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Les enjeux énergétiques en Méditerranée orientale, ou la création d’une nouvelle arène géopolitique au Moyen-Orient. Partie II : manœuvres et contre-manœuvres géopolitiques en MEDOR

Par Emile Bouvier
Publié le 13/02/2020 • modifié le 21/04/2020 • Durée de lecture : 7 minutes

1. Un enchaînement de crises

Afin de saisir au mieux les tenants et aboutissants de la crise géopolitique - et géoéconomique - actuellement à l’œuvre en Méditerranée orientale, il convient de contextualiser cette dernière et de souligner, dans un premier temps, la profonde complexité des multiples crises ayant débouché sur celle qui se déroule actuellement.

En effet, comme vu en première partie de cet article, depuis 1999 et la découverte du fort potentiel énergétique du bassin levantin, les nations méditerranéennes se sont lancées dans une course aux hydrocarbures, chacune essayant de tirer le meilleur parti de la situation, donnant ainsi libre cours à une multitude de contraction d’alliances, de remise en cause de traités, d’escalade sécuritaire, etc.

Pour résumer, voici le contexte au sein duquel se joue, aujourd’hui, la crise diplomatique dans l’est méditerranéen : occupant une place pour le moins centrale en MEDOR, l’île de Chypre est divisée en la république éponyme, pro-grecque, au sud, et la république de Chypre du nord, pro-turque. Cette fraction de l’île date de l’invasion turque (20 juillet - 18 août 1974), opérée en réaction à une tentative de coup d’Etat orchestrée le 15 juillet 1974 par la « dictature des Colonels » en Grèce. L’intervention aboutit à l’occupation de 38% du territoire de l’île par la Turquie et sa scission géographique, politique et culturelle en deux pôles. Malgré les fréquents efforts de la communauté internationale visant à réunifier les deux Chypre, les négociations en ce sens ont systématiquement échoué.

Dans ce cadre, aujourd’hui encore, les tensions entre la Grèce et la Turquie restent particulièrement aigües ; les incidents en mer sont assez fréquents, comme le rappellent les tentatives d’éperonnage des garde-côtes turcs à l’encontre de navires de pêches grecs (1), quand il ne s’agit pas d’échanges de coups de feu (2). L’animosité entre les deux protagonistes grec et turc, soutenus par leur « Chypre » respective, donne ainsi le ton du contexte géopolitique en Méditerranée orientale.

Les autres pays essayent, quant à eux, de tirer le plus possible parti de la situation et des opportunités qu’ils parviennent à saisir. L’étroitesse de la MEDOR, au vu du nombre de pays y disposant d’une fenêtre littorale (Turquie, Syrie, Liban, Israël, Territoires palestiniens, Egypte, Chypre et Chypre du Nord, Grèce), contraint ces derniers à disposer d’une zone économique exclusive parfois trop étroite aux yeux de leurs dirigeants, notamment depuis la découverte des riches gisements d’hydrocarbure dans le bassin levantin.

Chaque pays du bassin entretient ainsi, peu ou prou, un différend territorial maritime avec son voisin. Ainsi en va-t-il par exemple d’Israël et du Liban qui s’accusent mutuellement d’empiéter l’un sur l’autre. Et pour cause : les deux parties n’ont jamais signé bilatéralement d’accord définissant leur frontière maritime commune, le Liban ne reconnaissant pas l’Etat d’Israël. La Turquie et Chypre ne sont pas en reste : alors que cette dernière ne reconnaît pas Chypre du Nord et estime donc disposer d’un droit exclusif sur sa ZEE, la Turquie ne l’entend pas ainsi et soutient son poulain nord-chypriote qui revendique, à son tour, une ZEE empiétant sur celle de Chypre. Enfin, Ankara revendique elle aussi une large part de la ZEE grecque à hauteur de la mer Égée en raison de la constellation d’îles hellènes à proximité immédiate des côtes turques, qui octroie autant de ZEE à la Grèce qu’elle en soustrait à la Turquie.

