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Les Taliban dans l’impasse du pouvoir

Par Gabriel Romanche
Publié le 08/04/2022 • modifié le 08/04/2022 • Durée de lecture : 8 minutes

Girls leave their school following order of closure just hours after reopening in Kabul on March 23, 2022. The Taliban ordered girls’ secondary schools in Afghanistan to shut on March 23 just hours after they reopened, an official confirmed, sparking confusion and heartbreak over the policy reversal by the hardline Islamist group.

Ahmad SAHEL ARMAN / AFP

Sur le plan économique, les sanctions imposées contre le nouveau régime et le gel ou la confiscation de ses réserves financières conservées à l’étranger privent le nouveau régime de toute capacité d’action en profondeur sur la crise humanitaire et économique. Les appels réguliers à l’aide internationale pour subvenir aux besoins élémentaires de la population en nourriture et en services publics se heurtent régulièrement à une fin de non-recevoir émise par les bailleurs sur des fondements moraux et politiques. Les fonds mobilisés malgré tout, notamment par les Nations unies et la Banque mondiale, sont bien faibles face à l’ampleur de la crise humanitaire du pays et ne sont en aucune façon une solution de long terme pour le redressement de la situation.

L’absence de reconnaissance diplomatique, y compris par des États pourtant proches de l’Émirat ne permet pas aux Taliban de s’affirmer sur la scène internationale. Bien au contraire, ils sont confrontés à une approche systématiquement transactionnelle et peinent à capitaliser politiquement sur les négociations qu’ils mènent de front avec leurs différents interlocuteurs étrangers [1]. La notion de « donnant donnant » qui conditionne chaque concession à leur égard à des garanties apportées sur les évacuations de certains Afghans ou le respect des droits humains les maintient dans leur statut de groupe armé illégitime occupant une position de pouvoir obtenue par la force. En l’absence de tout dialogue diplomatique posant comme postulat initial une reconnaissance de l’Émirat comme un État ou un interlocuteur légitime, les solutions amenées ne peuvent être que temporaires et très ponctuelles. Cette approche transactionnelle est d’autant plus délicate pour les Taliban que leur marge de manœuvre en la matière est fortement limitée par leurs propres incohérences et tensions internes. Ainsi le sommet international mené par le Royaume-Uni, l’Allemagne, le Qatar et les Nations unies le 31 mars 2022 dans le but de lever 4,4 milliards de dollars à destination de la population afghane s’est tenu sans représentant de l’Émirat islamique [2].

Plus généralement, et comme attendu dans cette phase de transition [3], c’est sur le plan structurel que les Taliban font face à d’importantes difficultés. La transformation rapide de leurs forces combattantes insurrectionnelles en une institution militaire et des forces de sécurité intérieure efficaces se heurte au flou juridique et politique de la direction du mouvement, et à une très forte décentralisation rendant le contrôle effectif des unités locales complexe et approximatif. Si la lutte contre l’État islamique en Afghanistan (ISKP) semble avoir tout d’abord porté ses fruits dans les zones d’implantation rurale du groupe (Nangarhar et Kunar principalement), l’organisation se maintient dans les centres urbains et mène de régulières attaques contre les minorités. À ce jour, la résistance afghane est quant à elle trop peu structurée et efficace pour représenter un risque réel pour le pouvoir, mais pourrait profiter de toutes les fragilités manifestes de l’Émirat pour gagner en capacités politiques et militaires. La multiplicité des crises auxquelles doit faire face l’administration de l’Émirat rend sa consolidation particulièrement instable à ce jour.

Projet politique incertain à tous niveaux

L’ensemble de la construction étatique de l’Émirat islamique est aujourd’hui confronté à un réel manque de clarté dans le projet politique porté par le leadership du mouvement. L’émir, Haibatullah Akhunzada est resté relativement discret et avare de parole publique depuis la victoire du mouvement l’été dernier. Au sein même des sphères dirigeantes du mouvement, on distingue les dissensions anciennes entre pachtouns du Sud (kandaharis) et de l’Est (menés par le clan Haqqani), mais aussi entre administrateurs ouverts à un certain niveau de compromis et ultra-conservateurs attachés à l’intransigeance normative fondée sur un modèle islamiste. La structure même du nouvel État reste floue et l’absence de cadre juridique formalisé entretient cette incertitude par des références systématiques mais générales à la religion musulmane et à la sharia, sans qu’il soit possible d’en tirer des éléments de réponse clairs quant aux exigences réelles du mouvement à l’égard des différentes parts de la population.

