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Le détroit d’Ormuz, un carcan géographique pour l’économie mondiale

Par Emile Bouvier
Publié le 31/07/2019 • modifié le 21/04/2020 • Durée de lecture : 7 minutes

I. Le détroit d’Ormuz : un coupe-gorge géoéconomique

3,7 kilomètres de large : c’est la marge de manœuvre maximale offerte par l’un des chenaux qu’empruntent les navires franchissant le détroit d’Ormuz, pourtant l’un des plus fréquentés du monde par les marines marchandes.

De fait, le détroit d’Ormuz, nommé ainsi par rapport à l’île iranienne éponyme à côté de laquelle il se trouve, se caractérise par son étroitesse et sa faible profondeur. Long de 45 kilomètres, le passage se resserre à 38 kilomètres de large à l’endroit le plus étroit ; or, les eaux du détroit et du Golfe de manière générale sont peu profondes, et contraignent ainsi les navires à circuler par des chenaux très étroits et strictement délimités où la profondeur est suffisante pour les tankers ; leur largeur varie de 2 à 3 miles nautiques (de 3,7 à 5,5 kilomètres). Ces chenaux fonctionnent par binômes : l’un pour les entrées dans le golfe Persique, l’autre pour les sorties. Une distance de 2 miles nautiques sépare chaque binôme.

Outre l’étroitesse de ces couloirs maritimes, la navigation s’y avère peu aisée : les navires doivent en effet circuler entre plusieurs îlots omanais de Quoin et Ras Dobbah, puis ceux de Grande Tomb, Petite Tomb et Abou Moussa, occupés par l’Iran malgré les protestations des Emirats arabes unis qui en revendiquent la souveraineté. S’ajoute à cette circulation malaisée la présence en nombre de petites embarcations de pêches et de transport, rendues difficilement visibles par la brume de chaleur quasi-omniprésente à la surface des eaux du Golfe.

Malgré ses caractéristiques géographiques désavantageuses, le détroit d’Ormuz offre actuellement l’itinéraire le plus rapide et le moins coûteux pour les pétroliers en charge de transporter les hydrocarbures produits par les différents pays du Golfe. Ce détroit est ainsi incontournable pour les pétroliers, rendant, de fait, ce lieu de passage hautement stratégique, comme le montre l’actualité mais également un certain nombre d’épisodes historiques.

En effet, avant la seconde moitié du XXème siècle, le détroit d’Ormuz s’avérait relativement peu connu. C’est l’exploitation en 1951 du plus grand gisement de pétrole au monde, à Ghawar, au large de l’Arabie saoudite, qui va propulser le détroit sur le devant de la scène, puisqu’il se présente d’emblée comme le point de passage le plus rentable pour les pétroliers. La guerre du Kippour, durant laquelle une coalition arabe affronte Israël, va provoquer en 1973 un premier choc pétrolier qui amènera l’opinion publique internationale à se rendre compte de sa dépendance au pétrole du Golfe et au caractère hautement stratégique que revêt le détroit d’Ormuz.

Cet aspect stratégique sera mis particulièrement en exergue lors de la guerre opposant l’Irak à la nouvelle République islamique d’Iran, de 1980 à 1988. Le régime de Saddam Hussein, cherchant à prendre à la gorge l’économie iranienne, hautement dépendante de ses exportations en hydrocarbures, engage à partir de 1984 ce qui sera appelé par l’historien israélien Efraïm Karsh (2002) la « Guerre des pétroliers » (3) : l’aviation irakienne reçoit pour ordre de cibler les pétroliers iraniens circulant dans le Golfe, ce à quoi l’Iran répond de la même manière. Au final, près de 500 bâtiments seront endommagés ou envoyés par le fond en quatre ans d’affrontements dans les eaux du Golfe.

Conscients de cet épisode, les puissances impliquées dans la crise souhaitent éviter à tout prix qu’un tel événement ne se reproduise, et cela d’autant plus que les Iraniens ont menacé à plusieurs reprises, ces derniers mois, de fermer le détroit (4) ; le Président américain Donald Trump a répondu en mai dernier que si le détroit venait à être fermé, « il ne le resterait pas longtemps », sous-entendant une action en forces Etats-Unis.

Le détroit focalise ainsi l’attention et les craintes de la communauté internationale en raison de son caractère géographique singulier, qui lui confère un caractère hautement stratégique ; ce caractère stratégique se double, en effet, de l’importance économique vitale de ce point de passage pour l’économie mondiale.

II. Un goulet d’étranglement vital pour l’économie mondiale

Le détroit d’Ormuz, situé au centre des rivalités géopolitiques régionales et mondiales, attise ainsi d’autant plus les inquiétudes que l’économie des grandes puissances et des pays en développement dépendent de sa stabilité. Cyrus Vance, ancien Secrétaire d’Etat américain déclarait ainsi en 2012 que le détroit était « la veine jugulaire de l’Occident ».

