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« Ibn Khaldûn, penseur de la civilisation », compte rendu de la conférence de Gabriel Martinez-Gros à l’auditorium du Louvre, le 3 novembre 2014

Par Delphine Froment
Publié le 01/12/2014 • modifié le 03/04/2020 • Durée de lecture : 17 minutes

Gabriel Martinez-Gros est professeur d’histoire médiévale de l’Islam à l’Université de Paris-Ouest Nanterre-La Défense. Spécialiste d’al-Andalus, il a consacré une part importante de sa recherche à la dynastie des Omeyyades de Cordoue (VIIIe-XIe siècle) dont il a analysé le discours de légitimation. Il s’est aussi attaché à faire le lien entre politique et culture dans l’Espagne andalouse en traduisant le plus célèbre texte littéraire andalou, le Collier de la Colombe d’Ibn Hazm. Depuis une quinzaine d’années, il a mis l’œuvre et la pensée d’Ibn Khaldûn au centre de ses préoccupations, devenant une immense référence sur le sujet. C’est à Ibn Khaldûn que sont consacrés deux de ses livres Ibn Khaldûn et les sept vies de l’Islam (Actes Sud, 2006) et Brève histoire des Empires (Seuil, 2014).

Avec Lucette Valensi, Gabriel Martinez-Gros a été en 1999-2002 le premier co-directeur de l’Institut d’études de l’Islam et des sociétés du monde musulman, principal centre de recherches de l’EHESS sur l’Islam.

Il a également publié :
 L’idéologie omeyyade. La construction de la légitimité du califat de Cordoue, Madrid, Bibliothèque de la Casa de Velázquez, Madrid, 1992.
 Identité andalouse, Paris, Sindbad Actes Sud, 1997.
 De l’amour et des amants, traduction de l’arabe du Tawq al-hamâma fî-l-ulfa wa-l-ullâf d’Ibn Hazm (Le Collier de la Colombe sur l’amour et les amants), Paris, Sindbad, 1992.
 En collaboration avec Lucette Valensi, L’Islam en dissidence, genèse d’un affrontement, Paris, Seuil, 2004, réédité Point-Seuil, 2013.

Au cours d’une conférence d’une heure donnée au Louvre le 3 novembre 2014, Gabriel Martinez-Gros a présenté la pensée d’Ibn Khaldûn, historien, philosophe, diplomate et homme politique arabe de renom.

C’est de manière particulièrement brillante qu’il a pu introduire son auditoire à l’œuvre d’Ibn Khaldûn, qu’il appelle lui-même une « œuvre d’exception », et qui est sans doute aujourd’hui moins connue qu’elle ne le fut à une époque où l’Europe dominait le monde et affichait l’ambition de rendre leur dû aux civilisations qui avaient précédé la nôtre dans ce qu’on n’hésitait pas alors à nommer les « progrès de l’histoire », les « progrès de l’humanité ». Au 20ème siècle, Arnold Toynbee, grand philosophe britannique de l’histoire, disait d’Ibn Khaldûn qu’il avait conduit la plus vaste et pertinente tentative pour expliquer l’histoire humaine avant le 19ème siècle : il le plaçait au-dessus de bien d’historiens grecs, d’Europe médiévale, chinois, au-dessus d’Hérodote, de Thucydide, de Polybe, de Machiavel…

Pourtant, la vie d’Ibn Khaldûn, qui est né en 1332 à Tunis et mort au Caire en 1406, qu’il nous a contée lui-même dans une autobiographie assez sobre, ne recèle ni exploit ni éclat, si ce n’est sa rencontre en 1401 avec le conquérant turco-mongol Tamerlan : c’est devant Damas assiégée, soumise à la terreur de la destruction. Ibn Khaldûn, qui est alors juge, est introduit auprès du conquérant pour tenter vainement d’adoucir le sort de la ville, et assiste impuissant à ce qu’il a théorisé toute sa vie. Toute la grandeur d’Ibn Khaldûn est là, dans la force de la pensée : tel un roseau, il plie et comprend seul le sens de l’incendie qui va tout dévorer et contre lequel il ne peut rien.

« L’impuissance » serait d’ailleurs la catégorie qui, propose Gabriel Martinez-Gros, qualifie le mieux la pensée d’Ibn Khaldûn.

