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L’ethnie Toubou à l’heure de la révolution. Les Toubous dans le conflit libyen (5/5). Les affrontements inter-ethniques : Toubous vs/tribus arabes

Par Asma Saïd
Publié le 12/10/2020 • modifié le 12/10/2020 • Durée de lecture : 7 minutes

Libya, Region of the Desert, the Fezzan (Sahara), Tuareg walking between the needles of sandstone of Tassili of Maghidet (Algerian frontier).

RIEGER Bertrand / hemis.fr / Hemis via AFP

Les Ouled Souleymane

Les membres de la tribu des Ouled Souleymane, un temps exilés au Tchad et au Niger pour fuir l’occupation italienne, avaient été encouragés à rentrer au pays à l’arrivée au pouvoir de Kadhafi. Ils sont devenus au fil du temps un des piliers locaux du régime qui les a favorisés au détriment des autres ethnies locales. Ils ont largement relayé, pendant des décennies, la politique ouvertement discriminatoire du régime à l’égard des Toubous, qu’ils perçoivent eux-même comme des étrangers.

L’influence des Ouled Souleymane dans la zone diminuera toutefois fortement au cours du règne de Kadhafi au profit de clan tribal du Guide, les Kadhafas, qui deviendra l’ennemi des Ouled Souleymane. Un clivage que l’on retrouvera d’ailleurs dans les jeux d’alliances lors des affrontements de 2012 autour de la question du contrôle de Sebha, les Kadhafas s’alliant aux Toubous face aux Ouled Souleymane rejoints par les Touaregs.

Alors que les deux communautés, hostiles au régime, avaient conjointement pris les armes pour destituer le Guide de la révolution en 2011, elles se sont affrontées par la suite dans des heurts sanglants. Ces derniers, qui ont éclaté début 2012, avaient pour origine une rivalité historique ethnico-politique et économique.

Les deux communautés se sont particulièrement déchirées du côté de Sebha, dans le Fezzan libyen, entre mars et mai 2012. Ces violences, qui auraient pour origine un différend relatif à un vol de voiture commis par un membre de l’ethnie Toubou, ont dégénéré et se sont étalées sur plusieurs semaines. Elles opposaient initialement des membres de l’ethnie Toubou à l’ethnie arabe Abou Saïf, mais les Ouled Souleymane, en tant qu’autorité politique locale, ont intercédé en faveur des derniers. La tentative de réconciliation échoua et conduisit au bombardement de bidonvilles toubous [1].

Lors de ces affrontements, les Toubous ont accusé les autorités du pays d’êtres passives voire complices du « nettoyage ethnique » dont ils se disaient victime. C’est ce qui explique que ces événements ont conduit à la réactivation du Front Toubou pour le Salut de la Libye (FTSL) mené par Abdelmajid Mansour. Ce dernier a joué un rôle clef dans les négociations de paix entre les deux communautés, comme il le fera plus tard à Koufra où les Toubous affrontaient les Zuwayas.

Comme à peu près partout dans le sud libyen post révolutionnaire, ces tensions intercommunautaires ont pour origine la question du contrôle des activités lucratives de contrebande ou des richesses naturelles locales.

Ainsi, dans un Etat en déliquescence, une compétition féroce va émerger en termes d’accès et de contrôle des ressources dont cette région du pays est fortement dotée. En effet, le Fezzan libyen regorge de ressources naturelles en hydrocarbures, en gaz, ou en minerais. Il est également le point de passage de multiples trafics régionaux (trafic d’êtres humains, de bétail, d’armes, d’hydrocarbure, de minerais, de médicaments, de biens de consommation … ). Les environs de Mourzouq et de Sebha sont également riches en or. Les Toubous exploitent les réserves aurifères dont seraient extrait 15 kg d’or quotidiennement (ce qui équivaut à environ 400 000 $ en valeur locale) [2].

De la même manière, les Toubous ont mis la main sur le juteux trafic d’êtres humains, un trafic davantage alimenté encore par l’instabilité politique et économique dans la région, et dans les pays limitrophes, mais aussi par une gestion des frontières laissée aux acteurs locaux plutôt qu’administrée par les Etats. Les Ouled Souleymane contrôlent également une partie du trafic d’êtres humains qui transite par Sebha. Suivant une répartition des rôles dans les filières de trafic d’êtres humains qui acheminent les migrants vers le nord du pays, ils prennent le relais des réseaux Toubous ou Touaregs, qui font figure d’experts frontaliers en la matière. Or, au lendemain de la révolution, les Ouled Souleymane ont profité du chaos qui s’était installé dans la région pour mettre la main sur Sebha et la contrebande locale qui y transite. Ils vont se faisant venir empiéter sur les trafics jusque-là aux mains des Toubous, et notamment le trafic d’êtres humains. Cette ingérence en la matière sera d’autant plus mal perçue que dans les années qui suivirent la révolution, la route migratoire de Méditerranée centrale est montée en puissance. Cette route, qui transite par le sud libyen, et notamment Sebha, a en effet vu affluer des centaines de milliers de migrants désireux de rejoindre l’Europe. Ces trafics sous-tendant la survie économique et politique des communautés locales, aucune des communautés ne pouvait envisager de lâcher du terrain.

