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Les heurts sanglants entre les communautés Toubous et Zuwayas (aussi appelés les « Zwaï »), du côté de l’oasis de Koufra dans la Cyrénaïque, ne datent pas de la révolution. Sous l’ère Kadhafi, les Toubous accusaient régulièrement les Zuwayas d’être racistes envers eux tandis que les Zuwayas les taxaient d’étrangers, et les accusaient d’héberger des mercenaires et des contrebandiers tchadiens conformément à une rhétorique nationale largement relayée. Au-delà des préjugés réciproquement nourris par ces deux communautés, et de leur fondement, l’attitude du régime est venue en plusieurs occasions stimuler les tensions entre les deux communautés dans la localité de Koufra où elles cohabitent.
Ces tensions étaient en effet opportunément attisées par le régime pour qui il était stratégiquement sécurisant de ne les voir s’allier contre lui comme cela aurait pu être le cas, par exemple en 2008. A cette époque, une révolte avait éclaté à Koufra, une ville d’environ 40 000 habitants où l’ethnie Zuwaya est majoritaire. Les Toubous dénonçaient leur exclusion de la société, notamment dans l’accès aux soins et à la santé, et le retrait de la nationalité libyenne pour une partie d’entre eux. Alors que cette révolte était dirigée contre le régime libyen, ce dernier a manœuvré habilement pour qu’elle évolue et se meuve en conflit interethnique. Une stratégie qui fonctionna puisque face à la répression des troupes gouvernementales, les actions de la communauté Toubou se radicalisèrent, sous l’égide du Front Toubou pour le Salut de la Libye (FTSL). Cette radicalisation du mouvement Toubou conduira à impacter et impliquer directement les Zuwayas qui, en tant que tribu arabe, bénéficiait des bons auspices du régime qui les avait d’ailleurs largement armé. Dans ces circonstances, le régime a été en mesure de présenter par la suite son intervention comme une mission d’interposition visant à mettre fin aux affrontements interethniques.
Attisées ou non par le régime, une partie importante des affrontements ayant opposé les deux communautés ces vingt dernières années, avait pour embryon un rapport de domination historique de l’ethnie arabe des Zuwayas sur la population toubou de la ville. L’actualité des affrontements entre Toubous et Zuwayas ne peut en effet être isolée de la relation historique des deux tribus, et notamment du fait que les Zuwayas, une des plus importantes tribus arabes libyennes, ont soumis les populations toubous à leur patronage lors de leur conquête de Koufra au milieu du XIXe siècle. En vertu de quoi l’ethnie toubou leur reversait une importante partie de leurs récoltes annuelles [1]. Ce rapport de domination a par la suite été institutionnalisé par les lois ouvertement discriminatoires adoptées par le régime à l’encontre des populations non-arabes.
Si ces relations ont aujourd’hui évolué, il n’en demeure pas moins que les Toubous sont toujours regroupés dans des bidonvilles et ne bénéficient pas à Koufra du même accès aux services publics que les Zuwayas. Dans ce contexte, des heurts éclataient régulièrement entre les deux communautés non pas tant, avant la révolution libyenne, du fait de l’assise politique des Zuwayas dans la ville que du contrôle des routes commerciales et des différents trafics qui les empruntent, ou l’accès aux ressources naturelles comme celle en eau qui alimentent le littoral au nord [2]. Ainsi, bien que les heurts postrévolutionnaires qui ont opposé les Toubous et les Zuwayas à Koufra ont revêtu l’apparence de conflits interethniques, ils étaient en réalité davantage le fait d’une rivalité et d’une compétition économique que les deux groupes se mènent. L’exploitation des richesses de cette oasis fait l’objet d’une compétition entre les milices de ces deux groupes ethniques. Il est question ici du contrôle des champs pétroliers alentours, et de l’administration de certains quartiers de Koufra, mais également des routes du sud libyen, carrefours commerciaux stratégiques.
En dépit de cette rancœur mutuelle, on a vu émerger à Koufra une milice mixte, rassemblant des Toubous et des Zuwayas, au moment de la révolution pour défendre leur ville contre les troupes du Guide. Toutefois, cette cohésion ne durera pas et des affrontements éclatèrent entre les deux ethnies à la fin 2011 sur fond de désaccords quant à la prise de contrôle de points stratégiques de la ville et ses alentours. Exclus du système libyen pendant des décennies, les Toubous apparaissent alors déterminés à saisir l’occasion présentée par la nouvelle donne politique, pour se faire une véritable place dans la société libyenne et se voir reconnus des droits dans l’accès aux richesses du pays.
Entre novembre 2011 et février 2012, une série d’incidents, menant à la mort de plusieurs dizaines de Toubous, les ont poussé à engager des affrontements avec les Zuwayas, soutenus par d’autres milices arabes. Les Zuwayas avaient entrepris de bloquer l’entrée de l’aide humanitaire à destination des Toubous et de les cloitrer dans leurs quartiers. Ils accusaient les Toubous de jouer double jeu dans le conflit libyen et de chercher à prendre le contrôle des points stratégiques de la localité. Le Conseil National de Transition (CNT) [3] avait envoyé une force d’interposition mais les Toubous accusèrent celle-ci, une milice de Benghazi [4], d’être du côté des Zuwayas.
