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« La Méditerranée orientale, une mer de gaz » (1) : cette citation, issue d’un article du site du géant pétrolier italien ENI, suffit à comprendre l’ampleur que revêtent, actuellement, les enjeux économiques dans l’est de la mer Méditerranée.
La Méditerranée orientale est en effet actuellement le théâtre d’une véritable course aux hydrocarbures de la part des nations méditerranéennes concernées, qu’elles le soient directement ou indirectement : si la présence de la Turquie ou de Chypre dans l’équation n’étonne guère, celle de la Libye ou encore de l’Italie interroge davantage.
Cette course se fait, de façon incontournable, sur fonds de profonde rivalité entre les différents protagonistes de l’affaire, qui recourent aux alliances et qui montrent de façon ostentatoire leurs forces militaires afin de tirer le meilleur parti de la situation et, surtout, des ressources en jeu.
Alors que la Turquie a annoncé le déploiement de drones de combat dans la zone (2) et que la présidence française s’est engagée auprès d’Athènes à envoyer des bâtiments de la Marine nationale en soutien aux forces grecques positionnées en mer Égée (3), cet article va s’employer à disséquer les tenants et aboutissants de la crise afin de présenter dans un premier temps l’ampleur des enjeux énergétiques dans la zone (première partie) afin, ensuite, de mieux saisir la mesure de l’escalade diplomatico-sécuritaire dans la région et la sensibilité du sujet pour les différentes nations impliquées (deuxième partie).
Les réserves en gaz du Moyen-Orient sont celles connaissant la plus forte croissance dans le monde depuis 2009, conduisant ainsi la région à être celle où la densité de missions exploratoires est la plus forte : les réserves prouvées de gaz ont en effet bondi de 33,6% depuis 2009 (4) ; le Moyen-Orient, qui représentait 31,4% des réserves prouvées de gaz dans le monde en 2000, en représente aujourd’hui 40,4% (5).
Le cas de la Méditerranée orientale (MEDOR) est, pour des raisons techniques et scientifiques, plus difficile à juger. En 2000 par exemple, la Commission géologique américaine estimait que les réserves en gaz devaient avoisiner les 2 715 milliards de mètres cubes (bcm). Dix ans plus tard, cette même commission a totalement revu ses estimations et juge que la région devrait plutôt receler 5 765 bcm de gaz (6).
Le pétrole se montre, quant à lui, moins prometteur que le gaz en Méditerranée orientale : globalement, pour toutes les eaux méditerranéennes, la production de pétrole représentait moins de 6% de la production mondiale en 2011. Une étude réalisée par la Commission géologique américaine en 2010 estimait que les réserves de pétrole dans le bassin levantin s’élevaient à 1,7 milliard de barils ce qui, si ces estimations étaient vraies, équivaudrait à accroître de 70% les réserves actuellement connues de pétrole en Méditerranée (7).
Toutefois, la très grande majorité des explorations offshore (c’est-à-dire en mer, a contrario des explorations onshore qui sont réalisées sur terre) ont abouti à la découverte de gisements gaziers, et très peu pétroliers.
Alors que le golfe Persique s’avère aussi central que vital pour la production mondiale d’hydrocarbures depuis les années 1950, la MEDOR n’a, elle, fait l’objet d’attention que depuis quelques années, à la suite de la découverte de plusieurs gisements gaziers particulièrement prometteurs.
L’intérêt porté à l’est méditerranéen remonte à 1999, lors de la découverte du champ gazier de Noa, au large d’Israël. Les explorations s’accélèrent et, l’année suivante, le gisement Mari-B est découvert, puis les champs Dalit et Tamar en 2009, Leviathan en 2010 et, enfin, Aphrodite et Tanin en 2011. Le Leviathan, situé dans les eaux territoriales israéliennes, est en partie à l’origine de la ruée des autres pays méditerranéens dans le bassin levantin en raison de l’ampleur du gisement : celui-ci contiendrait près de 18 trillions de mètres cubes de gaz et son exploitation suffirait à fournir l’électricité nécessaire à Israël pour les trente prochaines années (8). 600 millions de barils de pétrole seraient également présents au sein du gisement et font l’objet de missions exploratoires.
Dans la lignée du Leviathan, le gisement Tamar s’est aussi distingué avec ses 10 trillions de mètres cubes de gaz, régulièrement réévaluées à la hausse au fil des années (9). Tout comme pour le Leviathan, Tel Aviv a ainsi accéléré à marche forcée le début de l’exploitation de ce gisement qui, chose rare dans ce domaine économique, a été initié moins de cinq ans après la découverte du gisement : découvert en 2014, le champ Tamar est désormais exploité depuis fin 2018.
Les découvertes réalisées depuis 1999 énumérées ci-dessus ne concernent, de surcroît, que les eaux territoriales israéliennes. Chypre figure elle aussi parmi les grands gagnants des explorations maritimes. Le gisement gazier le plus notable découvert jusqu’ici dans les eaux chypriotes est celui dit d’« Aphrodite », mis au jour en 2011 par la compagnie américaine Noble Energy, à l’origine de la plupart des découvertes de gisements d’hydrocarbures dans le bassin levantin. Les réserves du champ Aphrodite sont estimées, actuellement, à près de 7 trillions de mètres cubes de gaz (10). Noble Energy a commencé le forage d’un nouveau puits dans le bloc 12 en juin 2013, laissant le gouvernement chypriote espérer la découverte d’une quantité de gaz suffisante pour atteindre les 30 ou 40 trillions de mètres de cubes de réserves de gaz dans la zone économique exclusive (ZEE) de Chypre.
