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Jacques Berque, Musiques sur le fleuve. Les plus belles pages du Kitâb al-Aghâni

Par Chakib Ararou
Publié le 07/09/2018 • modifié le 26/04/2020 • Durée de lecture : 6 minutes

Il s’agit donc de rien de moins qu’une tentative de revivification de ce maître ouvrage de l’époque abbasside, immense archive de la poésie arabe et condensé de mémoire de ses auteurs, réalisée au Xe siècle. Au commencement est une commande déjà vieille d’un bon siècle, à l’authenticité du reste discutée : celle du calife Harûn al-Rashîd qui avait sollicité le grand musicien Ibrâhîm al-Mawsilî pour réunir les cent plus belles pièces chantées en arabe. Par crainte de rivaliser avec les quatre-vingt-dix-neuf noms de Dieu, on s’abstient alors de porter le chiffre à cent chants. Al-Açfahânî prend appui sur ce florilège, rédigeant les notices des auteurs des chefs-d’œuvre retenus, puis élargit l’ambition de l’ouvrage et collige « à mi-chemin des auteurs d’anthologie et des historiens (2) », récits et anecdotes cinquante années durant, accouchant à la fin de vingt-cinq volumes. C’est de cette étourdissante matière que Berque se fait à son tour, par le truchement du français, le compilateur et l’historien. Le singulier jeu de poupées russes mérite à coup sûr une halte attentive, au seuil du texte, pour comprendre comment le grand arabisant français a abordé ce monument.

Une œuvre intranquille : contexte et postérité

Le temps de la vie d’al-Açfahânî, nous dit Jacques Berque, est celui des convulsions de l’Empire : occupation de La Mecque par les Qarmates en 930, gloire des Hamdanides d’Alep, puissante dynamique ismaélienne en Afrique du Nord, conflits sectaires en Mésopotamie même. Le Kitâb al-Aghâni et son auteur sont donc fils temps intranquilles, et l’on reprocherait presque à Berque de passer un peu pudiquement sur la trajectoire personnelle d’al-Açfahânî : un khabar (ainsi se nomme le genre de la notice biographique auquel s’adonnait notre auteur) offrant à part les grandes étapes de l’existence du descendant d’Omeyyade et natif d’Ispahan auraient été bienvenu. Notons cependant ce dont l’introduction nous instruit. On découvre Abu al-Faraj chi’ite d’obédience zaydite, mais fort peu enclin à appuyer les thèses de sa doctrine religieuse personnelle : « rien, dans l’ouvrage, ne sent le zélote, c’est le moins qu’on puisse dire, mais plutôt le dilettante jouisseur (3). » Les vifs débats qui secouent l’islam de son temps n’affleurent pas plus dans le maître ouvrage d’un auteur qui, pourtant, avait consacré à la descendance d’Ali un ouvrage sans ambiguïté sur ses options : le Maqâtil al-Tâlibiyyîn. Surtout, Berque s’étonne, et nous à sa suite, de ne pas trouver dans les vingt-cinq volumes du Livre des chansons mention du supplice fait à Bagdad au mystique et poète Al-Hallâj à Bagdad en 922 (Abu’l-Faraj était alors un jeune homme d’une vingtaine d’années). On s’attend en effet, de la part d’un contemporain, à quelques digressions sur un évènement si traumatique, dont la victime fut de surcroît un poète de tout premier ordre. Les conclusions du maître sont prudentes sur le cas : « Loi du genre, application de la shi‘ite taqîya, paradoxale indifférence ? Difficile de trancher. Sans doute ce texte géant ne livre-t-il pas tous ses secrets (4). » Frustrants points de suspension, en effet, qui gagneraient à trouver leur enquêteur.

Plus substantielle est, dans le travail de Berque, la part faite à la réputation dont ont joui à l’époque classique le livre et son auteur, puis son arrivée aux rivages d’Europe de l’Ouest au XIXe siècle. Pour le premier cas, le Kitâb al-Aghâni est immédiatement considéré comme un chef-d’œuvre de taille, et ce par les plus sérieuses autorités intellectuelles qui soient : l’érudit Ibn al-Nadîm, auteur du Kitâb al-Fihrist (Livre de l’Index), puis Al-Khatîb al-Baghdâdî, plus tard encore Ibn Khaldûn lui-même qui y voit un livre inégalable. On pourrait tempérer ce concert d’éloges en recourant à la parole d’un savant plus rigoriste, le hanbalite Ibn al-Jawzî, qui recommande la plus sévère méfiance à l’égard d’un ouvrage « blâmable et irrecevable ». L’enthousiasme devant la somme n’en demeure pas moins partagé, à défaut d’être unanime. En France, c’est par Le Caire qu’il faudra passer pour qu’al-Açfahâni s’invite. Le privilège revient à Stendhal de relever en pionnier, dans son De l’amour (1826), l’existence de cet ouvrage ramené de l’expédition de Bonaparte en Égypte. Berque en profite, dans une de ces digressions qui font le bonheur de ses lecteurs les moins convaincus, pour relever ce propos à l’ironie étonnante de l’auteur de Lucien Leuwen sur les poètes arabes et l’indifférence qui les entourait encore alors dans les universités d’Europe : « Jamais aucune imitation des Grecs ou des Romains ; c’est ce qui les fait mépriser des savants (5). » Moins d’une décennie plus tard, en 1835, un premier savant français, Quatremère en signale l’existence dans le Journal asiatique, tout en déplorant ses « traits d’une licence révoltante » qu’un lecteur français ne saurait admettre. Voilà donc tout pour ce que Jacques Berque nomme les « introducteurs cautionneux d’Açfahâni parmi nous (6). »

