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« En Syrie, tout le monde utilise l’eau comme arme de guerre », titrait le 2 avril 2017 l’hebdomadaire britannique The Arab Weekly (1). De fait, il est notoire que l’or bleu peut s’avérer en certaines occasions un redoutable levier stratégique, notamment dans le cadre de conflits se produisant dans des théâtres particulièrement dépourvus d’eau comme le Moyen-Orient.
La Syrie n’échappe pas à ce constat : l’eau y est très clairement utilisée comme une arme de guerre. Daech, qui menaçait en mars 2017 de libérer « une arme biblique contre les infidèles » en détruisant le barrage de Tabqa et en inondant ainsi la plaine de Raqqa (2), est à cet égard un exemple éloquent.
Toutefois, dans le cas syrien, la ressource hydrique pourrait ne pas être seulement une arme du conflit en cours, mais l’un de ces facteurs d’éruption. En effet, la guerre civile ayant cours en Syrie depuis le 15 mars 2011 est le résultat d’un système complexe de facteurs interconnectés, incluant les tensions religieuses et sociopolitiques, l’érosion de l’économie syrienne et la vague contestataire du « Printemps arabe » à travers le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, mais les conditions climatiques et la question hydrique sont tout aussi pertinentes en raison du rôle qu’elles ont joué dans la détérioration des conditions de vie et de l’économie en Syrie.
Cet article va donc s’attacher à présenter l’état du stress hydrique auquel la Syrie est confrontée (première partie), ainsi que ses conséquences sur l’économie et la société syriennes et, partant, sur le déclenchement de la guerre civile (deuxième partie).
Historiquement, de par sa situation hydrique, le Moyen-Orient est riche d’une longue tradition de conflits liés à l’eau ; un grand nombre de mythes et légendes en ont d’ailleurs été tirés (3). La Syrie, riche de la moyenne vallée de l’Euphrate qui parcourt le pays sur 675 kilomètres mais aussi de l’Oronte, du Khabour ou encore du Yarmouk, n’échappe pas à cette règle. Le conflit hydrique le plus ancien actuellement connu dans la région est celui ayant opposé, il y a 4 500 ans, deux royaumes de la Mésopotamie antique : un différend autour de l’exploitation d’un canal d’irrigation aurait conduit Urlama, roi de la cité de Lagash, à interrompre le flux du canal afin de priver d’eau la ville de Girsu, propriété du roi Umma ; la bataille qui s’en suivi laissa, selon les tablettes d’argile de l’époque, près de 600 morts sur les rives de l’Euphrate.
Sargon II, roi Assyrien de 720 à 705 avant Jésus-Christ, aurait quant à lui détruit un système sophistiqué d’irrigation élaboré par les Chaldéens durant une campagne militaire. Peu de temps après, Sennacherib d’Assyrie aurait intentionnellement détourné des canaux d’irrigation alimentés par l’Euphrate afin d’inonder la région de Babylone en 690 avant J-C environ. En 612 avant J-C, une coalition de forces égyptiennes, perses et babyloniennes aurait attaqué et ravagé la ville de Nineveh, capitale d’Assyrie, en détournant le fleuve Khosr et en produisant, ainsi, des inondations destructrices.
L’historien antique Bérose décrit quant à lui les efforts déployés par Nabuchodonosor (605-562 avant J-C) en vue d’assurer la défense de la ville de Babylone, qu’il aurait protégée en faisant creuser des canaux afin d’empêcher une diversion de l’Euphrate. Hérodote relate comment, quelques décennies plus tard, Cyrus le Grand finira par envahir avec succès la ville de Babylone en 539 avant J-C en détournant l’Euphrate dans le désert surplombant la ville et en faisant, ensuite, marcher ses troupes à couvert dans le lit de la rivière artificiellement créée (4).
Le rôle de l’eau au cours d’un conflit, ou dans son déclenchement, a pris différentes formes au cours de l’histoire, antique comme contemporaine : il peut s’agir d’un différend autour de l’accès à l’eau ou du contrôle des systèmes hydrauliques (canaux, barrages…), le ciblage délibéré d’installations et de systèmes hydrauliques durant des conflits conventionnels ou des actions terroristes, et l’utilisation de l’eau comme une arme. A cet égard, au cours des dernières années, les chercheurs ont constaté un accroissement substantiel du rôle joué par la question hydrique dans le développement des conflits.
