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Le terme « réforme » a une signification particulière en islam. Il y aurait une erreur à l’assimiler d’emblée à une forme de progressisme politique. Le mot arabe signifiant « réforme » est islah, toujours connoté positivement, et fréquemment associé à tadjid, qui signifie « renouvellement ». Si ce renouvellement est souvent perçu comme nécessaire, il ne doit pas être systématiquement apparenté à une quête de nouveauté.
La nécessité de la réforme sera ainsi comprise par de nombreux penseurs musulmans comme la nécessité d’un retour en arrière visant à débarrasser la religion des commentaires qui l’auraient éloignée de ses sources. On voit alors se dessiner plusieurs possibles courants « réformistes », selon qu’ils s’inscrivent dans une perspective littéraliste ou non. Certains réformistes prônent ainsi un retour à la lettre du Coran, tandis que d’autres aspirent à un retour à l’esprit de la sunna et du Coran. C’est le cas de Jamal al-Din al-Afghani, véritable fondateur du réformisme moderne.
Avant lui, en effet, les tentatives réformistes procédaient avant tout d’un engagement pratique. Tahtawi et Khayr al-Din étaient des acteurs politiques conduits à penser leurs propres pratiques. Si leurs efforts réflexifs les ont souvent menés à une réflexion de grande qualité, celle-ci était avant tout une pensée politique et pratique. Afghani se caractérise quant à lui par une attention plus grande portée à l’islam en lui-même. Son intransigeance et sa rigueur le conduiront à un approfondissement plus grand de la pensée islamique elle-même. Son faible goût pour l’écriture rend malaisé les travaux des historiens dans la mesure où (à l’exception d’un ouvrage), les sources dont on dispose sont des retranscriptions de ses discours ou réponses. Il n’en demeure pas moins que ce matériau historique est suffisant pour esquisser les structures essentielles de la pensée réformiste d’Afghani.
Comme son nom l’indique, Afghani, né en 1839, serait originaire d’Afghanistan. Pourtant, il n’a eu de cesse de justifier son ascendance tout au long de sa vie, puisque celle-ci a fait l’objet de virulentes critiques. Ses détracteurs prétendaient en effet qu’Afghani était originaire d’Iran. De telles querelles peuvent sembler anecdotiques au lecteur contemporain, mais elles sont en réalité d’une importance considérable à cette époque. En effet, si Afghani était effectivement Perse, alors il était chiite, donc minoritaire. Du point de vue d’un homme dont l’objectif premier était de rassembler les musulmans, il n’était donc pas permis de se présenter comme étant membre d’une minorité. Pourtant, les historiens disposent aujourd’hui de preuves qu’ils jugent suffisantes pour établir qu’Afghani était effectivement né en Iran. Il aurait par la suite étudié dans les villes saintes du chiisme que sont Najaf et Karbala. Albert Hourani note qu’Afghani avait une connaissance très approfondie de l’œuvre d’Ibn Sina (Avicenne), laquelle était plus aisée à acquérir dans une école chiite que dans un centre de savoir sunnite. Sur ce point, Nikki Keddie confirme que, selon elle, il ne fait pas de doute que ce dernier est né et a étudié en Iran [1].