Le droit de la mer, et notamment la Convention des Nations unies sur le droit de la mer signée en 1982 à Montego Bay (Jamaïque), stipulent que la ZEE des pays disposant d’une ouverture sur la mer ne doit pas excéder 200 milles nautiques depuis les lignes de bases (moyenne des eaux à marée basse), ou ne doit pas aller au-delà du rebord externe du plateau continental (le prolongement du continent sous la surface de l’océan) si celui-ci est supérieur aux 200 milles nautiques précédemment évoqués. Or, dans le cas du bassin levantin, la forte concentration de pays pour l’étroitesse de la Méditerranée orientale rend la définition exacte des frontières maritimes confuses, ce sur quoi les Etats jouent pour accroître leurs marges de manœuvres diplomatiques et économiques.

Les rivalités portant sur ces marges de manœuvres, sur fond de situation juridique confuse et de tensions géopolitiques marquées, sont en très grande partie à l’origine de la crise actuellement cours en Méditerranée orientale.

2. Tenants et aboutissants de la crise actuelle

La crise actuelle s’inscrit dans le prolongement de celle de 2018 qui tient, elle-même, d’une succession de petites crises éparses mais sériées. En 2002, un bâtiment de la Marine nationale turque intercepte un navire d’exploration norvégien, commissionné par Chypre, pour forer dans les eaux territoriales chypriotes revendiquées par Ankara. En 2007, Chypre établit son plan de blocs exploratoires, pour lesquels elle lance un appel d’offres ; la Turquie, qui n’a pas signé la Convention des Nations unies sur le droit de la mer affirme que l’un des blocs définis par Chypre lui appartient et, qu’à ce titre, Nicosie n’est pas légitime à le mettre à l’encan. De 2008 à 2014, l’escalade se poursuit et implique un nombre croissant de bâtiments de guerre de la Marine turque qui, comme en 2014 par exemple, escorteront des navires d’exploration turcs dans les eaux chypriotes revendiquées par Ankara.

La crise de 2018 est lancée par une déclaration du Ministre turc des Affaires étrangères, Mevlüt Çavusoglu, qui annonce le 6 février l’intention du gouvernement turc d’initier de nouvelles explorations maritimes en eaux grecques et, surtout, chypriotes. La tension monte brutalement lorsque le 9 février, un navire turc empêche un navire de forage de la compagnie ENI d’explorer l’un des blocs exploratoires remportés par l’entreprise italienne précédemment citée, au motif que ce bloc appartient à Chypre du Nord. Les joutes diplomatiques et sécuritaires vont se poursuivre une bonne partie du reste de l’année 2018 avec, par exemple, la leader du parti d’opposition turc IYI, Meral Aksener, appelant à lancer une nouvelle invasion de Chypre (3). La situation finit par s’apaiser, davantage d’elle-même que par une réelle résolution des problèmes.

Le 16 janvier 2019, afin de contrer la Turquie, les gouvernements chypriote, égyptien, grec, israélien, italien, jordanien et palestinien décident de mettre sur pied un « Forum du gaz en Méditerranée orientale » (EMFG) afin de superviser, dans le dialogue et la coopération, l’émergence d’un marché du gaz prometteur dans la région. L’accord excluait de fait la Turquie, bien que les autorités grecques aient affirmé que tout nouveau membre était le bienvenu à condition de respecter la charte de l’EMFG.

L’EMFG s’est à nouveau réuni en juillet 2019, en comptant cette fois dans ses rangs les Etats-Unis, tandis que l’Union européenne affirmait concomitamment apporter son soutien à la Grèce et à Chypre face à la Turquie (4) et condamnait les actions turques en Méditerranée orientale (5).

En réponse à ces initiatives et à cette coalition « anti-turque », la Turquie signe en novembre 2019 un accord avec le Gouvernement d’entente nationale (GNA) en Libye, dans le cadre d’une alliance turco-GNA de plus en plus forte et mue notamment par le soutien militaire d’Ankara au profit du gouvernement de Tripoli face à celui de Tobrouk et de l’emblématique Maréchal Haftar. Cet accord, aux contours flous mais dont les autorités turques ont fait grande presse (6), définit peu ou prou une frontière maritime entre la Libye et la Turquie, basée sur des eaux territoriales actuellement revendiquées par les deux pays mais officiellement sous la juridiction de la Grèce notamment. L’établissement de cette frontière maritime commune vise, in fine, à favoriser l’exploitation des ressources maritimes dans la région et à faciliter les échanges entre les deux pays.

