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La Jordanie, un pays à la vulnérabilité hydrique exponentielle (1/2). Le déséquilibre hydrique à l’origine de la crise de l’eau en Jordanie

Par Emile Bouvier
Publié le 02/06/2020 • modifié le 04/06/2020 • Durée de lecture : 7 minutes

1. Une population et une agriculture à l’origine du déséquilibre

Dans un Moyen-Orient caractérisé par sa très forte aridité, les craintes d’une future pénurie d’eau sont omniprésentes. En Jordanie, cette crainte se matérialise toutefois déjà. Les lits des rivières s’assèchent, quand ils ne sont pas déjà asséchés, tandis que les niveaux d’eau surfacique et phréatique diminuent nettement. L’eau a été rationnée de telle sorte que les Jordaniens ne reçoivent qu’une à deux fois de nouvelles réserves en eau de la part des autorités.

Alors que la population jordanienne devrait continuer de croitre selon les estimations des démographes, le gouffre entre le volume des réserves en eau et celui de la demande menace de continuer à s’accroître de façon significative. D’ici à l’an 2025, si la tendance actuelle se poursuit, l’approvisionnement en eau par habitant devrait chuter de 145 mètres cubes par an en 2018 à 91 mètres cubes, plaçant la Jordanie dans la catégorie des pays en situation de pénurie d’eau absolue [2]. A titre de comparaison, en 1946, le volume d’eau disponible par habitant était de 3 600 mètres cubes.

De fait, en termes de volume d’eau disponible par habitant, la Jordanie a l’un des niveaux les plus faibles au monde. Pour rappel, les Nations unies considèrent qu’un pays dont les réserves d’eau disponibles par habitant par année sont inférieures à 500 mètres cube d’eau entre dans la catégorie des pays en situation de « stress hydrique absolu » [3]. Ce déséquilibre est d’autant plus accru par l’afflux de réfugiés, tant d’origine palestinienne que syrienne, voire irakienne. Depuis le début de la guerre civile syrienne en 2011, la Jordanie accueille en effet 1,4 million de réfugiés, dont la présence a accru de 20% les besoins en eaux d’un pays fort de 10 millions d’habitants.

La Jordanie est confrontée à la problématique du déficit hydrique depuis le début des années 1960. Le pays est, à ce titre, classifié dans la liste des 10 pays les plus faiblement pourvus en eau dans le monde [4].

Dans la capitale Amman, les besoins en eaux ont cru au point de représenter 300 000 mètres cubes par jour, c’est-à-dire 90 000 mètres cubes de plus que le niveau d’eau maximum disponible par jour. Ce qui est équivaut, au final, à un déficit de 35 millions de mètres cubes par an [5].

Outre l’essor démographique, le secteur agricole est également concerné : la consommation d’eau à des fins d’irrigation constituait 61% de la demande annuelle totale en eau pour l’intégralité du pays en 2017, tandis que les besoins industriels et municipaux en constituaient respectivement 6 et 31% [6]. La Jordanie consomme actuellement davantage d’eau que son taux de renouvellement hydrique ne l’y autorise ; ce déficit est notamment dû à la pratique de techniques d’irrigation particulièrement consommatrices en eau et qui exploite à l’excès les faibles ressources hydriques du pays.

2. De nombreux facteurs de stress hydrique

La Jordanie est localisée dans une région au climat aride/semi-aride où près de 80% du pays reçoit en moyenne moins de 100 millimètres de pluie par an. Les régions désertiques de l’ouest du pays, qui conduisent au désert de l’Anbar irakien, reçoivent moins de 50 millilitres par an. Le total du volume des précipitations reçues par la Jordanie en 2004/2005 a représenté 9 304 millions de mètres cubes, dont 93,9% s’est évaporé : seuls 3,9% des précipitations s’infiltrent et reconstituent en partie les réserves des nappes phréatiques [7]. De manière générale, la Jordanie ne bénéficie que très peu de ses eaux de surface qui s’avèrent peu abondantes, quand elles ne s’assèchent pas. Le royaume hachémite se montre donc très dépendant des eaux de pluie.

Les études prospectives en matière de disponibilité hydrique se montrent, de manière générale, particulièrement pessimistes [8]. La population jordanienne devrait en effet continuer à croître sensiblement, à hauteur de 2,2% par an jusqu’en 2050 environ [9]. La Jordanie consomme actuellement près de 941 millions de mètres cubes d’eau par an en 2018 [10], qui se répartissent en 603,5 millions pour l’irrigation, 38,4 millions pour l’industrie, 291,3 pour les besoins des ménages, et 7,8 millions pour l’élevage. Ces montants devraient continuer à croître en raison d’une hausse continue de la demande dans les prochaines années et de la croissance économique (2,2% en 2019 [11]).

