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Sohrawardî, 1155 -1191 (2/2)

Par Benoît Berthelier
Publié le 03/09/2018 • modifié le 15/04/2020 • Durée de lecture : 8 minutes

Sohrawardî héritier multiple : platonisme, zoroastrisme et péripatétisme

Sans vouloir rentrer plus en détail dans la métaphysique des Orientaux (ishrâqîyûns), notons simplement qu’il s’y trouve inscrit un héritage péripatéticien et avicennien, un héritage plotinien (que Sohrawardî prend selon toute vraisemblance pour un héritage aristotélicien, la « Théologie d’Aristote » étant une refonte de textes de Plotin) mais aussi zoroastrien (la hiérarchie des lumières que décrit Sohrawardî correspond à la hiérarchie des archanges zoroastriens, les Amahraspands). Sur ce dernier point, il faut se garder de croire, comme le rappelle à juste titre Henry Corbin, que Sohrawardî serait lui-même zoroastrien : il est d’abord et avant tout un musulman. C’est dans l’islam que Sohrawardî conjugue pensée rationnelle et expérience mystique, le ta’wil, l’herméneutique du sens caché des révélations divines, ayant toutefois « la puissance d’englober le sens de la prophétie zoroastrienne » (1).

Ainsi, comme le dit Ch. Jambet, l’œuvre de Sohrawardî est-elle d’abord une « synthèse de la prophétologie islamique, de la sagesse des Grecs et de la sagesse de l’ancienne Perse » (2). Cette synthèse, Sohrawardî la qualifie, en des termes plus spirituels, de « résurrection », c’est-à-dire qu’il lui redonne un présent, ou plutôt qu’il l’actualise comme présence. Légataire insolite d’héritages multiples, Sohrawardî rassemble ainsi pour la première fois, bien avant le philosophe byzantin Gémiste Pléthon (1355/60-1451/52), les noms de Platon et de Zarathoustra dans une même métaphysique où les Idées platoniciennes sont interprétées en termes d’angélologie zoroastrienne (3). Comme Sohrawardî le dit lui-même dans le Prologue du Livre de la sagesse orientale : la « connaissance des pures lumières (…) fut en effet l’expérience-intime de Platon, l’Imâm et le chef de file de la Sagesse (…) », lui-même successeur de « Hermès, père des sages théosophes » et d’« Empédocle, Pythagore et quelques autres encore » (4). Pour Sohrawardî, ce sont là les maillons d’une même chaîne qui court jusqu’à l’ancienne Perse et ses grands sages – Jâmasp, Frashoshtra, Bozorgmehr, Zarathoustra, mais aussi ses grands rois – Gayomart, Fereydûn, Kay Khosraw. La généalogie de l’Ishrâq est historiquement et géographiquement multiple mais spirituellement une en tant qu’elle est le fruit d’une seule et même gnose. Sorte de philosophia perennis, la philosophie « orientale » procède d’un même « Levain éternel » (al-khamîrat al-azalîya) qui constitue la trame d’une véritable « hiérohistoire », pour reprendre l’expression de Corbin, comprise comme le déroulement dans l’âme, et non dans les faits, du cycle de la prophétie (walâyat). En d’autres termes, Sohrawardî pense qu’une même religion intérieure s’est perpétuée, de cycle en cycle, depuis Hermès et Agathodaimon jusqu’aux sages de l’ancien Iran, puis enfin jusqu’à Platon et Aristote (qui est en réalité le Plotin de la Théologie).