En février 2012, ces violences ont été particulièrement intenses et ont fait plus d’une centaine de morts. D’autres clash surviendront dans les mois qui suivent jusqu’à un nouvel épisode d’affrontements violents en juin 2012 qui fera, en quatre jours, 47 morts et plus d’une centaine de blessés. Ces heurts avaient notamment pour origine la prise de contrôle par les Toubous d’installations pétrolières (puits ou oléoducs) alentours abandonnées par les forces de Kadhafi, de check points autour de la ville et le prélèvement de taxes à leur niveau, ainsi que de check points situés dans la ville autour des quartiers Toubous. Ces affrontements, entrecoupés de cessez le feu systématiquement violés, se sont parfois étalés sur plusieurs semaines. Ils se sont soldés par une partition de la ville en deux autorités administratives distinctes, avec un représentant de chacun des deux groupes de part et d’autre. Une solution politique qui n’empêcha pas pour autant la survenance de nouveaux clashs par la suite.
La question de la gestion des sites pétroliers et des rentes qu’ils génèrent reste d’ailleurs aujourd’hui encore au cœur du conflit libyen, et est utilisée par certaines ethnies comme un levier pour contraindre les autorités gouvernementales rivales [5]. Dans cette optique, les Zuwayas ont par exemple entrepris ces derniers mois de suspendre l’exploitation de certains gisements de pétrole de leur localité [6] pour contester le manque de partage des revenus issus de la manne pétrolière dans le pays le plus riche en pétrole du continent africain qu’est la Libye.
Si les affrontements se sont depuis quelques temps nettement calmés entre les communautés Toubou et Zuwaya, celles-ci ne semblent toutefois pas véritablement cohabiter. La crise sanitaire actuelle du Covid-19 a révélé de nouveau les conditions difficiles dans lesquelles vit la communauté Toubou à Koufra, et la fragilité de la situation politique et sécuritaire de la ville. En effet, dans les zones contrôlées par les Toubous, les hôpitaux apparaissent encore plus sous-équipés que ceux des zones zuwayas, et les Toubous disent craindre de se rendre dans les hôpitaux situés dans les secteurs zuwayas par crainte que cela ne génère des violences [7].
Asma Saïd
Asma Saïd est étudiante à l’université Paris 1 (Panthéon-Sorbonne) où elle prépare le concours du Quai d’Orsay. A l’issue de son Master II en Droit et en Relations Internationales, elle a effectué des stages et des missions auprès d’instances onusiennes d’abord en Asie puis au Moyen-Orient, avant de travailler pour des instituts de recherche ou l’administration française au Moyen-Orient puis en France.
Animée d’un réel intérêt pour cette zone géographique où elle a vécu, travaillé et voyagé, elle a étudié plusieurs des conflits qui touchent cette région, avec entre autres un focus sur le conflit libyen, la situation en Egypte après la chute de Moubarak, le conflit dans le Sinaï où elle s’est rendue à de nombreuses reprises, et les relations de ce pays avec ses voisins ou avec la Russie.
Notes
[1] Ouvrage « The making of modern Libya », deuxième édition, Ali Abdullatif Ahmida, pages 82-83.
[2] Ces immenses réservoirs d’eau dans le sous-sol du désert sud libyen ont d’ailleurs été découverts du côté de Koufra dans les années 1950 à l’occasion de travaux de recherches de gisement d’hydrocarbures.
[3] Il s’agissait d’une autorité politique de transition instaurée le 5 mars 2011 lors de la révolution libyenne et présidée par l’ancien ministre de la justice Moustapha Abdeljalil. Cette autorité rassemble des membres de la société civile mais également d’anciens dignitaires du régime de Kadhafi. La France est le premier pays à reconnaître son autorité. Le CNT remettra le pouvoir entre les mains du Congrès Général national (CGN) suite à l’élection de l’Assemblée nationale en juillet 2012. Lui succèdera, en décembre 2015 le Gouvernement d’Union Nationale (GNA) dont Fayez Al-Sarraj prend la tête. Le GNA a depuis perdu le contrôle d’une partie du territoire au profit du Général Haftar, un ancien chef militaire du CNT. La Libye est divisée entre deux autorités, celle de Tripoli (où siège le GNA de Fayez Al-Sarraj) et celle de Tobrouk (où siègent le gouvernement et le parlement qui soutiennent Khalifa Haftar, désormais installés à Benghazi depuis le mois d’avril 2019).
[4] RFI « Des affrontements intertribaux ensanglantent Koufra dans le sud de la Libye » 23 avril 2012.
[5] Jeune Afrique « Libye : jusqu’où peut aller la guerre pour le pétrole ? » 9 juin 2020.
[6] Une menace qu’ils avaient d’ailleurs brandi en 2011, par la voix de leur leader Faraj Al Zuway sur Al Jazeera le 20 février 2011, pour dissuader le Guide de réprimer dans le sang les contestations. Les Zuwayas avait ainsi menacé à l’époque de suspendre l’exploitation des puits de pétrole sur les territoires Zuwayas si Kadhafi continuait de tirer sur les manifestants.
[7] Amnesty International « Libye. Des discriminations historiques menacent le droit à la santé de minorités dans le sud du pays dans le contexte de la pandémie de COVID-19 » 20 avril 2020.
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