Fermement condamné par les membres de l’EMFG et l’Union européenne, cet accord ne semble pas, pour le moment, avoir été concrétisé d’une quelconque manière - sur le volet économique du moins, le traité comportant également un volet militaire.

En réponse à cet accord turco-libyen, la Grèce, Chypre et Israël se sont entendus le 2 janvier 2020 afin d’établir « l’East-Med pipeline », un projet en réflexion depuis 2013 sous l’égide de la Commission européenne et visant à établir un pipeline d’hydrocarbures desservant directement l’Union européenne à travers l’Italie depuis Israël, Chypre et la Grèce, sans être tributaire de la Turquie, de Chypre du Nord ou de la Libye. Ce pipeline devrait notamment connecter les puits du Leviathan et Aphrodite, respectivement les plus gros gisements d’Israël et de Chypre.

La Turquie, décidant de passer outre, a quant à elle initié ses premières explorations dans les eaux territoriales chypriotes en y envoyant le 19 janvier 2020 son navire de forage Yavyz. Le lendemain, la Gazette officielle de la présidence turque (7) annonçait son projet de conduire cinq forages offshores dans les « eaux de la République turque de Chypre du nord », autrement dit dans les eaux territoriales officiellement sous contrôle de Chypre.

Lors d’une rencontre à Paris entre la primature grecque Kyriakos Mitsotakis et le Président français Emmanuel Macron le 27 janvier, ce dernier a assuré la Grèce de son soutien et de l’envoi prochain de bâtiments de la Marine nationale en Méditerranée orientale qui auront le rôle de « garants de la paix » (8). Alors que les tensions entre la Grèce et la Turquie s’intensifient et que cette dernière a exigé d’Athènes qu’elle démilitarise seize îles égéennes le 26 janvier 2020 (9), le Ministre grec de la Défense Nikos Panagiotopoulos en est venu à déclarer que les forces armées hellènes « examinaient tous les scénarios, y compris celui d’un engagement militaire » (10). Si les probabilités d’un véritable conflit armé entre la Turquie et la Grèce et/ou Chypre restent toutefois très faibles, la crise prend actuellement une tournure qui risque, diplomatiquement et historiquement, d’accroître davantage encore l’isolement de la Turquie sur la scène internationale.

Notes :
(1) Cf. par exemple : https://ahvalnews.com/greece-turkey/video-emerges-turkish-boat-ramming-greek-coast-guard
(2) https://www.telegraph.co.uk/news/2017/07/03/greek-coast-guards-fire-turkish-vessel-aegean/
(3) https://www.theguardian.com/world/2018/nov/21/cyprus-invasion-turkey-aishe-will-go-on-holiday-again-meral-aksener
(4) https://brusselsdiplomatic.com/2017/03/13/eu-calls-turkey-to-refrain/
(5) https://www.theguardian.com/world/2018/nov/21/cyprus-invasion-turkey-aishe-will-go-on-holiday-again-meral-aksener
(6) https://www.al-monitor.com/pulse/originals/2019/12/turkey-libya-agreement-eastern-mediterranean-energy.html
(7) https://www.dailysabah.com/energy/2019/11/04/5-turkish-offshore-drilling-rounds-to-explore-for-oil-gas-scheduled-for-2020
(8) https://www.theguardian.com/world/2020/jan/29/greece-turkey-standoff-france-send-warships-east-mediterranean
(9) https://www.middleeastmonitor.com/20200127-greece-rejects-turkey-call-to-demilitarise-aegean-islands/
(10) https://greekcitytimes.com/2020/01/30/france-pledges-to-send-warships-to-support-greece-if-turkish-standoff-intensifies/

Lire sur Les clés du Moyen-Orient :
 Le gaz, un enjeu régional et mondial
 Entretien avec David Amsellem – L’enjeu du gaz au Moyen-Orient
 Entretien avec David Amsellem – L’enjeu du gaz dans les crises régionales au Moyen-Orient
 Entretien avec David Amsellem – Les problématiques gazières égyptiennes et israéliennes
 Course au gaz en mer Méditerranée orientale : la nouvelle donne pour Israël
 Rapprochements et marginalisations autour du gaz en Méditerranée orientale (1/2)
 Rapprochements et marginalisations autour du gaz en Méditerranée orientale (2/2)