Comme le relève Ashley Jackson dans sa récente contribution pour Afghanistan Analysts Network [4] (AAN) au sujet de la décision d’exclure les filles afghanes de l’enseignement secondaire, le processus de décision interne au mouvement des Taliban a toujours été relativement obscur. Il est toutefois ancré dans les pratiques afghanes et repose en grande part sur la notion de consensus. En cas de difficulté à établir ce consensus, c’est l’émir qui est l’ultime décideur et qui assume la décision. Les difficiles équilibres des pouvoirs qui résultent de cette structure décisionnelle sont la cause directe de l’opacité et du caractère imprévisible des décisions prises depuis le mois d’août 2021 au plus haut niveau de l’Émirat. Les divergences internes au sein de la Rahbari Shura rendent chaque prise de position de l’émir capitale pour l’équilibre d’un mouvement qui cherche avant toute chose à garantir son unité apparente. De ce fait, les déclarations volontairement floues voire parfois contradictoires se multiplient depuis septembre 2021 au sein de l’appareil administratif de l’Émirat. Les sujets les plus sensibles politiquement dans le pays et aux yeux des puissances étrangères sont les plus susceptibles de subir ce type d’errance doctrinale.

La question de l’éducation secondaire des jeunes filles est particulièrement mise en lumière depuis plusieurs mois car elle incarne les évolutions fondamentales qui ont marqué la société afghane au cours des vingt dernières années, et que les Taliban ne peuvent totalement ignorer. On a vu au sein même du mouvement la position de certains évoluer sur le sujet, et les déclarations de l’administration de l’Émirat étaient, jusqu’au jour même de la rentrée annuelle du 23 mars 2022, plutôt rassurantes quant à la réouverture des classes féminines. Les témoignages recueillis par AAN à ce propos [5] illustrent la surprise de l’ensemble du corps professoral et des élèves elles-mêmes de se voir refuser l’accès à leurs établissements au matin de la rentrée. Cette décision inattendue et contradictoire avec des annonces précédentes fragilise le positionnement de l’Émirat sur d’autres questions fondamentales comme celles de la liberté des médias, des conditions de vie des communautés minoritaires, ou encore du sort réservé aux anciens agents de la République islamique d’Afghanistan. L’incertitude créée par une décision aussi peu préparée et aussi contradictoire, tant avec les attentes de la population qu’avec les annonces préalables du mouvement, fragilise la crédibilité de l’ensemble de l’administration de l’Émirat.

Relance difficile des services publics

La transition d’unités combattantes sur un mode insurrectionnel en forces armées et de sécurité intérieure pose de réels problèmes de doctrine et de commandement, mais entraine également de nouvelles incohérences qui fragilisent, elles aussi, le discours d’unité du mouvement. Ainsi le chef d’état-major du ministère de la défense de l’Émirat, Qari Fasihuddin Fitrat a annoncé courant janvier qu’il disposait d’une force militaire de 80 000 hommes (sensiblement comparable en volume à la Force opérationnelle terrestre de l’armée de Terre française), et prévoyait de porter ses effectifs à environ 150 000 hommes [6]. Il ajoutait immédiatement après qu’il entendait pour ce faire recruter toute personne volontaire pour rejoindre les forces armées de l’Émirat, y compris des professionnels issus de l’ancienne Armée Nationale Afghane. L’amnistie générale prononcée à leur endroit est toutefois mise à mal par les fréquents signalements d’arrestations et d’assassinats d’anciens militaires afghans [7]. Malgré un matériel pléthorique capturé durant leur offensive victorieuse de l’été, cette nouvelle grande armée afghane manque cruellement d’objectifs stratégiques clairement définis et de missions structurelles. La lutte contre l’ISKP et la résistance résiduelle ne semble pas devoir mobiliser de tels effectifs et les incidents réguliers aux frontières pakistanaises et iraniennes ne doivent pas être compris comme une volonté d’expansion de l’Émirat. A ce jour, il semble de même que les Taliban n’aient pas cherché à infiltrer les frontières des États d’Asie centrale qui craignaient des incidents à leurs frontières après la chute du pays. L’absence d’objectifs majeurs, même symboliques, et les difficultés financières rencontrées par l’appareil administratif des Taliban risquent de compromettre tant la solidité que la loyauté de recrues jusque-là engagées dans une lutte d’un tout autre ordre, sur un mode presque exclusivement idéologique.