Si ses origines sont demeurées obscures pendant si longtemps, la première trace écrite que l’on conserve d’Afghani provient d’Inde, où il a étudié les sciences modernes venues d’Europe. Après cette formation, il se rend à Constantinople, puis rencontre un certain Muhammad ‘Abduh [2] à l’occasion d’un bref séjour en Egypte, et retourne ensuite à Constantinople, où il prononce une conférence dans laquelle il semble donner à la philosophie une place aussi importante qu’à la prophétie. Cette position suscite l’hostilité des plus orthodoxes : il tombe en disgrâce et doit quitter la ville. Afghani retourne alors en Egypte en 1871, pays dans lequel il reste jusqu’en 1879 et où il aura une influence considérable. Cette période est sans doute l’une des plus productives de sa vie. Un ministre libéral, qui connaissait Afghani, obtient pour lui une pension qui lui permet de se livrer à l’enseignement et à la réflexion. Il devient ainsi une sorte de guide pour un groupe de jeunes Egyptiens majoritairement issus d’al-Azhar, auxquels il enseigne en dehors du cadre universitaire ce qu’il considérait être le vrai islam. Ce groupe informel inclut alors de jeunes gens qui deviendront par la suite des figures politiques de premier plan en Egypte ; parmi eux, se trouvent ainsi Muhammad ‘Abduh, mais aussi Saad Zaghloul, qui prendra la tête de la lutte nationaliste contre le Royaume-Uni. À ses disciples, Afghani enseigne la théologie, le droit, le mysticisme et la philosophie, tout en les maintenant en alerte face aux évolutions du monde moderne, et notamment face aux dangers de l’expansion européenne. Dès cette époque, il forge très clairement l’idée que la résistance ne pourra passer que par une puissante unité des musulmans. Il encourage alors ses disciples à écrire et à publier dans les journaux, de sorte à diffuser ses vues. On dit alors de lui qu’il est un homme froid, distant et intransigeant.
Entre 1879 et 1884, il séjourne à nouveau en Inde, où il est étroitement surveillé par l’administration britannique, et rejoint ensuite Paris, où il retrouve ‘Abduh, son disciple égyptien, avec lequel il fonde une revue au nom évocateur : al-‘Urwa al-wuthqa, ou « Le lien indissoluble ». Cette revue est en réalité le côté visible d’une société secrète qui entend œuvrer pour l’unité des Musulmans et la réforme de l’islam. Le premier numéro de la revue s’inscrit dans une perspective résolument religieuse puisqu’il s’ouvre sur un verset du Coran : « Dieu ne modifie rien en un peuple avant que celui-ci change ce qui est en lui » (XIII, 11). Ainsi, Afghani indique aux Musulmans que l’initiative du changement devra venir d’eux, avant que Dieu ne prenne en charge de les aider. La revue traite également plus directement de l’actualité, et s’inquiète de l’avancée britannique en Egypte, raison pour laquelle elle sera interdite sur le sol égyptien par l’administration britannique – ce qui n’empêchera pas les intellectuels de se procurer certains numéros. L’objectif avoué de cette revue était précisément d’éveiller les esprits, afin qu’un mouvement de grande ampleur puisse naître.
Si son séjour à Paris permet à Afghani de soutenir la revue qu’il fonde avec ‘Abduh, il est également l’occasion pour lui d’entrer en contact avec des intellectuels français de premier plan à l’époque, et en particulier avec Ernest Renan. Ce dernier donne en 1883 une conférence à la Sorbonne qui a pour titre « L’islam et la science », et dans laquelle il pose l’incompatibilité de l’islam et de la science moderne. Renan parle alors de « la décadence des Etats gouvernés par l’islam, la nullité intellectuelle des races qui tiennent uniquement de cette religion leur culture et leur éducation » [3]. Il reconnaît l’existence d’une science et d’une philosophie dites « arabes », mais il affirme que leur contenu était seulement grec en disant qu’elles n’avaient d’arabe que la langue.
Dès le lendemain de cette conférence, Afghani entreprend de répondre à Renan. Il nous faut retenir deux points essentiels de sa réponse. Afghani considère d’une part qu’il fut un temps où les sciences rationnelles se sont épanouies dans un contexte islamique et arabe et qu’elles sont en ce sens des sciences proprement islamiques. Par ailleurs, il considère que c’est la langue qui détermine l’appartenance à une nation et différentie les nations les unes des autres. De ce point de vue, des sciences exprimées en arabe ne peuvent être qu’arabes. Le second point sur lequel insiste Afghani est la nécessaire introduction d’un point de vue historique sur ces problèmes. Il rappelle alors que l’islam est une religion plus jeune que le christianisme et que la réforme que Luther a proposée à la chrétienté n’était pas encore venue en islam. Or, la réforme n’est pas l’abandon de la religion, mais plutôt la circonscription d’un espace propre à la religion. Si le christianisme peut jouer le rôle de guide moral sans encombrer la recherche scientifique, alors l’islam le peut également. Pour cela, il a besoin d’un réformateur pareil à Luther… Afghani imaginait sans doute qu’il aurait une influence similaire à celle de Luther et se pensait volontiers comme son avatar musulman.