Quoique Sohrawardî se présente comme l’héritier de ces grands sages grecs et perses, il est plus directement influencé dans sa philosophie par Aristote et Avicenne. Si, comme le note D. Gutas, les raisons profondes pour lesquelles Sohrawardî se présente ainsi, et tout particulièrement comme un disciple de Platon plutôt que d’Avicenne, peuvent rester obscures (5), il faut sans doute aussi voir qu’Avicenne et Aristote ont une influence sur Sohrawardî qui n’est pas du même ordre que celle de Platon et des sages de l’ancienne Perse. L’influence d’Aristote et d’Avicenne n’est pas spirituelle mais historique et « philosophique » : Sohrawardî n’a pas à « ressusciter » les péripatéticiens mais au contraire à s’en détacher de manière critique. Ainsi Sohrawardî réforme-t-il en profondeur la logique et la physique d’Aristote par sa métaphysique de l’illumination. La physique en particulier n’est plus la connaissance objectivante des principes et des éléments des choses naturelles chez Sohrawardî mais « un apprentissage du regard intérieur qui, progressivement, métamorphose l’univers des corps en un théâtre des théurgies angéliques » (6).

La métaphysique « orientale » oblige aussi à amender en profondeur l’épistémologie avicennienne. Celle-ci, d’inspiration péripatéticienne, a un fondement double : la syllogistique et la progression nécessaire de la logique, du simple au complexe d’une part ; la connaissance immédiate des vérités par certaines âmes « éclairées » grâce à « l’intuition » (hads), d’autre part. Toutefois, il ne s’agit pas là d’une opposition de nature mais plutôt d’une dualité de degré chez Avicenne : l’intuition consiste en la saisie des intelligibles par la pensée raisonnante (donc démonstrative) mais avec une vivacité inouïe. Les règles de la logique aristotélicienne continuent de s’appliquer à l’intuition (7). Pour Sohrawardî, cette homologie entre intuition et logique aristotélicienne n’a pas lieu d’être car selon lui la connaissance est toujours intuitive, mais pas au sens d’Avicenne. Connaître c’est connaître intuitivement, au présent, « par le présent », c’est-à-dire aussi dans la présence, dans la lumière orientale. Connaître pour Sohrawardî, c’est s’ouvrir progressivement au monde des lumières archangéliques auquel le sage accède non pas par la raison mais par l’imagination. De l’épistémologie, on débouche ainsi sur une théorie des facultés, là aussi très critique de l’avicennisme : les facultés de l’âme sont soumises à un pouvoir unifiant dont l’épicentre est une sorte d’imaginatio vera qui, entre les facultés sensibles et l’entendement raisonneur, est l’organe noétique propre du dévoilement du monde intermédiaire des lumières archangéliques. Ce monde intermédiaire est monde « imaginal » (‘alâm al-mithâl), comme le dit Corbin, « intermonde » entre réalités sensibles et réalités intelligibles. C’est dans cet intermonde, ce mundus imaginalis, que se donne la révélation, sous formes d’images (ou pour le dire autrement de « visions ») qui sont les pures apparitions, à la corporalité subtile, des lumières archangéliques.

Politique de l’ésotérisme : martyre et postérité de Sohrawardî

La métaphysique illuminative n’est donc pas une simple « variation » sur l’analogie noétique de la lumière issue d’Aristote (Traité de l’âme, III, 5), à laquelle les philosophes arabes ont souvent recours pour décrire la façon dont l’intellect agent, donateur des formes, « éclaire » la saisie des intelligibles par l’âme – chez Al Fârâbî et Averroès notamment. Chez Sohrawardî, la lumière est le réel : il ne s’agit pas d’une analogie mais d’une vérité, et cette lumière est d’un autre genre que celle décrite par les philosophes du kalâm. La lumière des Orientaux ne préside pas à une intellection mais à un dévoilement. Ce dévoilement implique le ta’wîl, l’herméneutique ésotérique, c’est-à-dire l’exégèse symbolique de la révélation en ses différents niveaux. De l’exposé doctrinal, le sage doit extraire un sens caché, prophétique, qui le conduit au récit mystique, vécu comme événement dans l’âme, et non pas dans les faits, du dévoilement de ce sens. L’ésotérisme de la métaphysique sohrawardienne ne se réduit donc pas à la dissimulation de ce que la vérité philosophique peut avoir de subversif ou d’incompréhensible pour l’homme du commun (8) : elle implique une herméneutique qui s’actualise dans une geste mystique.