Dans l’atelier d’al-Açfahânî

La partie la plus passionnante de l’introduction de Berque est celle qui interroge la construction du Kitâb al-Aghânî. La première matière de l’ouvrage d’al-Açfahânî, ce sont les sources, pour la plupart orales et introduites par ces expressions caractéristiques de la pratique du hadîth : « akhbaranî », « haddathanî » ([X] m’a informé, m’a entretenu…). En somme, Al-Açfahâni recourt à l’isnâd, la référence authentifiant les épisodes de la vie du prophète de l’Islam, dans le champ de l’histoire littéraire, avec les mêmes circonvolutions parmi les transmetteurs successifs qui fait la singularité du genre. Al-Açfahânî ne tiendrait pas cette méthode de sa seule piété, mais bien d’une participation, dans sa jeunesse, à l’entreprise intellectuelle d’établissement de ces dits prophétiques. C’est donc un praticien de la discipline qui opère cette curieuse translation. Pour le dire avec Berque, « l’auteur agit en pieux collectionneur des traditions orales, s’évertuant à en trouver d’inédites et soucieux de les situer dans une chaîne, silsila, qui les relie à leur source (7) ».

De cette construction, malgré les forts soupçons qui n’ont pas manqué d’émerger au fil du temps sur lesdites sources, vient sans doute une des fortunes de l’œuvre : celle d’être souvent abordée comme une immense carrière de références plutôt qu’en texte littéraire dont l’agencement et le style propres préoccupent les lecteurs. Pourtant, le Livre des chansons est tout sauf un édifice de hasardeuse architecture : Berque propose la métaphore de la rosace pour décrire la manière, nullement linéaire, dont al-Açfahânî l’exécute. L’ouvrage débute par les notices des poètes et compositeurs des fameuses chansons colligées sous Harûn al-Rashîd, socle d’où il déploie patiemment son exploration, l’élargissant tantôt aux grands poètes classiques, tantôt aux petits artisans oubliés du vers et de la mélodie. Le plus intéressant, ici, est de retenir l’interprétation que propose Berque, toujours avec beaucoup d’éloquence : cette construction reflète, dit-il, « l’afflux torrentiel d’expériences et d’images provoqué par l’expansion de l’empire islamique, par l’organisation de l’État Omeyyade, puis abbasside (…) (8) ».

L’invitation qui nous est faite s’énonce donc comme suit : Berque souhaite, en commentateur et en traducteur, arracher Asfahânî à son statut d’antiquaire amassant les curiosités diverses en un chaos sympathique, pour faire valoir la grande valeur artistique du texte, et l’intelligence des choix de son auteur. Première constatation : le primat accordé au chant sur le poème par le titre de l’ouvrage lui-même ne peut être considéré avec légèreté. Berque rappelle à ce sujet la tradition déjà extrêmement structurée qui régnait en fait de musique dans la Bagdad du Xe siècle. Parmi les devanciers, l’al-Mawsilî dont nous avons déjà vu le rôle précurseur dans la genèse historique de l’œuvre, fait figure de grand codificateur classique. Abu’l-Faraj contracte une autre dette dans ce domaine, à l’égard du musicologue Ibn al-Munajjim, théoricien du chant et de ses pouvoirs dont il tire ce que son rapport à la musique a de plus savant. Le grand compendium de la poésie arabe classique n’est donc pas dédié au pur poème mais bien à la « réciproque appropriation entre une langue intelligible et une musique instrumentale, celle-ci et celui-là conjuguant leurs effets par la médiation de la voix humaine. » On entre ainsi dans l’ouvrage riche des questionnements suggérés par Berque. À charge pour chacun d’en faire ensuite son propre miel…

Jacques Berque, Musiques sur le fleuve. Les plus belles pages du Kitâb al-Aghâni, Paris, Albin Michel, 1995.

Notes :
(1) Jacques Berque, « Introduction » dans Musiques sur le fleuve. Les plus belles pages du Kitâb al-Aghâni, Paris, Albin Michel, 1995, p. 9.
(2) Ibid, p. 28.
(3) Ibid., p. 51.
(4) Ibid., p. 52.
(5) Cité par Jacques Berque, Ibid., p. 413 note 65.
(6) Ibid., p. 32.
(7) Idem.
(8) Ibid., p. 35.

Publié le 07/09/2018


Chakib Ararou est élève de l’École Normale Supérieure, diplômé de deux masters en lettres modernes et en traduction et actuellement en licence d’arabe à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales.
Il a collaboré à diverses revues, comme Reliefs et Orient XXI, en tant que traducteur.
Il a vécu à Rabat et au Caire et s’intéresse aux littératures et à l’histoire de la région.


 


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