Ibn Khaldûn : sa vie (1332-1406)

Né en 1332, à Tunis, il est originaire d’une vieille famille arabe engagée dans la conquête arabe qui s’était établie à Séville avant d’en être chassée au milieu du 13ème siècle et après un demi-millénaire passé en Espagne. Il naît presque un siècle après cet exil douloureux. Mais le milieu de sa jeunesse à Tunis puis à Fès est encore profondément sinon exclusivement andalou : comme il l’explique lui-même, dans sa Théorie de l’histoire, les Andalous monopolisent au Maghreb toutes les fonctions civiles et urbaines éminemment productives d’une société qui est au contraire politiquement dominée par des dynasties berbères et par des tribus de Bédouins arabes. Lui-même tire un profit immédiat de cette division des tâches (civiles pour les Andalous, militaires pour les Berbères et Arabes) puisqu’à 18 ans seulement, il entre dans la chancellerie des sultans de Fès, les plus puissants du Maghreb d’alors. Et jusqu’à 43 ans, il sera l’un des serviteurs éminents du Maghreb. Il touche ainsi à la réalité du pouvoir à plusieurs reprises, comme vizir notamment, mais aussi en prison parce que le pouvoir présente aussi des risques…

Brutalement, en 1375, il quitte le jeu et décide de se retirer pour écrire ses lois de l’histoire qu’il pense avoir découvertes, et dont la compréhension « déferle brutalement en quelques mois » sur son esprit.
Après avoir rédigé en quelques années une histoire universelle dont l’introduction résume ses lois, il part en 1382 pour le Caire, qui est alors la plus grande ville de l’Islam, dans l’espoir de trouver des étudiants pour leur expliquer ce qu’il a compris. Vite déçu par ses collègues, il est cependant adulé par un petit groupe de disciples brillants et à part. Il est assez reconnu cependant pour être nommé juge du rite malikite [1] au Caire, ce qui lui donne autorité sur tous les litiges de l’importante communauté maghrébine en Egypte (il y avait beaucoup de Maghrébins au Caire, et d’autant plus de voyageurs et de pèlerins).

C’est au Caire qu’il meurt en 1406, au cours d’une des pires décennies de l’histoire musulmane de l’Egypte, traversée par la famine et la peste, qu’il avait vue apparaître en 1348 à Tunis, qui avait tué son père et décimé ses maîtres andalous ainsi que sa famille. Au terme d’une vie d’une grande austérité, il est enterré dans une tombe du cimetière des soufis sans stelle (à sa demande) afin que son corps disparaisse dans l’anonymat. De lui, finalement, il ne reste que sa pensée.

Quelle pensée ?

La première surprise de taille pour une théorie du 14ème siècle, c’est que cette pensée part de réalités économiques. La question qui est au cœur de la pensée d’Ibn Khaldûn, est, en gros, la suivante : « Comment créer de la richesse dans des sociétés agraires établies depuis la fin du néolithique et dont les progrès économiques spontanés sont à près nuls, à vue humaine ? » Gabriel Martinez-Gros rappelle qu’entre le début de notre ère et l’an mil, la population, et donc probablement la richesse mondiale, n’ont pas du tout progressé. Créer de la richesse suppose donc de la rassembler artificiellement, par un mécanisme de coercition, à savoir l’impôt. On nomme « Etat » l’auteur et le bénéficiaire de ce prélèvement forcé ; le rassemblement de l’impôt crée des villes, où l’abondance des biens et l’abondance des hommes permet la division du travail, la spécialisation des métiers, et pour finir autorise les seules gains de productivité possibles.
Ce processus, qui accroit la richesse et multiplie les hommes, est forcé, artificiel, et coercitif. Il suppose donc le désarmement total des sujets sur lesquels pèse l’impôt pour qu’ils ne se rebellent pas contre cet impôt. Donc les avancées de la civilisation exigent les inégalités et même la tyrannie. En cela, Gabriel Martinez-Gros a fait remarquer qu’Ibn Khaldûn semblait plus proche de la philosophie politique de Hobbes que de Machiavel, auquel on le compare souvent. Mais il y a plus chez Ibn Khaldûn, en fait.
Il nomme « sédentaire » ce groupe densément peuplé, hautement productif, mais désarmé et soumis à l’impôt. Surtout, ce groupe est dépourvu de solidarité, une solidarité qui est d’ailleurs tout aussi dangereuse que les armes pour l’Etat. Mais l’Etat a besoin d’armes et d’un peu de violence, d’abord pour intimider ce que Gabriel Martinez-Gros a nommé le « troupeau producteur » et lui faire rendre l’impôt, et ensuite pour protéger ce troupeau des prédateurs environnants. Mais où l’Etat peut-il trouver cette violence interdite à ses propres sujets ? Faute de la trouver chez ses sujets, l’Etat va la quérir dans les périphéries tribales, qui lui échappent, périphéries où l’homme est rare et pauvre, mais où il est libre et armé, et surtout où il est solidaire de sa famille, de son clan, de sa tribu dont dépendent sa sécurité, sa survie, dans la disette, la maladie et le veuvage. Ce sont donc des noyaux ethniques, tribaux, totalement étrangers au reste de la population sédentaire, qui assurent dans le monde sédentaire les fonctions de violence et qui sont par conséquent inévitablement appelées au pouvoir. Donc par définition, d’après Ibn Khaldûn, tout pouvoir d’Etat est étranger aux masses productrices qu’il domine et qu’il protège : le propre du pouvoir est d’être étranger. Pour illustrer la pensée d’Ibn Khaldûn, Gabriel Martinez-Gros a rappelé l’exemple des conquérants arabes des débuts, où la majorité de la population qu’ils dominent n’est pas arabes, ou des armées de mercenaires turques, slaves, arméniennes… des califats de Bagdad, de Cordoue, du Caire aux 9-10-11ème siècles. On peut aussi citer le cas des tribus bédouines arabes qui fournissent les dynasties berbères du Maghreb du temps d’Ibn Khaldûn. Mais également le cas des Mamelouks sous l’autorité desquels Ibn Khaldûn vit au Caire. Seule l’Europe échappe en large part, au moins jusqu’à la fin du Moyen Âge, à cette démonstration ; tout simplement parce que les Etats européens n’ont pas réussi à obtenir et à imposer durablement l’impôt aux populations.

