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La Jordanie, un pays à la vulnérabilité hydrique exponentielle (2/2). La coopération régionale pour résoudre le dilemme du déséquilibre hydrique jordanien : solution d’avenir ou solution de la dernière chance ?

Par Emile Bouvier
Publié le 04/06/2020 • modifié le 04/06/2020 • Durée de lecture : 10 minutes

Lire la partie 1

1. Des ressources hydriques qui ne suffisent plus à couvrir les besoins

La situation actuelle de l’approvisionnement et de la demande en eau en Jordanie est à l’origine de préoccupations croissantes des autorités du pays en matière d’équilibre hydrique, autant qu’en matière de détérioration de la qualité de l’eau : en 2015, il était estimé que 70% des sources d’eau étaient biologiquement contaminées, à des degrés divers [1].

En 2000, les sources d’approvisionnement en eau du pays consistaient essentiellement en des bassins d’eau de surface d’une capacité totale de 373 millions de mètres cubes par an et d’eaux souterraines d’une capacité de 414 millions de mètres cubes par an. Les eaux souterraines et de surface combinées fournissaient donc environ 787 millions de mètres cubes par an. Toutefois, en 2000, la demande excédait déjà les 1 077 millions de mètres cubes, puis les 1 436 millions en 2010 et, selon les estimations, 1 647 millions de mètres cubes en 2020. En considérant que les ressources en eau de la Jordanie sont estimées à 1 152 millions de mètres cubes en 2020, la Jordanie présentera, cette année, un déficit en eau de 495 millions de mètres cubes, soit près de la moitié de l’équivalent de ses ressources annuelles [2].

La rareté et la vulnérabilité de l’or bleu en Jordanie font de la gestion de cette ressource un art particulièrement complexe d’un point de vue politique, technique, socioéconomique et environnemental ; d’autant que les chercheurs pointent du doigt l’aggravation exponentielle du problème. En effet, selon les estimations, la demande en eau devrait augmenter de près de 40% d’ici à 2040 (avec 2 236 millions de mètres cubes au total), tandis que les ressources ne devraient, elles, croître que de 34% (1549 millions de mètres cubes). De 495 millions de mètres cubes d’eau de déficit en 2020, la Jordanie devrait ainsi passer à plus de 687 millions en 2040 [3].

Les sources primaires d’approvisionnement en eau de la Jordanie consistent en aquifères (sources d’eau souterraine) et en bassins (eaux de surface) qui sont essentiellement réapprovisionnés par les précipitations chaque année. Toutefois, comme vu précédemment le renouvellement des eaux pâtit de l’évapotranspiration, qui grève les précipitations de 93,9% de leur volume d’eau chaque année, ne laissant ainsi aux eaux souterraines et de surface qu’une petite quantité d’eau pour se renouveler.

Les sources d’eau présentes dans les zones désertiques jordaniennes constituent une part significative des ressources hydriques du royaume hachémite. Ces dernières sont toutefois dispersées à travers une vaste aire territoriale. Si une exploitation appropriée de ces réserves d’eau parvenait à être mise en œuvre, la Jordanie pourrait s’octroyer de substantiels montants de réserves en eau.

En effet, de nombreuses recherches et études liées à la collecte de l’eau en Jordanie conduites ces dernières ont montré qu’il existait de nombreuses possibilités d’accroissement des réserves en cas d’exploitation des ressources hydriques considérées pour le moment difficiles d’accès. Par exemple, une analyse géo-hydrologique du désert du wadi Disi-Saq, à 40 kilomètres au sud-est d’Amman, a révélé en 2018 l’existence de nappes phréatiques fossiles ayant accumulé de l’eau depuis 10 000-30 000 ans. Si le volume exacte de l’eau qui s’y trouve n’est pas connu, il s’élèverait à plusieurs milliards de mètres cubes d’eau. Plusieurs puits devraient ainsi y être forés dans les années à venir, et pousseront Amman à recourir à des technologies de pointe, ces nappes phréatiques se trouvant à plus d’un kilomètre de profondeur [4].

Un autre exemple éloquent, car éprouvé, est celui du « Disi Water Conveyance Project » (DWCP) : débuté en 2009 et achevé en juillet 2013, cette station de pompage extrait de l’eau de la nappe phréatique du wadi Disi, au sud de la Jordanie et au nord-ouest de l’Arabie saoudite. Il achemine aujourd’hui près de 100 millions de mètres cubes d’eau par an en direction de la capitale Amman [5].