En effet, près d’un cinquième du pétrole produit dans le monde, soit 21 millions de barils par jour, passe par le détroit d’Ormuz (5) selon l’Energy Information Administration (EIA) américaine, totalisant ainsi près de 21% de la consommation mondiale de liquides pétroliers ; les eaux du golfe Persique sont ainsi les plus parcourues du monde en matière de fret d’hydrocarbures et plus particulièrement de pétrole. En comparaison, le détroit de Malacca, dans l’Océan indien, compte 16 millions de barils par jour ; 4,6 pour le Canal de Suez ; 3,8 pour le détroit de Bab el-Mandeb. Un tiers du total des hydrocarbures transportés par voie maritime à travers le monde l’était via le détroit d’Ormuz en 2018.

De fait, le détroit d’Ormuz est incontournable pour les puissances du Golfe, dont les exportations de pétrole représentent une part considérable des revenus : 90% dans le cas du Koweït par exemple ; 19% pour celui de Bahreïn. Dans le cas de l’Irak, les revenus tirés du pétrole couvrent près de 95% des dépenses de l’Etat (6).

Cinq des dix plus gros producteurs de pétrole au monde se trouvent d’ailleurs dans le Golfe. Ainsi, en mai 2019, l’Arabie saoudite exportait en moyenne 9,8 millions de barils par jour à travers le détroit, tandis que l’Irak plus de 3,4 millions, les Emirats arabes unis près de 2,7 millions, et le Koweït environ 2 millions. Le Qatar, plus grand producteur mondial de gaz naturel liquéfié, exporte la quasi-totalité de son gaz travers le détroit d’Ormuz (7).

Au-delà des exportateurs de pétrole, ce point de passage est devenu stratégique, ces dernières années, pour les grandes puissances asiatiques en particulier. En effet, la majeure partie du pétrole transitant par le détroit d’Ormuz en 2018 s’est avérée être à destination de la Chine (91% de ses importations de pétrole passent par le détroit), du Japon (62% de ses importations de pétrole), de la Corée du Sud et de l’Inde. Toujours selon l’EIA, près de 76% des volumes de pétrole brut ayant transité par le détroit d’Ormuz en 2018 étaient destinés aux marchés asiatiques.

Malgré la place croissante des puissances asiatiques dans les exportations d’hydrocarbures en provenance du Golfe, les pays occidentaux restent également très dépendants de la stabilité du détroit d’Ormuz. Ainsi, les Etats-Unis ont par exemple importé près de 1,4 millions de barils par jour en 2018, soit 1/15ème du transit total circulant à travers le détroit. Les Américains essayent toutefois de s’émanciper de ces exportations en accroissant leur production domestique : l’année dernière, leur production de pétrole a augmenté de 17% en conséquence.
La France est également directement concernée par de potentiels troubles dans le détroit d’Ormuz : depuis 2013, l’Arabie saoudite est son premier fournisseur de pétrole, représentant 18,6% des importations françaises en 2018. L’Irak pour sa part compte pour 4,9% des importations françaises. Les importations de pétrole en provenance du golfe Persique représentent donc presque un quart des besoins français.

Conclusion

Ainsi, le détroit d’Ormuz apparaît comme un véritable carcan géographique pour l’économie mondiale : cette dernière, dont la croissance repose sur des besoins énergétiques actuellement dépendants à 33% du pétrole, est tributaire de la stabilité d’un détroit où la navigation est malaisée, et où les capacités de nuisances potentielles sont très fortes. Les appels au calme et les réticences quasi-mondiales à une confrontation entre les Etats-Unis et l’Iran s’expliquent ainsi par les dégâts économiques majeurs que pourraient représenter une forte instabilité sécuritaire dans le détroit. Conscients de cette dépendance au détroit et aux tensions potentielles avec l’Iran, les puissances pétrolières du Golfe ont entamé depuis la guerre entre l’Iran et l’Irak une réflexion sur les possibilités de contournement du détroit d’Ormuz. Si certains des projets issus de cette réflexion ont commencé à voir le jour ces dernières années, notamment avec la construction de pipelines reliant directement le golfe Persique au golfe d’Oman ou à la mer Rouge, l’accroissement des tensions avec l’Iran aura certainement un effet accélérateur quant au développement de ces projets.