Les autorités chypriotes ont par ailleurs mis à l’encan plusieurs blocs exploratoires (11) situées dans sa ZEE, qui ont été attribués en fin d’année 2012 à plusieurs entreprises transnationales et autres consortium : le géant italien ENI et la société sud-coréenne Korean Gas Corporation (KOGAS) ont ainsi remporté les blocs 2, 3 et 9, tandis que l’entreprise française Total décrochait les blocs 10 et 11.
Une autre découverte potentiellement très prometteuse dans en MEDOR est celle du puits Aphrodite-2, du côté israélien de la frontière maritime avec Chypre. Le gisement de gaz naturel qui y est présent pourrait être issu de la même formation géologique que le puits Aphrodite et pourrait receler techniquement, selon les estimations, environ 3 milliards de mètres cubes de gaz. Si Aphrodite-2 s’avère connectée à Aphrodite par la même structure géologique, Israël et Chypre devront, en revanche, signer un accord de co-exploitation du gisement.
Les nombreuses explorations maritimes actuellement à l’œuvre dans la bande frontalière des ZEE israélienne et palestinienne pourraient laisser penser que de riches gisements d’hydrocarbures s’y trouvent également. Les eaux au large de Gaza contiendraient des hydrocarbures dont l’ampleur serait estimée à un trillion de mètres cubes de gaz. Dans ce cadre, en septembre 2012, l’Autorité palestinienne et Israël se seraient entretenus (12) sur l’opportunité de développer ces explorations maritimes à l’intégralité des eaux territoriales palestiniennes ; aucun accord n’en serait sorti pour autant.
Les autorités libanaises se sont aussi prêtées, en avril 2013, au jeu de l’appel d’offres pour l’acquisition de blocs exploratoires dans les eaux territoriales du pays du Cèdre. Sur les cinquante-deux entreprises qui se sont portées candidates, 46 ont été acceptées et, en novembre 2013, les blocs ont été attribués aux différents vainqueurs, pour une production qui finira par débuter en 2016. Les eaux libanaises ont aussi, de fait, de quoi attirer les entreprises du secteur de l’énergie : si les gisements pétroliers représenteraient plusieurs centaines de millions de barils, c’est une fois de plus le gaz qui se distingue par sa substance, avec près de 25 trillions de mètres cubes de réserves.
Quant à la Syrie, l’exploration de ses eaux territoriales est pour le moment au point mort, en raison de la guerre civile qui ébranle le pays depuis mars 2011. Une vente à l’encan de blocs exploratoires avait bien été menée par le gouvernement syrien début 2011 mais, face aux premiers mouvements de contestation, Damas avait préféré reporter l’annonce des vainqueurs à décembre 2011 avant, finalement, de se prononcer en juillet 2013 à huis-clos. Si les gagnants ne sont pas connus, la Syrie aurait tenu quelques mois avant, en avril 2013, de longs pourparlers avec Moscou et Pékin portant sur l’exploration maritime de ses eaux territoriales (13). Si les conclusions de ces échanges ne sont pas connues, il y a fort à parier que l’imposante présence maritime russe dans les ports syriens, à Lattakié et Tartous notamment, ne s’explique pas qu’avec le seul argument de l’engagement militaire de Moscou en Syrie.
Pour ces pays hautement dépendants de la production en hydrocarbures de leurs voisins orientaux (Arabie saoudite, Qatar, Irak ou encore Koweït par exemple), le fait d’avoir, au large de leurs côtes, des ressources en mesure de leur fournir une certaine autosuffisance énergétique ou, en tous cas, de diminuer leur dépendance vis-à-vis de l’étranger, revêt une dimension hautement stratégique.
Dans les eaux de cette Méditerranée orientale où résonnent encore le conflit turco-grec à Chypre (1974), le conflit israélo-palestinien ou encore les affrontements en Syrie voisine, la découverte de telles richesses naturelles allait, inévitablement, raviver certaines tensions régionales et, partant, en créer de nouvelles : c’est à ces nouveaux bras-de-fer en Méditerranée orientale que la deuxième partie de cet article sera consacrée.
Lire la partie 2
Notes :
(1) Selon un article publié par Eniday le 26 janvier 2020 https://www.eniday.com/en/human_en/eastern-mediterranean-sea-of-gas
(2) https://www.bbc.com/news/world-europe-50806877
(3) https://www.theguardian.com/world/2020/jan/29/greece-turkey-standoff-france-send-warships-east-mediterranean
(4) KHATIB, Hisham. Oil and natural gas prospects : Middle East and North Africa. Energy Policy, 2014, vol. 64, p. 71-77.
(5) Ibid.
(6) Schenk, C.J., Kirschbaum, M.A., Charpentier, R.R., Klett, T.R., Brownfield, M.E., Pitman, J.K., Cook, T.A., and Tennyson, M.E., 2010, Assessment of undiscovered oil and gas resources of the Levant Basin Province, Eastern Mediterranean : U.S. Geological Survey Fact Sheet 2010-3014, 4 p.
(7) https://www.atlanticcouncil.org/blogs/energysource/gas-and-conflict-in-the-eastern-mediterranean/
(8) https://www.foreignaffairs.com/articles/cyprus/2013-03-20/trouble-eastern-mediterranean-sea
(9) https://pubs.usgs.gov/fs/2010/3014/pdf/FS10-3014.pdf
(10) Ibid.
(11) Un bloc exploratoire est la définition géographique d’une zone au sein de laquelle les richesses en hydrocarbures ne sont pas connues et qui fera, dans cette optique, l’objet d’une exploration géologique
(12) https://www.al-monitor.com/pulse/originals/2020/01/palestinian-authority-israel-import-gas-gaza-field-power.html
(13) https://www.eia.gov/international/content/analysis/regions_of_interest/Eastern_Mediterranean/eastern-mediterranean.pdf
Emile Bouvier
Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.
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