Bibliographie :
 KHADDURI, Walid. East Mediterranean gas : Opportunities and challenges. Mediterranean Politics, 2012, vol. 17, no 1, p. 111-117.
 DARBOUCHE, Hakim, EL-KATIRI, Laura, et FATTOUH, Bassam. East Mediterranean Gas–what kind of a game-changer ? Oxford Institute for Energy Studies, 2012.
 RATNER, Michael. Natural gas discoveries in the Eastern Mediterranean. 2016.
 RUBLE, Isabella. European Union energy supply security : The benefits of natural gas imports from the Eastern Mediterranean. Energy Policy, 2017, vol. 105, p. 341-353.
 SHAFFER, Brenda. Israel-New natural gas producer in the Mediterranean. Energy Policy, 2011, vol. 39, no 9, p. 5379-5387.
 BILGIN, Mert. Prospects of Natural Gas in Turkey and Israel. In : Contemporary Israeli–Turkish Relations in Comparative Perspective. Palgrave Macmillan, Cham, 2019. p. 195-215.
 GUNNAR, Ole, et al. Turkey in the geopolitics of energy. Energy Policy, 2017.
 WINROW, Gareth M. Turkey and the East ?West gas transportation corridor. Turkish studies, 2004, vol. 5, no 2, p. 23-42.
 STAVRI, George. The new energy triangle (NET) of Cyprus-Greece-Israel : casting a net for Turkey ? rieas. gr, 2012.
 BRYZA, Matthew J. Eastern Mediterranean Natural Gas : Potential for Historic Breakthroughs among Israel, Turkey and Cyprus. Turkish Policy Quarterly, 2013, vol. 12, no 3, p. 35-44.

Sitographie :
 New Pipeline Deal Gives Europe Access To Eastern Mediterranean Gas Reserves, Angering Turkey, Forbes, 02/01/2020
https://www.forbes.com/sites/scottcarpenter/2020/01/02/new-gas-pipeline-deal-gives-europe-access-to-eastern-mediterranean-reserves-angering-turkey/#798a72401c69
 East Mediterranean Gas : Regional Cooperation or Source of Tensions ? CIDOB, 01/05/2017
https://www.cidob.org/publicaciones/serie_de_publicacion/notes_internacionals/n1_173/east_mediterranean_gas_regional_cooperation_or_source_of_tensions
 EastMed gas : Paving the way for a new geopolitical era ? DW, 24/06/2019
https://www.dw.com/en/eastmed-gas-paving-the-way-for-a-new-geopolitical-era/a-49330250
 France asks to join Eastern Mediterranean Gas Forum, Reuters, 16/01/2020
https://www.reuters.com/article/us-egypt-gas/france-asks-to-join-eastern-mediterranean-gas-forum-idUSKBN1ZF1V2
 Factbox : Egypt’s push to be east Mediterranean gas hub, Reuters, 15/01/2020
https://www.reuters.com/article/us-egypt-israel-gas-factbox/factbox-egypts-push-to-be-east-mediterranean-gas-hub-idUSKBN1ZE1ON
 Turkish drone fuels tension over Cyprus gas claims, BBC, 16/12/2019
https://www.bbc.com/news/world-europe-50806877
 How Turkey Is Spoiling Its Neighbors’ Big Gas Plans, Bloomberg Businessweek, 10/12/2019
https://www.bloomberg.com/news/articles/2019-12-10/how-turkey-is-spoiling-big-plan-for-mediterranean-gas-quicktake
 Turkey’s operation in Libya : Targeting gas reserves, DW, 04/01/2020
https://www.dw.com/en/turkeys-operation-in-libya-targeting-gas-reserves/a-51883874
 Gas Supply Changes in Turkey, Oxford Institute for Energy, 05/01/2018
https://www.oxfordenergy.org/publications/gas-supply-changes-turkey/?v=11aedd0e4327

Publié le 13/02/2020


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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