En ce qui concerne les forces de sécurité intérieure, elles souffrent de l’absence de corpus législatif uniformisé et des difficultés rencontrées par les institutions judiciaires pour reprendre leur fonctionnement courant. Les nominations de juges et de responsables administratifs dans les tribunaux provinciaux sont ralenties et reposent le plus souvent sur une formalisation de la hiérarchie parallèle ou « administration fantôme » préexistante. En conséquence, le niveau de formation et de qualification des juges et leur interprétation propre de principes religieux parfois peu explicites rendent la nouvelle justice peu lisible et souvent difficile à anticiper. Pour autant, ces nouveaux tribunaux jouissent de la même réputation d’efficacité, bien supérieure aux cours de justice de l’ancien régime. Les appels à la retenue quant à l’application des peines corporelles (hudud) par la direction du mouvement ne sont toutefois pas entendus de façon équivalente dans tout le pays, et des supplices ont été rapportés dans plusieurs provinces du pays, souvent à l’initiative de commandants locaux. De même, de nombreux incidents liés à l’usage de la force armée par des combattants talibans en dehors de tout danger immédiat et contre des civils grèvent la crédibilité et le capital de confiance envers les forces talibanes que le mouvement souhaite développer.

Le difficile maintien de la discipline dans les rangs des Taliban s’ajoute au flou juridique né en partie de leurs divisions internes et met directement en péril leur capacité à susciter l’adhésion de la population afghane. Pour autant, force est de constater que dans une très large part du pays, le niveau de violence a sensiblement diminué du fait de la fin du conflit [8], permettant aux forces de sécurité de mener des opérations plus directes contre des réseaux de banditisme et d’enlèvements. Les gains sécuritaires pour une partie de la population afghane ne sont pas à négliger et contribuent directement à nourrir les éléments de langage de la communication de l’Émirat.

Conclusion

Confrontés à une crise humanitaire sans équivalent alors même qu’ils font face aux défis inhérents à toute transition politique issue d’un conflit armé, les Taliban peinent aujourd’hui à asseoir leur légitimité à la tête de l’Afghanistan et à rassurer quant à leur capacité à gouverner. L’effondrement prévisible de l’économie afghane une fois privée d’une large part de l’aide financière internationale qui la soutenait depuis plus de vingt ans et les mesures de rétorsion prises à leur encontre par les puissances internationales qui tiennent en otage les fonds nécessaires à la relance et à la reconstruction de l’État afghan minent toute tentative d’adaptation de l’Émirat et aggravent sensiblement leurs propres dissensions. La quête primordiale de reconnaissance diplomatique et les fondements révolutionnaires et fondamentalistes du mouvement entrent en collision et rendent le projet politique des Taliban singulièrement difficile à anticiper. Les annonces controversées et manifestement improvisées sur des points d’attention fondamentaux de l’opinion publique nationale et internationale renforcent ce manque de confiance dans la capacité des Taliban à proposer des solutions administratives et politiques viables sur le long terme pour le pays. Les difficultés à assurer la discipline dans leurs propres rangs fournissent en continu à leurs opposants de précieux éléments de communication.

Publié le 08/04/2022


Gabriel Romanche est diplômé du master de Relations internationales et action à l’étranger (MRIAE) de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne. Il traite régulièrement de la géopolitique de la zone afghano-pakistanaise et des questions de terrorisme et de radicalisation.


 


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