Un accord de paix avait pourtant été signé à Rome en mars 2017 entre leurs chefs tribaux respectifs. Il n’a néanmoins jamais véritablement été mis en œuvre. A peine un an plus tard, de nouveaux affrontements violents ont déchiré les deux communautés à Sebha. En février 2018, ils feront plus d’une dizaine de morts de part et d’autre, et ce à quelques jours de la signature qui devait entériner l’accord signé l’année précédente. Cet accord sera ensuite définitivement jeté aux oubliettes du fait des stratégies nationales localement déployées par les deux gouvernements rivaux.

Les affrontements de février et mars 2018 ont en effet révélé toute la fragilité des accords de paix conclus entre les Toubous et les tribus arabes du sud libyen dans un pays éclaté entre deux camps principaux qui se livrent une guerre sans merci. Alors que le Maréchal Haftar venait d’annoncer l’intégration de la 6ème d’infanterie de Sebha à son armée, l’ANL, les milices Toubous ont attaqué, le 22 février 2018, des bases militaires locales de cette brigade [3]. Se faisant, ils ont réactivé le conflit avec les Ouled Souleymane dès lors que la brigade attaquée était majoritairement constituée de membres de cette tribu.

Il convient de rappeler ici qu’à l’occasion de la seconde guerre civile libyenne, dans les localités où les deux communautés cohabitent, et notamment à Sebha, les Toubous s’étaient en partie rangés du côté du camp de l’est libyen (soit du côté de l’ANL du Maréchal Haftar) quand les Ouled Souleymane soutenaient le camp de l’ouest (le GNA de Fayez Al Sarraj). Mais l’opportunisme de ces allégeances conduit toutefois à complexifier la lecture des événements. En effet, suivant des stratégies locales, des leaders Toubous avaient entrepris de soutenir le camp adverse (le GNA), quand des chefs de tribu des Ouled Souleymane ont cédé aux sirènes du camp de l’est et de l’ANL dans les mois précédant l’offensive sur le Fezzan libyen de janvier 2019 notamment du côté de Sebha. A noter qu’avant de solliciter des alliances du côté des Ouled Souleymane, le Maréchal Haftar avait tenté, en vain, d’obtenir le ralliement des chefs militaires toubous qui lui étaient hostiles dans la région. Il avait envoyé le commandant d’une milice toubou négocier dans cette perspective.

Au-delà de Sebha, les milices Ouled Souleymane ont apporté leur soutien à l’ANL pour la prise d’autres villes du Fezzan où la communauté toubou est implantée, comme Mourzouq [4]. Outre le fait que cela a attisé les tensions entre les deux communautés, cette alliance désormais ouvertement affichée entre l’ANL et les Ouled Souleymane sera vécue comme une trahison par les Toubous, qui lâcheront dès lors massivement le Maréchal [5].

A l’heure actuelle, Sebha est sous le contrôle de l’ANL mais cette situation pourrait changer dans les mois à venir. En effet, la configuration politique libyenne a récemment évolué. Alors que l’ANL dominait une bonne partie du pays et avait remporté des victoires importantes ces deux dernières années, ce rapport de force s’est dernièrement inversé à la faveur de l’intervention turque en Libye [6], en soutien du GNA, qui a mis en échec l’offensive de l’ANL sur Tripoli. Et ce alors que cette offensive était présentée comme décisive pour faire basculer le rapport de force dans toute la partie ouest du pays. L’ANL apparaît d’autant plus fragilisée que ceux qui la soutenaient activement comme la Russie (qui a récemment amorcé un retrait de ses mercenaires engagés dans la bataille de Tripoli [7]), les Emirats arabes unis et l’Egypte, semblent désormais lui préférer un nouvel acteur politique, Aguila Saleh [8].

Dans le sud libyen, le GNA a repris le contrôle de sites pétroliers avec le soutien des milices toubous et touaregs [9]. Les combats opposant les Toubous et des tribus arabes qui leur sont historiquement hostiles demeurent très violents, et la situation volatile. Dans la configuration actuelle, la « victoire » de l’une ou l’autre des deux communautés sera fonction de l’évolution du rapport de force entre les camps qui s’affrontent pour le pouvoir au niveau national.

Publié le 12/10/2020


Asma Saïd est étudiante à l’université Paris 1 (Panthéon-Sorbonne) où elle prépare le concours du Quai d’Orsay. A l’issue de son Master II en Droit et en Relations Internationales, elle a effectué des stages et des missions auprès d’instances onusiennes d’abord en Asie puis au Moyen-Orient, avant de travailler pour des instituts de recherche ou l’administration française au Moyen-Orient puis en France.
 
Animée d’un réel intérêt pour cette zone géographique où elle a vécu, travaillé et voyagé, elle a étudié plusieurs des conflits qui touchent cette région, avec entre autres un focus sur le conflit libyen, la situation en Egypte après la chute de Moubarak, le conflit dans le Sinaï où elle s’est rendue à de nombreuses reprises, et les relations de ce pays avec ses voisins ou avec la Russie.


 


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