La place faite par Sohrawardî au récit mystique dans la connaissance n’est pas sans conséquence, en particulier d’un point de vue politique. Depuis Platon et Al-Fârâbî (9), la tradition admet, à quelques variations près, que le gouvernement des hommes dans la cité parfaite doit revenir au philosophe, du fait de la supériorité de son savoir. Pour Sohrawardî, on l’a dit, le philosophe, c’est-à-dire celui qui détient un savoir spéculatif dialectique, ne dispose pas de la connaissance la plus haute : ce n’est donc pas à lui qu’incombe le gouvernement de la cité. En effet, dans le Prologue du Livre de la sagesse orientale, Sohrawardî distingue trois types de sages (hakim) : le théosophe qui a « pénétré dans la divinisation de soi (al-ta’alluh) et dans le savoir dialectique », à qui revient suprêmement l’autorité ; le philosophe « parfaitement maître de la spéculation philosophique mais dépourvu d’expérience mystique » ; le sage, qui a « pénétré très avant dans la divinisation de soi mais à qui manque le savoir dialectique » ou qui du moins « reste moyen dans le savoir dialectique ». Ce dernier, le monde « n’[en] sera jamais privé » et est « plus digne de l’autorité que le dialecticien », c’est-à-dire que le philosophe (10). La « divinisation de soi » renvoie ici au processus ascétique et mystique permettant à l’âme de se rendre « semblable à Dieu ». L’« autorité » dont il est question suppose la divinisation de soi parce qu’il ne s’agit pas d’une autorité strictement politique : le sage mystique, le « Pôle » comme le dit Sohrawardî, est le légitime détenteur de l’autorité spirituelle, même s’il est entièrement inconnu des hommes, même s’il reste caché – on voit là toute la parenté de la pensée de Sohrawardî avec le chiisme. Sohrawardî ne cherche pas à dessiner les contours d’une « cité parfaite », par opposition à un régime imparfait, comme le fait Fârâbî par exemple. Il veut plutôt repenser le khalifat à partir d’une perspective non pas politique ou juridique (souvent caractéristique du sunnisme) mais mystique (11). Le « platonisme » de Sohrawardî est ainsi tout relatif de ce point de vue : il est plutôt un néoplatonicien d’inspiration chiite qu’un véritable disciple de Platon (12).

Sohrawardî est exécuté sur ordre de Saladin à Alep en 1191. Après avoir été plusieurs fois incriminé par les docteurs de la Loi et avoir perdu le soutien de son protecteur, il est jeté en prison et mis à mort. De là que l’histoire le retiendra à la fois comme Shaykh al-Ishrâq (le maître de la sagesse orientale) et comme Shaykh al-maqtûl (le maître mis à mort). Les conséquences politiques de sa doctrine ne sont sans doute pas étrangères à sa disgrâce. En effet, l’idée d’un imam caché à qui reviendrait une pleine autorité ressemble trop au chiisme ismaélien pour laisser les docteurs de la Loi indifférents (13). En dépit de cette disparition prématurée, Sohrawardî laisse derrière lui une œuvre considérable qui sera reprise et commentée par Shams al-Dîn Shahrazûrî (mort en 1288, auteur d’un synthétique Traité de l’arbre divin), Ibn Kammûna (savant juif cherchant à comparer les trois monothéismes) et Qotb al-Dîn al-Shîrâzî (mort en 1311, auteur d’un traité original intitulé La Perle et la couronne). L’influence de Sohrawardî s’étend jusqu’à l’Égypte, où Rabbi David Maïmonide s’inspirera très largement de sa métaphysique (14), mais aussi jusqu’au Maghreb et en Andalus où il fera longtemps autorité parmi les philosophes soufis (15). De façon générale, les successeurs d’Avicenne et de Sohrawardî s’intéresseront à chacun des deux maîtres en tentant d’incorporer leurs héritages divergents. Ainsi Ibn Abî Ghumhûr al-Ahsâ’î évoque-t-il la nécessité de « se référer (…) aux deux philosophies (c’est à dire les théories d’Avicenne et de Sohrawardî) », ce qui témoigne de l’influence que continue d’exercer Sohrawardî plusieurs siècles après sa mort (16).