Toutefois, Afghani ne se contente pas de dire que l’islam est capable de s’adapter au même titre que le christianisme, il va plus loin en affirmant une supériorité de l’islam, dont l’essence serait la même que celle du rationalisme moderne. L’islam est pour lui la seule religion vraie, complète et parfaite. Il était ainsi prêt à accepter les critiques que Renan pouvait faire de l’obscurantisme chrétien mais souhaitait montrer que ces critiques ne s’appliquent pas à l’islam.
Cet aspect de la pensée d’Afghani dépasse le cadre de sa controverse avec Renan et il importe de voir qu’elle s’inscrit dans une réflexion sur l’essence même de l’islam. Contrairement à Tahtawi ou Khayr al-Din, qui s’étaient contentés de montrer la compatibilité des institutions modernes et de l’islam, Afghani se livre à une réflexion en profondeur sur l’islam lui-même, indépendamment des évolutions modernes.
Afghani définit ainsi l’islam comme la croyance en un Dieu transcendant, en l’existence de la prophétie, et en la création de l’univers par Dieu. Bien que tolérant dans de nombreux domaines, il ne pouvait faire aucune concession sur ces trois points. Il a pris position contre un certain nombre de mouvements naissants à la fin du 19e siècle, et notamment contre le mouvement dit « moderniste » de Sayyid Ahmad. Ce dernier s’inscrivait dans une perspective naturaliste qui consistait à nier l’existence d’une transcendance divine et à faire de l’homme l’unique juge sur la terre. Selon Sayyid Ahmad, le Coran devait être interprété par la raison humaine et la loi islamique n’était pas l’essence de l’islam : toute loi devait être fondée sur la nature. Cette perspective est bien différente de celle d’Afghani. En effet, alors qu’Ahmad soumettait l’islam à la raison humaine, Afghani affirmait l’identité de l’islam et de la raison humaine. Selon lui, l’islam est la foi en la transcendance et la croyance en la raison. La raison humaine est capable de retrouver les résultats de la prophétie, et il est impossible qu’elle entre en contradiction avec cette dernière. Si la prophétie demeure toutefois nécessaire, c’est avant tout parce qu’elle a un rôle pratique, celui de lutter contre les désirs et les passions humaines.
Il écrivit une réponse à Ahmad et aux autres mouvances de ce genre dans une Réfutation des matérialistes, seul ouvrage publié d’Afghani. Il y rappelle que toute vraie religion doit enseigner trois vérités : 1) l’homme est monarque sur la terre, 2) la meilleure communauté est la communauté religieuse, 3) il a été envoyé sur terre pour se perfectionner et préparer l’autre vie. À ces trois vérités correspondent trois vertus : la modestie (haya’), la confiance (amana) et l’honnêteté (sidq).
Si Afghani a été un grand penseur de l’islam comme religion et comme corps de doctrines, il a aussi réfléchi en profondeur aux causes de ce qu’il considérait être un déclin des pays musulmans. Sa défense intransigeante de la religion musulmane ne pouvait le conduire à mettre en cause la religion elle-même dans ce déclin, et c’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles il sera amené à réfléchir à l’islam comme civilisation.