Des tensions politiques liées à la question hydrique sont observables en Syrie depuis le début des années 1990 environ. En effet, la pression hydrique s’accroît en Syrie, où l’eau s’avère déjà une ressource naturellement rare, comme dans tout le Moyen-Orient de manière générale : le territoire syrien reçoit, en moyenne, moins de 250 mm de pluie chaque année et est ainsi considéré par plusieurs chercheurs comme étant en situation de stress hydrique intense. L’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) estime que le total d’eau de surface et souterraine disponible en Syrie est d’environ 16,8 km cubes par année, dont 60% proviendrait des pays avoisinants (à l’instar du Tigre et de l’Euphrate qui se trouvent en amont, en Turquie). De fait, tous les fleuves d’importance du pays (le Tigre, l’Euphrate, l’Oronte et le Yarmouk) sont partagés avec les pays adjacents à la Syrie.
Depuis les années 1990, de fortes tensions émaillent ainsi, par exemple, les relations syro-jordaniennes autour de la construction et de la mise en fonction des barrages syriens sur le Yarmouk. La Turquie et la Syrie ont, eux aussi, des différends de longue date sur l’exploitation de l’Euphrate ; ces tensions ont augmenté ces dernières années au fur et à mesure de l’avancée du Projet du Sud-Est anatolien, qui a conduit le débit du Tigre et de l’Euphrate à diminuer sensiblement côté syrien : entre 1960 et 2009, au niveau de Jarabulus (« porte d’entrée » de l’Euphrate en Syrie), le débit du fleuve a diminué de 50% par exemple. Cette diminution du débit des deux plus grands fleuves de la région se produit concomitamment à une baisse des précipitations dans la région (5).
Les dynamiques démographiques jouent également un rôle substantiel dans l’accroissement de la vulnérabilité hydrique de la Syrie : la croissance de la population syrienne s’est en effet avérée particulièrement véloce ces dernières décennies, passant de 3 millions en 1950 à 22 millions en 2012, diminuant ainsi d’autant la part d’eau disponible par habitant : de 5 500 mètres cubes par personne par année en 1950, cette quantité est passé à 760 en 2012 - un niveau caractérisé par les chercheurs comme en-deçà du seuil de l’autosuffisance (6).
En plus de disposer de relativement moins d’eau disponible par rapport à la demande, la Syrie, tout comme la région dans son ensemble, connaît des variations hydrologiques naturelles particulièrement importantes. De 1900 à 2005, la Syrie a ainsi connu six sécheresses particulièrement sévères, durant lesquelles le niveau annuel moyen de précipitations hivernales - les plus importantes pour la région - en est venu à décroître de deux tiers par rapport à la normale. Cinq de ces sécheresses ont duré seulement une saison ; la sixième en durera deux. De 2006 à 2011 toutefois, les sécheresses s’aggravent : la Syrie connaît alors une période de sécheresse pluriannuelle trans-saisonnière extrême qui a contribué à la décrépitude du secteur agricole syrien (près de 75% des exploitations sont devenus stériles (7)), à l’effondrement de l’économie syrienne et à l’exode rural de dizaines de milliers de personnes (8). De 2007 à 2010 par exemple, près de 200 villages seront abandonnés par leurs habitants dans la province d’Alep (9). Cette période de sécheresse s’est maintenue dans le temps et a été décrite comme la « pire sécheresse de longue durée et le plus sévère effondrement agricole depuis l’émergence des civilisations agricoles au sein du Croissant fertile. Alors que l’agriculture représentait un quart du PIB syrien en 2003, il n’en représentera plus que 17% en 2008 » (10).
Lire la partie 2
Notes :
(1) https://thearabweekly.com/syria-everyone-uses-water-weapon-war
(2) https://www.thedailybeast.com/isis-could-kill-thousands-with-biblical-weapon
(3) A cet égard, lire le passionnant article de Haleh Hatami et Peer Gleick : Haleh Hatami & Peter H. Gleick (1994) Conflicts over Water in the Myths, Legends, and Ancient History of the Middle East, Environment : Science and Policy for Sustainable Development, 36:3, 10-11, DOI : 10.1080/00139157.1994.9929156
(4) Certaines universités ou instituts s’en sont même faits une spécialité, à l’instar du Pacific Institute à Okland (Californie), aux Etats-Unis, qui fournit une chronologie accessible en libre accès de l’intégralité des conflits connus liés à la question hydrique depuis 4 500 ans et qui est consultable ici : http://www.worldwater.org/conflict.html
(5) https://royalsocietypublishing.org/doi/full/10.1098/rsta.2010.0199
(6) Weinthal, E., Zawahri, N., & Sowers, J. (2015). Securitizing water, climate, and migration in Israel, Jordan, and Syria. International Environmental Agreements : Politics, Law and Economics, 15(3), 293-307.
(7) https://www.thestar.com/news/world/2013/03/16/a_rural_exodus_as_drought_takes_hold_of_syria.html
(8) https://www.bbc.co.uk/news/world-middle-east-11114261
(9) Ibid.
(10) Selon des chiffres de la FAO : http://www.fao.org/countryprofiles/index/en/?iso3=SYR
Emile Bouvier
Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.
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