Avec la naissance de l’Ecole d’Ispahan à partir de la fin du XVIe siècle, la philosophie de Sohrawardî connaît une nouvelle jeunesse qui culmine au XVIIe siècle dans les gloses de Mollâ Sadrâ Shîrâzî, autre penseur majeur de la philosophie iranienne. En Occident, il faut toutefois attendre les travaux pionniers d’Henry Corbin au début du XXe siècle pour que l’œuvre du Shaykh se fasse connaître.

Lire la partie 1 : Sohrawardî, 1155 -1191 (1/2)

Lire également :
 Henry Corbin, 1903-1978 (1/2)
 Henry Corbin, 1903-1978 (2/2)
 Al-Fârâbî (1) : Les fondements d’une philosophie politique
 Al-Fârâbî (2) : Faire renaître la philosophie
 Bagdad au Moyen Âge

Notes :

(1) CORBIN, H., En islam iranien. Aspects spirituels et philosophiques, Tome II, Sohrawardî et les Platoniciens de Perse, Paris : Gallimard, « Bibliothèque des idées », p. 10.
(2) JAMBET, Ch., op. cit., p. 37.
(3) SHAYEGAN, D., op. cit., p. 188.
(4) SOHRAWARDÎ, S. Y., Le Livre de la sagesse orientale, avec les commentaires de Qotb Shîrâzî et de Mollâ Sadrâ Shârâzî, trad. H. Corbin, Verdier, « Islam spirituel », 1987, p. 88-90.
(5) GUTAS, D. (2003). “Essay-Review : Suhrawardi and Greek Philosophy”, Arabic Sciences and Philosophy, 13, p. 303-309.
(6) JAMBET, Ch., « SOHRAWARDĪ ou SUHRAWARDĪ SHIHĀBODDĪN YAHYĀ - (1155-1191) », Encyclopædia Universalis [en ligne].
(7) RUDOLPH, U., op. cit., p. 105-106.
(8) STRAUSS, L., « La persécution et l’art d’écrire », in La Persécution et l’Art d’écrire, trad. O. Sedeyn, Paris : Gallimard, « Tel », 2009.
(9) AL-FÂRÂBÎ, Opinions des habitants de la cité vertueuse, éd. & trad. A. Cherni, Paris : Albouraq, « Sagesses musulmanes », 2011.
(10) SOHRAWARDÎ, S. Y., Le Livre de la sagesse orientale, op. cit., p. 88-90. Voir aussi SOHRAWARDÎ, S. Y., Œuvres philosophiques et mystiques, t. II, éd. Henry Corbin, Téhéran, Institut français de recherche en Iran, Paris, Adrien Maisonneuve, coll. Bibliothèque iranienne 2, 1952, p. 11-12 (cité par Ch. Jambet, op. cit., p. 170.)
(11) JAMBET, Ch., op. cit., p. 169.
(12) JAMBET, Ch., op. cit., p. 173.
(13) RUDOLPH, U., op. cit., p. 103.
(14) MAÏMONIDE O. & D., Deux Traités de mystique juive. Le Traité du puits, Le Guide du détachement, trad. & éd. P. B. Fenton, Paris : Verdier, 1987.
(15) JAMBET, Ch., op. cit., p. 38.
(16) Cité dans RUDOLPH, U., op. cit., p. 122.

Publié le 03/09/2018


Benoît Berthelier est élève de l’Ecole Normale Supérieure. Il suit actuellement le master d’histoire de la philosophie de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne.


 


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