2. La désalinisation de l’eau, une option peu attractive

La désalinisation de l’eau afin de la rendre potable est une technologie jusqu’ici très peu utilisée en Jordanie, en tous cas à grande échelle : de petites installations existent à un niveau individuel, ou épisodiquement dans des usines de conditionnement des bouteilles en plastique. Certaines usines sont dotées de stations de désalinisation assez importantes qui, en tout, sont en mesure de rendre potables près de 9000 mètres cubes d’eau par jour.

Il existe actuellement deux sources d’eau majeures en Jordanie présentant un intérêt à être désalinisées : les eaux saumâtres [6] s’écoulant à travers le pays, difficiles à exploiter efficacement en raison de leur dispersion, mais surtout l’eau de mer du Golfe d’Aqaba. Concernant les eaux intérieures, les eaux s’écoulant de la ville de Dayr Allah (à la frontière des gouvernorats de Belqa et Jerash) jusqu’à la mer Morte pourraient représenter une addition d’environ 60 millions de mètres cubes d’eau par an aux ressources hydriques jordaniennes. Les eaux salines de part et d’autre du fleuve Jourdain pourraient quant à elle représenter, tout au plus, 10 millions de mètres cubes d’eau par an [7].

Les eaux situées dans les vastes régions désertiques de la Jordanie sont difficilement estimables mais représenteraient « plusieurs centaines » [8] de millions de mètres cubes d’eau. Toutefois, comme évoqué précédemment, ces sources d’eau situées en zone désertique se montrent particulièrement difficiles à exploiter pour plusieurs raisons : la topographie naturellement (nature désertique et parfois rocailleuse du terrain, forte profondeur des nappes, mais aussi grandes distances entre les différentes sources) et la grande variété de procédés à mettre en œuvre afin de rendre potable l’eau de ces sources. En effet, leur grande dispersion dans les espaces désertiques jordaniens implique qu’elles ne sont pas polluées de la même manière et devront donc être traitées différemment : une étude de reconnaissance [9] avait ainsi relevé la présence, inégalement répartie, de manganèse, de sulfates ou encore de fer, ainsi que des gaz comme l’hydrogène sulfuré.

Le Golfe d’Aqaba pourrait fournir, quant à lui, une quantité d’eau pratiquement illimitée et serait en mesure de couvrir les besoins du district d’Aqaba en matière de tourisme et d’industrie, et d’approvisionner une partie du reste du pays. Toutefois, aucun projet n’a, pour le moment, réellement vu le jour en raison des contraintes qu’induirait l’exploitation de l’eau qui y serait désalinisée : avant de parvenir à Amman, l’eau devrait en effet être transportée sur près de 350 kilomètres et être pompée dans des conditions particulièrement difficiles. Les eaux saumâtres de la vallée du Jourdain se montrent quant à elles plus intéressantes en raison de leur proximité avec les plus fortes zones de densité urbaine en Jordanie, mais pourvoiraient moins le royaume hachémite en eau comparé au Golfe d’Aqaba, en raison des quantités d’eau bien moindres du fleuve par rapport à la mer Rouge.

Les canaux fournissent également une solution intéressante. A cet égard, le royaume hachémite a fini de construire en 1987 le canal « Roi Abdullah », long de 110 kilomètres. Courant le long de la vallée du Jourdain, il s’approvisionne en eau depuis le fleuve Yarmouk et les puits d’Al-Mukhaibeh, dans la vallée du Yarmouk. Dans une moindre mesure, le wadi el-Arab et le fleuve Zarqa alimentent également le canal, qui dessert en eau toute la région du grand Amman à hauteur de 90 millions de mètres cubes d’eau par an [10].

Cet ouvrage hydraulique apparaît toutefois mineur comparé au projet pharaonique de « Canal de la mer Rouge », appelé occasionnellement « Canal de la paix », en gestation depuis 1975. Ce projet, dont les modalités actuelles remontent à 2005 [11], ambitionne de relier le Golfe d’Aqaba, et donc la mer Rouge, à la mer Morte afin de réapprovisionner cette dernière, dont le niveau a chuté ces dernières années au point de faire craindre sa disparition. Long de 180 kilomètres et d’une valeur de 10 milliards de dollars, le Red Sea-Dead Sea Conveyance (RSDSC) devrait être en mesure d’alimenter la mer Morte à hauteur de 2 000 millions de mètres cubes d’eau par an : sur ces 2 000 millions, 1 200 se jetteraient directement dans la mer Morte, tandis que les 800 autres passeraient d’abord par des usines de désalinisation construites pour l’occasion et qui fonctionneraient grâce à l’énergie produite par plusieurs centrales hydroélectriques intégrées au canal [12].

