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Cousin et gendre du Prophète Muhammad, ‘Alî ibn Abû Tâlib est, comme lui, issu du clan hashîmite [1] de la tribu mecquoise des Quraysh. Si l’Histoire a retenu son nom comme la cause de la division entre sunnites et chiites, il est toutefois, aussi, l’un des quatre califes rashîdûn (« Bien-Guidés ») reconnus par le sunnisme. La question de son statut, de la description qui est faite de sa personne par les sunnites et par les chiites, permet de mieux comprendre les points d’achoppement originels entre les deux principales branches de l’islam ; l’étude de son califat et de son action, quant à elle, peut expliquer comment une telle scission a pu se produire. Vénéré par les chiites qui voient en lui le seul successeur légitime du Prophète – censément désigné comme tel par Muhammad lui-même – ‘Alî ibn Abû Tâlib est aussi l’objet d’un grand respect de la part des sunnites, ceux-ci le reconnaissant comme l’un des musulmans les plus pieux et comme le dernier des califes rashîdûn. Au-delà de cela, le temps de son califat est celui d’une rupture déterminante au sein de l’islam naissant, qui va orienter une bonne part de son histoire à venir.
Cousin du Prophète né aux alentours de l’an 600, ‘Alî entretient avec lui une relation particulièrement proche : en effet, fils d’Abû Tâlib, le protecteur de Muhammad considéré comme un père par ce dernier, ‘Alî est celui de ses nombreux cousins qui fréquente le plus le futur Envoyé de Dieu, tant avant qu’après la révélation coranique. Élevé avec lui, il conserve toute sa vie cette proximité inégalée avec le Prophète. Il est également l’un des tout premiers convertis à l’islam – selon une certaine tradition avérée aussi bien dans le sunnisme que dans le chiisme, il serait même le premier homme à avoir embrassé la religion musulmane, après la première femme de Muhammad, Khadîja – et fait partie des muhâjirûn qui accompagnent Muhammad à Médine. La même année 622, il épouse Fâtima [2], fille du Prophète et de Khadîja, devenant ainsi le gendre de ce dernier.
Si les descriptions faites de sa personnalité diffèrent largement, y compris au sein de chacune des branches de l’islam, deux éléments semblent émerger : sa grande piété et son amour pour le Prophète, d’une part, et son manque de sens politique, d’autre part. Cette image concorde avec la manière dont Muhammad le traite : rarement aux commandes, ‘Alî est pourtant célébré par le Prophète pour sa piété exemplaire et sa bravoure – d’après Tabarî, ‘Alî s’illustra au combat en 623 lors de la bataille de ‘Uhud avec un sabre que lui avait confié Muhammad, qui aurait alors déclaré : « il n’y a pas de héros comme ‘Alî ». Toutefois, la tradition sunnite le présente en général comme l’une des personnalités les plus éminentes de l’islam, mais sans lui conférer de caractère particulièrement remarquable – tandis que les chiites font de lui l’exemple archétypique du bon musulman, protégé du Prophète et, à ce titre, seul légitime successeur de Muhammad. Certains chiites extrémistes sont même allés jusqu’à le considérer comme supérieur au Prophète – ce qui est inacceptable en islam, Muhammad étant l’homme le plus parfait qui ait jamais vécu – voire comme une incarnation de la divinité : cela va de pair avec le millénarisme chiite, qui attend le retour du mahdî (messie) censé instaurer un règne d’ordre et de justice à la fin des temps. Ce mahdî est généralement présenté comme un descendant plus ou moins lointain de ‘Alî ; dans de rares cas, c’est ‘Alî lui-même qui se voit attribuer ce rôle. À l’inverse, il est arrivé que des imams sunnites particulièrement virulents aient officiellement maudit ‘Alî lors d’un sermon, lui qui est pourtant consensuellement reconnu comme un bon musulman, un compagnon du Prophète et un membre de sa famille [3].