Selon Hourani, ce point constitue véritablement l’originalité de la pensée politique d’Afghani par rapport à ses prédécesseurs. Ce dernier était en effet un grand lecteur de Guizot et admirait tout particulièrement sa conceptualisation de l’idée de civilisation. Selon Guizot, le progrès de la civilisation passe par le développement social et le développement individuel, qui impliquent respectivement l’unité (ou solidarité) et l’exercice de la raison. Dans cette description d’une civilisation parfaite, Afghani croit reconnaître l’islam en son âge d’or, et démontre ainsi historiquement la possibilité d’une civilisation islamique supérieure. Afghani applique ce schéma aux sociétés musulmanes dont il est contemporain et considère qu’il faut à la fois accepter les sciences européennes comme un fruit de la raison humaine universelle et restaurer l’unité de l’oumma.
L’appel à l’unité de la communauté musulmane est l’un des thèmes directeurs de la pensée d’Afghani. L’unité à laquelle il aspire ne doit pas être un artifice dicté par les dirigeants, mais plutôt une solidarité effective dans la population. La solidarité de l’oumma devait selon lui se matérialiser par la conscience en chacun de sa responsabilité à l’égard des autres membres de la communauté, et par la volonté de vivre ensemble pour la prospérité de la communauté. La pensée d’Afghani était ainsi fondée sur un système éthique assez précis. C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles il affirmait que les sociétés musulmanes ne pourraient s’approprier les sciences modernes qu’à la condition de l’acquisition d’un système de moralité sociale solide.
Si Afghani s’est inspiré de Guizot pour faire de l’unité l’un des ferments de la civilisation, il s’éloigne pourtant explicitement d’une conception européenne qui valorise la solidarité nationale au détriment d’une solidarité religieuse jugée moribonde. Il pose l’existence d’une différence essentielle entre le christianisme et l’islam. Selon lui, le fanatisme a été rare en islam, et la solidarité religieuse est indispensable au progrès dans les pays musulmans.
Afghani a donc donné une expression plus systématiquement religieuse aux impulsions réformistes de Tahtawi et de Khayr al-Din. Contrairement à eux, son problème est moins celui du pouvoir politique et de son organisation que celui des sociétés musulmanes elles-mêmes et de la civilisation comme faisant partie intégrante de la religion. Cette différence de perspective lui permettra sans doute de réfléchir plus en profondeur à l’idée de réforme, qui ne se présente plus avec lui comme une simple réforme constitutionnelle, mais comme une réforme plus profonde de la religion elle-même, unique condition à un progrès des sociétés. C’est ainsi que Jamal al-Din al-Afghani confirme les intuitions qui étaient au fondement de la Nahda, et ouvre la voie au « réformisme islamique », qui connaitra à sa suite une fortune considérable, ainsi que de nombreux bouleversements, de son disciple ‘Abduh jusqu’à Rashid Rida.
Bibliographie :
– Albert Hourani, Arabic thought in the liberal age 1798 – 1939, Cambridge University Press, 1983.
– Niki R. Keddie, Sayyid Jamal ad-Din al-Afghani : A Political Biography, University of California Press, Berkeley, 1972.
– Niki R. Keddie, « Afghani, Jamal al-Din », in. Encyclopœdia Iranica, Center for Iranian Studies, University of Columbia
http://www.iranicaonline.org/articles/afgani-jamal-al-din
– Cours de Samy Dorlian, « Histoire des idées politiques dans le monde arabe contemporain », ENS, 2011-2012.
Ines Aït Mokhtar
Ines Aït Mokhtar est écrivaine et chercheure indépendante. Agrégée de philosophie et docteure en théorie politique de l’Université de Cambridge, elle s’intéresse à l’histoire des mondes arabes, et notamment aux sources intellectuelles et esthétiques de la modernité politique arabe.
Notes
[1] Niki R. Keddie, Sayyid Jamal ad-Din al-Afghani : A Political Biography, préface, p. viii.
[2] Muhammad ‘Abduh deviendra son disciple, avant de connaître un parcours personnel glorieux.
[3] E. Renan, « L’islam et la science », cité par A. Hourani, in Arabic thought in the liberal age, p. 120.
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