisme revendiquait une partie des champs qu’elles allaient explorer.

Nait-il en même temps que les doctrines scientistes dans l’Empire ottoman et la diffusion du Vulgärmaterialismus ?

Oui et non. Le spiritisme dérive en quelque sorte du magnétisme théorisé par Mesmer à la fin du XVIIIe siècle. Il existe des courants de pensée, des types de croyances que l’on peut généralement appeler ésotériques aujourd’hui et qui étaient dites plutôt occultistes au XIXe siècle. Le spiritisme dérive de ces courants, de ces traditions, dans un contexte scientiste et positiviste en Europe. Il nait dans les années 1850 en Europe et aux Etats-Unis, et remplace plus ou moins le magnétisme. On trouve des spirites dans l’Empire ottoman, à travers les Levantins, les communautés européennes installées à Istanbul, à Izmir (peut-être ailleurs aussi, mais on n’a pas encore de sources qui nous en informent). Ensuite, vient la première mention écrite chez les musulmans, dans les années 1870, tout comme les Grecs d’Istanbul. A partir de là, ce sont surtout des activités de publication. C’est un problème pour l’historien, car on ne sait pas grand-chose sur les pratiques, nos sources étant des imprimés, des périodiques, parfois des pamphlets, des livres, des articles etc. Après la Révolution de 1908, il y a une pléthore de publications pendant deux ans : de périodiques, de pamphlets anti-spirites de la part des hommes de religion, mais aussi de la part des médecins qui vont fonder la psychologie dans l’Empire finissant et dans la Turquie naissante. Puis viennent les guerres balkaniques, la Première Guerre mondiale, la guerre de libération de Turquie. Cette décennie de guerres arrête toutes les publications dans tous les domaines. Mais l’histoire du spiritisme devient par la suite tentaculaire dans la République, surtout à partir des années 1960-70, mais je ne travaille pas sur cette période.

Ce courant était-il politisé ? Soutenait-il les Jeunes-Turcs ?

Il faut d’abord répondre à partir du contexte français et même européen. Dans tous ces cadres, le spiritisme était très politisé, et très associé au républicanisme. Certains historiens expliquent son attrait par les « intellectuels », chez les écrivains, qu’on classerait chez les républicains à gauche. C’est une sorte de mysticisme gauchiste de l’époque post-1848, avec la déception, la désillusion, le désespoir etc. C’est un peu simpliste, mais on sait bien que dans tous les mouvements utopistes socialistes et plus tard même dans les mouvements socialistes, il y a une grande part de mysticisme, et ce jusqu’à l’Internationale plus ou moins. C’est quelque chose d’assez courant.

Pour ce qui est de l’Empire ottoman, des anecdotes nous éclairent sur certains épisodes, il existe des connexions avec quelques Jeunes-Turcs, mais en général le spiritisme a été très critiqué, avant même les religieux, par les milieux matérialistes et positivistes. Autrement dit, le spiritisme était une sorte de « pensée antimatérialiste ». Les spirites disent : « on peut entrer en communication avec les esprits, donc il n’y a pas que le corps, il y a aussi l’esprit ou l’âme, ou autre chose ». Le positivisme et la médecine ne s’intéressent qu’aux choses palpables, mais il y a des choses qui ne sont pas palpables et que la science devrait explorer, disent les spirites. Le spiritisme est ainsi très scientiste, tout en entrant en collusion avec l’establishment scientifique partout où il apparaît. Les milieux jeunes-turcs, où les médecins sont en grand nombre, attaquent très fort le spiritisme, plus que les religieux car ils se sentent directement concernés. Ils conçoivent le spiritisme comme une nouvelle religion qui essaye de mettre le pas sur des domaines monopolisés - ou, du moins, qui devraient l’être - par la science. Dans un deuxième temps, les religieux aussi commencent à voir le spiritisme comme une menace, car il aborde des thèmes relatifs à l’au-delà. Après la mort qu’arrive-t-il ? Avant, la religion donnait la réponse. Les scientifiques disaient : « les vers nous mangent, c’est tout, avec la putréfaction ». Tandis que les spirites disent : « le corps se désintègre, mais l’essentiel reste, on peut communiquer avec etc. ». C’est un changement de rapport à la mort aussi. En tout cas dans l’historiographie ottomane, cela n’a pas été travaillé du tout.

Est-ce lié à l’essouflement des confréries soufies dans la deuxième partie du XIXe siècle, lorsque les tekke ne sont plus si fondamentaux ?