Notes :
(1) Cf. « Crise dans le golfe Persique : le face-à-face irano-américain », Les Clés du Moyen-Orient, 24/06/2019
https://www.lesclesdumoyenorient.com/Crise-dans-le-golfe-Persique-le-face-a-face-irano-americain.html
(2) Si le canal de Suez, par lequel transitaient 4,6 millions de barils de pétrole par jour en 2018, fait l’objet d’une sécurisation toute particulière de la part des forces armées égyptiennes, la proximité immédiate de l’Etat islamique dans le Sinaï et l’instabilité socio-politique latente en Egypte entretiennent une certaine pression sécuritaire sur ce canal hautement stratégique lui aussi. Le détroit de Bab el-Mandeb, porte d’entrée de la mer Rouge, laissait transiter quant à lui 3,8 millions de barils par jour en 2018 ; il subit également une forte pression sécuritaire en provenance de la Somalie voisine, où un quasi-état de guerre civile règne depuis 1991, date de renversement du chef d’Etat somalien Mohamed Siad Barre par des groupes d’oppositions armés. Les pirates maritimes fortement présents dans le Golfe d’Aden, en face du détroit, y ont, en outre, leurs bases arrière. La présence de flottes militaires en nombre dans la zone (à l’instar de l’opération anti-piraterie « Atalante » de l’Union européenne) a toutefois sécurisé, globalement, le détroit.
(3) Cf. KARSH Efraim (25 April 2002). The Iran–Iraq War : 1980–1988. Osprey Publishing. pp. 1–8, 12–16, 19–82.
(4) Comme, par exemple, le général Ali Reza Tangsiri, chef des forces navales des Gardiens de la révolution (IRGCN), qui a affirmé le 23 avril 2019 que l’Iran fermerait le détroit si jamais les Etats-Unis accroissaient leurs sanctions à l’encontre de Téhéran.
(5) Chiffres en date de 2018.
(6) Selon des chiffres publiés en 2018 par l’OPEC (Organization of the Pétroleum Exporting Countries).
(7) Le Qatar était responsable de 24,5% des exportations mondiales de gaz naturel liquéfié en 2018. Ses exportations ont représenté près de 47% de son PIB et 85% de ses exportations totales. Au total, 81% des recettes de l’Etat qatari sont issues des exportations de gaz naturel liquéfié.

Lire également :
Contourner le détroit d’Ormuz : entre projets peu fructueux et plans trop ambitieux

Lire sur Les clés du Moyen-Orient :
 Crise dans le golfe Persique : le face-à-face irano-américain
 Détroit d’Ormuz, un passage stratégique
 Les enjeux du pétrole au Moyen-Orient par les cartes
 Le jeu des alliances irano-américaines au Moyen-Orient : des pactes et des actes
 Compte rendu de la conférence « Indépendance énergétique et désengagement du Moyen-Orient, deux ambitions américaines à l’épreuve de la chute des prix du pétrole » tenue le 12 mai 2015 à l’IRIS

Bibliographie :
 RATNER, Michael. Iran’s Threats, the Strait of Hormuz, and Oil Markets : In Brief. 2018.
 MOHSIN, M., ZHOU, Peng, IQBAL, N., et al. Assessing oil supply security of South Asia. Energy, 2018, vol. 155, p. 438-447.
 ROUHI, Mahsa. US–Iran Tensions and the Oil Factor. Survival, 2018, vol. 60, no 5, p. 33-40.
 BECCUE, Phillip C., HUNTINGTON, Hillard G., LEIBY, Paul N., et al. An updated assessment of oil market disruption risks. Energy policy, 2018, vol. 115, p. 456-469.
 GLASER, Charles Louis et KELANIC, Rosemary A. (ed.). Crude strategy : rethinking the US military commitment to defend Persian Gulf oil. Georgetown University Press, 2016.
 GLASER, Charles L. et KELANIC, Rosemary A. Getting out of the Gulf : oil and US military strategy. Foreign Aff., 2017, vol. 96, p. 122.
 KUBURSI, Atif. Oil, Industrialization & Development in the Arab Gulf States (RLE Economy of Middle East). Routledge, 2015.
 ONOH, John Okey, NWACHUKWU, Timothy, et MBANASOR, C. A. Economic growth in OPEC member states : Oil export earnings versus non-oil export earnings. Journal of Developing Country Studies, ISSN, 2018, p. 2225-0565.
 DREGER, Christian et RAHMANI, Teymur. The impact of oil revenues on the I ranian economy and the Gulf states. OPEC Energy Review, 2016, vol. 40, no 1, p. 36-49.

Sitographie :
 Iran tanker seizure : What is the Strait of Hormuz ?, BBC News, 29/07/2019
https://www.bbc.com/news/world-middle-east-49070882
 Rappels sur le transit de pétrole par le détroit d’Ormuz, Connaissance des Energies, 25/06/2019
https://www.connaissancedesenergies.org/le-point-sur-le-transit-de-petrole-par-le-detroit-dormuz-190625
 D’où vient le pétrole brut importé en France ?, Connaissance des Energies, 25/04/2018
https://www.connaissancedesenergies.org/d-ou-vient-le-petrole-brut-importe-en-france-120209
 The Strait of Hormuz is the world’s most important oil transit chokepoint, U.S. Energy Information Administration, 20/06/2019
https://www.eia.gov/todayinenergy/detail.php?id=39932
 Strait of Hormuz : the world’s most important oil artery, Reuters, 05/06/2018
https://www.reuters.com/article/us-iran-oil-factbox/strait-of-hormuz-the-worlds-most-important-oil-artery-idUSKBN1JV24O
 Iran, the Strait of Hormuz, and the Ever-Complex Geopolitics of Oil, Council on Foreign Relations, 03/07/2019
https://www.cfr.org/blog/iran-strait-hormuz-and-ever-complex-geopolitics-oil

Publié le 31/07/2019


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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