Le substantiel stress hydrique que rencontre actuellement la Jordanie s’explique essentiellement par quatre facteurs, selon l’ingénieur civil jordanien Nidal Hadadin [12]. Premièrement, le changement climatique a fait décroitre (et continue de faire décroître) le volume des précipitations, faisant diminuer d’autant le volume des nappes phréatiques ; depuis 1960, les températures annuelles maximales ont en effet cru de 1,8°C [13].
Deuxièmement, la croissance démographique véloce, couplée à une urbanisation croissante et au développement de l’industrie, conduisent à la surexploitation des sols et, dans certains cas à la pollution des sources (à cause des engrais et des pesticides notamment).
Troisièmement, la faible capacité des autorités à traiter efficacement les déchets industriels ou issus des zones urbaines, l’implantation de sites industriels à proximité immédiate de cours d’eau et de sources hydriques de manière générale, et l’utilisation excessive de pesticides et d’engrais industriels conduisent à la pollution des eaux de surface et souterraines.
Enfin, quatrièmement, le niveau de consommation en eau des Jordaniens, notamment dans le domaine de l’agriculture, a conduit à fortement grever le volume national d’eau disponible et à créer, dans certains cas, des pénuries d’eau [14]. En raison de ces excès, les sources d’eau du royaume hachémite ont été drainées, asséchées et polluées.

3. Un pays naturellement très peu pourvu en ressources hydriques

La Jordanie est parcourue de trois grands cours d’eau : le fleuve Jourdan et les rivières Zarqa et Yarmouk. Le Jourdain étant salé, il n’est, de fait, pas directement viable pour la consommation humaine ou pour l’irrigation. La rivière Zarqa quant à elle reçoit d’importants effluents en provenance des villes, des exploitations agricoles ou des installations industrielles, qui la polluent et la rendent donc malaisée, elle aussi, à exploiter pour l’irrigation ou la consommation domestique, notamment en période de sécheresse. Les périodes de précipitations diluent en effet l’eau et la rendent davantage consommable. Bien que le fleuve Yarmouk soit moins sujet à des facteurs de pollution exogènes, de nombreuses villes y déversent malgré tous leurs déchets et eaux usagées, ce qui grève son potentiel consommable.

Le fleuve Jourdan est désormais très nettement amoindri en termes de taille, au point, désormais, de s’apparenter à « une crique » selon le chercheur Nidal Hadadi, précédemment cité : de 1 300 millions de mètres cubes d’eau en 1950, il n’en déversait plus qu’entre 30 et 200 millions dans la mer Morte en 2005 [15]. En effet, entre l’amont du fleuve et l’aval, une multitude de canalisations, pompes et autres installations hydrauliques captent une majeure partie de l’eau en raison des besoins toujours croissants d’une population en plein essor. La salinisation croissante des nappes phréatiques est également l’un des problèmes majeurs affectant la Jordanie ; la sécheresse accroît en effet l’apparition de sels qui, suivant le cours des eaux souterrains, se déversent dans le Jourdain notamment.

Un autre facteur de stress consiste en la pollution des eaux de surface (wadis, criques, fleuves, rivières et réservoirs de barrages) située en aval d’usines de traitement des eaux usées ou de stockage des déchets. Le barrage King Talal, qui représente le plus grand réservoir d’eau en Jordanie (il bénéficie à près de 120 000 personnes entre Amman et Zarqa), voit ainsi la qualité de son eau fortement grevée par les usines environnantes qui versent dans ses effluents leurs rejets industriels, accroissant ainsi la salinité de l’eau, au même titre que les niveaux de produits chimiques et de métaux présents dans l’eau. Les eaux de surface jordaniennes souffrent, par ailleurs, de la pollution émise par ses voisins, ceux-ci partageant une partie de leurs fleuves et sources d’eau avec la Jordanie, dont la majeure partie viennent d’au-delà ses frontières.

De fait, une problématique de plus en plus critique pour la Jordanie est celle des conflits régionaux autour de l’accès à l’eau : environ un tiers des basins transfrontaliers de la Jordanie est en effet partagé par plus de deux pays. Ces sources attisent donc des conflits économiques et diplomatiques dans une région déjà fortement grevée par les conflits politiques et militaires. Par exemple, deux des principales sources en eau du royaume hachémite, le Jourdain et le Yarmouk, sont aujourd’hui fortement amoindris en termes de volume d’eau en raison d’un pompage substantiel exécuté en amont par la Syrie et Israël (le fleuve Yarmouk est ainsi passé d’un débit de 900 millions de mètres cubes d’eau par an à 100 millions de mètres cubes en 2000) [16]. La Jordanie dispose de sources d’eau propres, à l’instar de l’oasis Azraq, qui alimente Amman, mais dont le potentiel décroît chaque année.

Lire la partie 2

Publié le 02/06/2020


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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