C’est une bonne question. On pourrait émettre cette hypothèse. Dans le contexte européen, la réponse a été donnée en disant « oui mais ». Le spiritisme a eu beaucoup d’impact, il est devenu un phénomène social, une mode dans les sociétés catholiques (en dehors des Etats-Unis) : en France, en Espagne, au Brésil… Selon le grand spécialiste du spiritisme en France, Guillaume Cuchet, c’est une religion de la sortie de religion, une spiritualité laïque. Pour le contexte ottoman, des réflexions similaires ont été menées, mais comme il n’y a pas beaucoup d’études, on ne sait pas. Thierry Zarcone, dans certains de ses livres et deux de ses articles, a établi des parallèles entre les rituels de certaines confréries et les pratiques de certaines loges maçonniques. Il y voit des parallèles qui découlent de sources et de références communes de la civilisation islamique et judéo-chrétienne, de l’ésotérisme ancien. Mais ce serait aussi un processus de reconnaissance, cela ne provient pas de la même source, mais quand des francs-maçons visitent des couvents dans l’Empire ottoman, ils voient des choses qu’ils pensaient ne concerner que la franc-maçonnerie. Il y a aussi des circulations avec l’Inde. Dans deux de ses articles, Thierry Zarcone écrit que les francs-maçons se reconnaissent dans le bektachisme (1), en Albanie ou en Anatolie. De même, des derviches se reconnaissent dans les pratiques des francs-maçons.

En tout cas le spiritisme ne remplace pas, dans la sociabilité quotidienne, la fonction du tekke ?

Pour l’époque républicaine, c’est une hypothèse qui tiendrait très probablement la route, car les couvents ont été interdits, les confréries fermées, les espaces ont été transformés pour d’autres usages. Le couvent est tout d’abord un espace physique. Les pratiques s’inscrivent dans des espaces sociaux et physiques. Sans espace, on ne peut pas continuer les rituels. Mais l’époque républicaine, jusqu’aux années 1950, est une époque où les pratiques religieuses dans l’espace public n’étaient même pas tolérées, mêmes celles qui étaient « orthodoxes ». En effet, la République kémaliste est assez autoritaire envers tel ou tel type de forces centrifuges. Il est donc tentant de penser que les gens sont allés chercher d’autres types de spiritualités pour satisfaire des besoins qui étaient autrefois satisfaits par des institutions religieuses « orthodoxes », mais qui ne sont plus tolérées sous la République, ou de dire que c’est une sorte de sortie pour les laïcs qui cherchent une spiritualité. Pour ceux qui sont autour du pouvoir, qui ne sont pas conservateurs ou religieux, qui dans la vie publique ont une posture moderne, civilisée, occidentale, mais qui ont un certain besoin de spiritualité, ils peuvent la trouver là. Ceux qui devenaient spirites dans le milieu européen, sont d’abord les militaires, les milieux de gauche, les républicains, pas les religieux.

Peut-on comparer cela avec le zen japonais, forme de bouddhisme scientisé utilisé par les militaristes japonais ?

Le spiritisme est individuel, individualiste. Le métier de militaire se distingue par deux choses par rapport à d’autres métiers : la convivialité masculine et le rapport très spécial avec la mort. La mort est dans le quotidien du militaire. Et ce qu’il y a de plus important aussi, c’est l’attente. On a beaucoup de temps pour réfléchir, pour s’ennuyer, pour inventer des choses. Mais le spiritisme n’est pas apte à devenir une idéologie de mobilisation sociale.

Mahmoud II a éliminé les janissaires, mais discursivement, le pouvoir central en les détruisant a fait d’une pierre deux coups avec le bektachisme, qui ne permettait pas de cultiver une cause de sacrifice pour une cause supérieure. Tandis que la naqshbandiyya (2) si. Ils ont alors distribué les biens des bektachis aux naqshibandis, des cheikhs naqshibandis ont remplacé les bektachis. La naqshbandiyya-mujaddidiya qui venait de l’Inde au XVIIIe siècle, signifiait rénovation, réforme religieuse, essence religieuse et rénovée. Elle était activée et mobilisatrice, donc plus utile que le bektachisme qui était individualisant et atomisé.

Qu’en est-il de la mystique kémaliste qui existe autour de la figure d’Atatürk ? N’utilise-t-elle pas aussi le spiritisme ?