La mort de Muhammad laisse ‘Alî à l’écart du pouvoir, puisque sa succession est rapidement confiée à Abû Bakr. Sous les trois premiers califes, il n’exerce pratiquement aucune fonction ni politique, ni militaire ; il se distingue toutefois, selon la tradition, par sa compétence en matière religieuse, se servant notamment de la Sunna – c’est-à-dire la coutume du Prophète, comprenant ses paroles et ses actes – pour contredire le calife ‘Uthmân lorsque celui-ci tente d’introduire des réformes religieuses et sociales. Lorsque celui-ci est assassiné en 656, ‘Alî ne prend pas position : ce refus de désavouer le meurtre d’un calife lui fait de l’ombre, notamment auprès du parti des Umayyades auquel appartenait ‘Uthmân. La confusion qui suit le voit choisir comme calife par une partie seulement des Médinois – alors que le mode d’élection au califat exige, depuis Abû Bakr, le consensus des élites de la ville ; deux groupes puissants s’opposent à lui, d’une part les Umayyades, et d’autre part une fraction des Gens de la Maison regroupée autour de la troisième épouse de Muhammad, Aïsha, et de Talha et al-Zubayr, deux parents d’Abû Bakr qui revendiquent le califat au même titre que ‘Alî. Immédiatement, ces derniers quittent Médine pour Basra où ils constituent une armée. À Médine même, malgré leur départ, ‘Alî ibn Abû Tâlib reste en position de faiblesse : les Umayyades refusent de lui prêter allégeance tant que le meurtre de ‘Uthmân demeure impuni, et la coalition même qui l’a porté au pouvoir est formée de personnalités hétérogènes ayant chacune ses propres ambitions et intérêts à préserver. Dès avant la fin de l’année 656, l’armée de ‘Alî vainc ses opposants rassemblés autour d’Aïsha dans un grand affrontement près de Basra, qui débouche sur la mort de Talha et d’al-Zubayr. Ce combat est retenu dans l’histoire sous le nom de « Bataille du Chameau », en référence à l’animal sur lequel Aïsha se juche pour exhorter les troupes : selon la tradition – rapportée notamment par Tabarî – ce n’est qu’après avoir fait couper les jarrets du chameau, dont la vue exaltait les combattants adverses, que ‘Alî put emporter la victoire.
La position du calife n’est toutefois pas assurée pour autant, puisque reste encore l’opposition du clan umayyade. Celle-ci trouve un nouvel élan avec la prise de commandement de Mu‘âwiya, l’un des gouverneurs favorisés par le népotisme de ‘Uthmân ; redoutant de perdre son prestigieux et riche gouvernorat de Syrie, Mu‘âwiya prend la tête de l’opposition à ‘Alî et rassemble à son tour une armée. Cette première guerre civile entre musulmans, appelée en arabe « al-Fitna al-Kûbra » (« la Grande Discorde »), continue donc. Après l’arbitrage avorté de la bataille de Siffîn, en 657 – qui n’avait pu aboutir à aucun compromis, et avait mené une partie des combattants de ‘Alî, les khârijites [4], à faire sécession – Mu‘âwiya parvient finalement à s’imposer en se présentant comme le seul à pouvoir rétablir l’ordre au sein de la communauté musulmane : il est nommé calife en 660, et l’assassinat de ‘Alî en 661 consacre sa victoire. C’est le début du règne des Umayyades.