Ce projet, fortement soutenu par la Banque mondiale et la communauté internationale, permettrait de développer fortement la région en créant des milliers d’emplois et en accroissant le niveau de vie des habitants ; il permettrait, surtout, d’encourager l’instauration d’une paix opportune dans la région.

En effet, le projet ne s’avère pas uniquement du ressort des autorités jordaniennes, mais serait partagé avec Israël et l’Autorité palestinienne, qui ont en commun la présence d’une portion de la mer Morte sur leur territoire. Après de nombreux aléas diplomatiques et sécuritaires, ainsi que l’opposition de plusieurs ONG de défense de l’environnement, qui soulignent les dégâts écologiques que pourrait occasionner un tel projet, celui-ci a malgré tout été entériné par les gouvernements jordaniens, palestiniens et israéliens en 2013 [13]. Le 29 janvier 2020, le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu a annoncé sa volonté de redynamiser la réalisation du projet et a confirmé l’engagement de son pays à verser un premier milliard de dollars si les autorités jordaniennes faisaient de même [14].

Un précédent projet de complexe hydraulique colossal avait été conçu dans les années 1950 : il s’agissait du « Projet hydraulique de vallée du Jourdain unifié », également appelé « Plan Johnston », du nom de l’ambassadeur américain en Jordanie, Eric Johnston, qui s’était employé de 1953 à 1955 à négocier et à promouvoir ce projet. Ce dernier consistait en un « Plan Marshall » pour le Proche-Orient et ambitionnait la construction de plusieurs barrages d’envergure (sur les rivières Hasbani, Dan et Banias et le fleuve Yarmouk notamment), plusieurs canaux le long de la vallée du Jourdain et autour de plusieurs wadis connectés au Jourdain. Les quatre pays impliqués devaient obtenir un gain d’eau disponible supplémentaire dont le montant avait été défini en fonction de leur participation au projet et de leurs besoins. Le Liban devait ainsi se voir alloué 35 millions de mètres cubes d’eau par an, la Syrie 132 millions, la Jordanie 720 millions et Israël 400 millions. Finalement, le projet sera victime de la situation géopolitique et des nombreux conflits israélo-arabes qui émailleront la seconde moitié du XXème siècle, et abandonné officieusement [15].

Ainsi, la principale raison du stress hydrique aigu frappant la Jordanie consiste, essentiellement, en la grande rareté de l’or bleu dans le pays, notamment en ce qui concerne les eaux de surface ; de plus, les récentes sécheresses ont davantage accru la crise hydrique dans laquelle le pays est plongé, d’autant que ces dernières devraient s’accroître de façon exponentielle dans les années à venir en raison du changement climatique. Le problème critique auquel fait face le royaume hachémite, aujourd’hui, reste néanmoins le déséquilibre croissant entre les ressources hydriques disponibles et la demande en eau, pour un pays en voie de développement tant économique que démographique. La question d’une coopération franche entre le royaume hachémite et ses voisins sur la question hydrique reste donc toute ouverte et, surtout, hautement souhaitable.

Lire sur Les clés du Moyen-Orient :
 Eau et conflits dans le bassin du Jourdain
 La question de l’eau dans les relations israélo-palestiniennes : un conflit insoluble ?
 L’eau au Moyen-Orient
 Le canal de la paix : une réponse à la crise hydrique en Jordanie ?
 Entretien avec le Dr Fadi Comair – L’hydrodiplomatie au Proche-Orient