Non, on ne peut pas dire ça. Le spiritisme existe, mais il n’est pas hégémonique dans le domaine métaphysique. Pensons au bergsonisme alors très influent, sur lequel Dilek Sarmış a fait sa thèse il y a presque un an à l’EHESS, mais aussi le mémoire de HDR d’Alexandre Toumarkine, professeur à l’INALCO, qui porte sur toutes les spiritualités de la République. Le spiritisme n’était qu’une forme de mysticisme parmi d’autres dans la République turque. Tandis qu’à l’époque ottomane, il était beaucoup plus hégémonique. A l’époque républicaine, cela se diversifie énormément et on ne dispose pas de beaucoup de témoignages sur ce qu’il se passe dans les couvents underground. Dans les années 1960, les formes de mysticisme se multiplient, avec l’apparition de l’ufologie par exemple. Les kémalistes dans les années 1930 ont créé aussi un mythe sur un continent originel perdu, Mû. Et puis bien sûr, le culte de la personnalité autour de Kemal et ce qui l’entoure. Beaucoup d’inventions, de mythes, ce qui fait que le spiritisme n’est plus hégémonique.

Il n’est aucunement un ancêtre de tout ce qui se produit par la suite ?

Les spirites ottomans s’inscrivent dans la tradition des spirites européens, kardeciens : Alain Kardec, c’est le nom qu’il a adopté après sa conversion au spiritisme, un pédagogue français qui a systématisé le spiritisme en une doctrine scientifico-religieuse. C’était un grammairien et il n’est pas le seul parmi les premiers spirites. Beaucoup avaient travaillé sur la systématisation de la langue. Cela ne veut pas dire que tous les linguistes sont spirites, mais il y a une nette surreprésentation des gens qui ont écrit des livres de grammaire et qui ont travaillé pour la systématisation de la langue parmi les premiers spirites. C’est peut-être un hasard, mais cela reste significatif.

Revenons aux Ottomans. Deux périodiques spirites sont ainsi publiés dans l’Empire ottoman : l’un est édité par un militaire qui enseignait le français, mais qui a aussi écrit plusieurs dictionnaires, français-turc, arabe-turc etc. Par des témoignages, on sait qu’un des enseignants de Mustafa Kemal à l’Académie militaire était en poste à Beyrouth dans sa jeunesse avec ce monsieur qui publiait la revue spirite en turc ottoman, Ispiritizma, avec des traductions très à jour du spiritisme européen. L’enseignant de Mustafa Kemal menait des expériences spirites, mais il n’y croyait pas. Lui était plutôt intéressé par d’autres phénomènes parapsychiques. Il y a donc un lien personnel éloigné, mais Mustafa Kemal ne l’a jamais mentionné. Compte tenu de sa carrière et de sa mentalité, il serait plutôt de ces positivistes qui riaient au nez des spirites je pense.

Lire la partie 2 : Entretien avec Özgür Türesay - Le spiritisme ottoman (1860-1923) et les travaux menés par Alexandre Toumarkine (2/2)

Notes
(1) Ordre religieux soufi ésotérique fondé au XIIIe siècle, très influent dans l’Empire ottoman du fait des janissaires notamment, qui étaient de confession bektachie.
(2) Ordre soufi majeur qui remontrait directement à Muhammad et Abu Bakr, très influent à partir du XVIIIe siècle.

Publié le 18/01/2018


Lukas Tsiptsios est étudiant en Master d’histoire des relations internationales et des mondes étrangers à Paris 1 et à l’ENS en histoire dans le même temps.
Son mémoire porte sur l’échange de populations entre la Grèce et la Turquie en 1923 à travers le club de football de PAOK à Thessalonique. Ses problématiques de recherche sont la fin de l’Empire ottoman et la constitution des Etats-nations, l’identité nationale grecque, les communautés "grecques" de l’Empire ottoman et leur passage du cadre impérial à l’Etat-nation.


Özgür Türesay est historien de la fin de l’Empire ottoman, maître de conférences à l’Ecole pratique de hautes études (EPHE) après avoir enseigné à l’Université Galatasaray d’Istanbul.
Il a soutenu sa thèse en 2008 à l’INALCO sur Ebüzziya Tevfik (Être intellectuel à la fin de l’Empire ottoman : Ebüzziya Tevfik (1849-1913) et son temps), intellectuel ottoman « hors du commun ». Il vient de publier aux éditions Atlande, Le Moyen-Orient, 1839-1876.
Tout en continuant ses recherches sur l’histoire intellectuelle et politique de la fin de l’Empire, et animant un séminaire à l’EPHE sur le journal officiel ottoman dans les années 1830, il travaille aussi en parallèle sur le spiritisme ottoman, dans un projet global sur les mouvements religieux dans la Turquie contemporaine, piloté par Alexandre Toumarkine.


 


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