On imagine bien qu’un simple affrontement politique n’aurait pas pu donner naissance à une scission aussi importante au sein de l’islam que celle qui sépare sunnites et chiites. La prétention de ‘Alî au califat est en effet de nature religieuse, et devient rapidement un objet théologique – d’autant plus que la fondation d’une communauté de croyants juste et droite, ce qui implique le choix d’un chef juste et droit, est inscrite dans le Coran. Une trahison ou une défection politique a donc, dans ces premiers temps de l’islam, une dimension religieuse irréductible qui l’aggrave profondément. Cette revendication du califat – c’est-à-dire cette prétention à succéder à Muhammad à la tête de l’Umma [5] – se fonde sur une parole du Prophète, qui, face aux plaintes de ‘Alî qui lui reprochait de l’avoir laissé à l’écart en lui confiant Médine pendant la bataille de Tabûk, lui aurait déclaré : « N’es-tu pas satisfait d’être envers moi ce qu’Aaron était pour Moïse, excepté qu’il n’y aura pas de Prophète après moi ? » Malgré la restriction contenue dans ces paroles – Muhammad étant le Sceau des Prophètes, le dernier de la lignée de révélation abrahamique – la comparaison entre ‘Alî et Aaron par rapport à Muhammad et Moïse est interprétée par les chiites comme le signe que ‘Alî, à l’instar d’Aaron, doit succéder à son mentor à la mort de ce dernier et guider la communauté de croyants pour fonder une entité politique. Les chiites reconnaissent également un hadîth considéré comme faux par les sunnites, où Muhammad nommerait explicitement ‘Alî comme son successeur. À la mort de ce dernier, ‘Alî, fort de cette conviction d’être l’héritier légitime du Prophète, refuse de reconnaître Abû Bakr lorsque celui-ci est choisi par les élites médinoises ; ce n’est qu’après la mort de sa femme Fâtima, six mois plus tard, qu’il se rend à la raison du plus grand nombre. Sa force, qui explique aussi la violence de la guerre civile, est d’être soutenu par un certain nombre de personnes – pour des raisons diverses, allant de la « foi » en sa personne à la simple opposition au pouvoir umayyade de ‘Umar (634-644) et ‘Uthmân (644-656). Après sa défaite et son assassinat par un khârijite en 661, les partisans de ‘Alî conservent leur conviction qu’il était le premier successeur légitime de Muhammad, et que doivent désormais lui succéder ses héritiers : ils deviennent alors les chiites, de l’arabe « shî‘a » (« parti »). Le rôle fondamental de cette lignée dans le chiisme s’explique par la conviction que Muhammad aurait confié à ‘Alî le sens « caché » du Coran et de la révélation, secrets que seuls peuvent désormais transmettre les descendants directs du calife.
Bibliographie :
– Muhammad ibn Garîr ibn Yazîd al-Tabarî, Les quatre premiers califes : biographies traditionnelles extraites de la chronique de Tabarî, Paris, Sindbad, 1981, 414 pages.
– Albert Hourani, Histoire des peuples arabes, Paris, collection Points Seuil, 1993, 732 pages.
– Bernard Lewis, Histoire du Moyen-Orient – 2000 ans d’histoire de la naissance du christianisme à nos jours, Paris, Albin Michel, 1997, 482 pages.
– Dominique Sourdel & Janine Sourdel, Dictionnaire historique de l’islam, Paris, Presses Universitaires de France, 2004, 962 pages.
Tatiana Pignon
Tatiana Pignon est élève en double cursus, à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, ainsi qu’à l’Université de la Sorbonne en Histoire et en langue. Elle s’est spécialisée en l’histoire de l’islam médiéval.
Notes
[1] La tribu des Quraysh comprend deux clans principaux, celui des Hashîmites auquel appartiennent Muhammad et ‘Alî, et celui des Umayyades qui domineront l’Empire de l’Islam de 661 à 750.
[2] C’est de Fâtima que tirent leur nom les califes fâtimides, chiites ismaïliens, qui règneront en Égypte de 969 à 1171.
[3] L’appartenance aux Ahl al-Bayt, « Gens de la Maison » (c’est-à-dire de la famille de Muhammad), est signe d’un grand prestige en islam. Les sunnites et les chiites n’en ont pas exactement la même définition – les sunnites en ont une conception plus large, incluant par exemple les femmes du Prophète – mais tous s’accordent sur le cas de ‘Alî, incontesté.
[4] Les khârijites (de l’arabe « hawârij », « dissidents » ou « sortants ») qui quittent le parti de ‘Alî en 657 lui reprochent d’avoir accepté de se soumettre à un arbitrage humain, alors qu’ayant été nommé calife, il était désormais cautionné par Dieu – ils se fondent pour cela sur un passage du Coran (XLIX, 9) ; leur mouvement a un autre nom, la muhakkima, qui désigne la communauté de ceux pour qui « l’arbitrage n’appartient qu’à Dieu ». Sous cette appellation, on peut également désigner les ibadites, pacifistes qui avaient quitté ‘Alî au début de la guerre civile.
[5] Le mot arabe « umma », qui signifie « communauté », désigne par défaut – notamment lorsqu’il prend une majuscule – la Communauté des Croyants.
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