Bibliographie :
 Merayyan, S. and Mrayyan, S. (2014) Jordan’s Water Resources : Increased Demand with Unreliable Supply. Computational Water, Energy, and Environmental Engineering, 3, 48-56
 STARR, Joyce R. Water wars. Foreign policy, 1991, no 82, p. 17-36.
 HADADIN, Nidal, QAQISH, Maher, AKAWWI, Emad, et al. Water shortage in Jordan—Sustainable solutions. Desalination, 2010, vol. 250, no 1, p. 197-202.
 JABER, Jamal O. et MOHSEN, Mousa S. Evaluation of non-conventional water resources supply in Jordan. Desalination, 2001, vol. 136, no 1-3, p. 83-92.
 HINIKER, Mike. Sustainable solutions to water conflicts in the Jordan Valley. Cambridge Review of International Affairs, 1999, vol. 12, no 2, p. 255-273.
 MOHSEN, Mousa S. et AL-JAYYOUSI, Odeh R. Brackish water desalination : an alternative for water supply enhancement in Jordan. Desalination, 1999, vol. 124, no 1, p. 163-174.
 SEXTON, Richard, et al. Perspectives on the Middle East water crisis : analysing water scarcity problems in Jordan and Israel. ODI IIMI Irrigation Management Network Paper, 1990, no 3f.
 AL-JAYYOUSI, Odeh Rashed. An analysis of future water policies in Jordan using decision support systems. International Journal of Water Resources Development, 1995, vol. 11, no 3, p. 315-330.
 GRAFTON, R. Quentin et HUSSEY, Karen (ed.). Water resources planning and management. Cambridge University Press, 2011.
 MOHSEN, Mousa S. Water strategies and potential of desalination in Jordan. Desalination, 2007, vol. 203, no 1-3, p. 27-46.
 WOLF, Aaron. Water for peace in the Jordan River watershed. Natural resources journal, 1993, vol. 33, no 3, p. 797-839.
 LIPCHIN, Clive, SANDLER, Deborah, et CUSHMAN, Emily (ed.). The Jordan River and Dead Sea Basin : Cooperation Amid Conflict. Springer Science & Business Media, 2009.
 SHANNANG, E. et AL-ADWAN, Yasser. Evaluating water balances in Jordan. Water balances in the Eastern Mediterranean, 2000, p. 85-94.
 BIGAS, Harriet. The global water crisis : Addressing an urgent security issue. United Nations University-Institute for Water, Environment and Health, 2012.
 ALQADI, Khaled A. et KUMAR, Lalit. Water policy in Jordan. International Journal of Water Resources Development, 2014, vol. 30, no 2, p. 322-334.
 CHELLANEY, Brahma. Water, peace, and war : Confronting the global water crisis. Rowman & Littlefield, 2013.
 POTTER, Robert B., DARMAME, Khadija, et NORTCLIFF, Stephen. Issues of water supply and contemporary urban society : the case of Greater Amman, Jordan. Philosophical Transactions of the Royal Society A : Mathematical, Physical and Engineering Sciences, 2010, vol. 368, no 1931, p. 5299-5313.

Sitographie :
 A land without water : the scramble to stop Jordan from running dry, Nature, 04/09/2019
https://www.nature.com/articles/d41586-019-02600-w
 Water crisis in Jordan, Smart Water Magazine, 23/05/2019
https://smartwatermagazine.com/news/fluence/water-crisis-jordan
 Tapped Out : Water Scarcity and Refugee Pressures in Jordan, MercyCorps, 09/03/2014
https://www.mercycorps.org/research-resources/jordan-water-scarcity-refugees
 Water Resources & Environment, USAID, 12/11/2019
https://www.usaid.gov/jordan/water-and-wastewater-infrastructure
 No Shortage of Challenges : Jordan’s Water Crisis, Harvard Political Review, 05/11/2018
https://harvardpolitics.com/world/no-shortage-of-challenges-jordans-water-crisis/
 To Prevent Water Shortages, Jordan must Act without Delay, Fanack Water, 04/03/2019
https://fanack.com/pollution/water-shortages-jordan/
 Jordan water crisis worsens as Mideast tensions slow action, Seattle Times, 30/10/2017
https://www.seattletimes.com/nation-world/jordan-water-crisis-worsens-as-mideast-tensions-slow-action/
 Jordan’s water crisis is made worse by a feud with Israel, The Economist, 02/12/2017
https://www.economist.com/middle-east-and-africa/2017/12/02/jordans-water-crisis-is-made-worse-by-a-feud-with-israel
 How Jordan’s climate and water crisis threatens its fragile peace, PreventionWeb, 09/11/2019
https://www.preventionweb.net/news/view/67594
 Climate change : Jordan water crisis ’to get worse’, Al Jazeera, 07/11/2017
https://www.aljazeera.com/news/2017/11/climate-change-jordan-water-crisis-worse-171107093731580.html
 The sovereignty dilemma, Israel Hayom, 09/02/2020
https://www.israelhayom.com/2020/02/09/the-sovereignty-dilemma/

Publié le 04/06/2020


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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