Mais l’infinie faiblesse de la société sédentaire prend sa revanche et finit par s’imposer avec le temps : de génération en génération, les descendants des guerriers et conquérants adoptent les usages et les vues de la société qu’ils dominent. Paradoxalement, l’Etat est fort, l’impôt est bas et la prospérité est générale quand les souverains sont à peine issus du monde barbare, frugaux par habitude, dédaigneux du luxe, et ignorants des artifices de la fiscalité. A ce moment-là, le roi et son entourage parlent à peine la langue de ses sujets. Mais ils savent les protéger sans en parler la langue. Deux ou trois générations plus tard, les descendants de ces fondateurs se sont policés, parlent la même langue que leurs sujets, ils en partagent le goût littéraire, mais perdent les guerres. Quand un souverain partage la langue et les manières de voir de ses sujets sédentaires, l’Etat, d’après Ibn Khaldûn, est condamné. Pas seulement parce qu’il n’a plus la force militaire de s’opposer aux assaillants, mais parce que ceux qui le gouvernent ne sont plus capables de penser dans les termes violents de l’Etat. Autrement dit, quand l’Etat n’est plus radicalement étranger à la masse de ses sujets producteurs, il est sur le déclin. Il n’y a pas d’Etat aux yeux d’Ibn Khaldun tant que n’est pas clairement établie dans l’Etat la distinction entre les fonctions de violence (dont sont chargés les « Bédouins ») et les fonctions de production (dont sont chargés les « sédentaires »).

Dès le 19ème, Ibn Khaldûn a été lu et analysé. Il a d’ailleurs, de tout temps, été scandaleux pour l’Europe. La question qui se pose d’abord, c’est de savoir pourquoi il est l’un des meilleurs et l’un des rares théoriciens de l’histoire avant le 18ème siècle. L’analyse d’un Thucydide ou d’un Machiavel ne touche finalement que le domaine du pouvoir, du politique. Ibn Khaldûn ne touche pas que le domaine du pouvoir, le politique : il met le politique en lien avec la situation sociale, la génération. Il est le seul à le faire. Le champ d’analyse d’Ibn Khaldûn, si on le compare avec Machiavel, est beaucoup plus vaste, sa vision du politique est beaucoup plus ample, parce qu’elle est enracinée dans un terreau social, dans une analyse de la production des richesses, des métiers, de la ville, de l’impôt ; il tire une théorie politique d’une observation économique et sociale. Or ce lien n’existe pratiquement pas ailleurs avant la fin du 18ème siècle.

Pourquoi ce lien n’a-t-il pas été fait avant, demande Gabriel Martinez-Gros ? Parce que les économies agraires sont largement perçues comme pratiquement immobiles, tout comme les conditions sociales : le travail, les métiers, la famille, l’autorité du père et des hommes, tout est vécu comme une évidence, intemporelle ; les mêmes règles s’affirmeraient partout dans le monde. Donc les conditions économiques et sociales ne sollicitent finalement pas la réflexion, à la différence du pouvoir politique qui, lui, change, et concentre l’intérêt des chroniques au Moyen Âge.

Le monde économique et social est finalement entré dans l’histoire au moment où il a connu de grands changements, où il a montré qu’il bougeait, et que cela se voyait « à l’œil nu ». C’est-à-dire avec les premières amorces de la modernité économique au tournant du 19ème siècle. Gabriel Martinez-Gros rappelle que le sociologue américain Ernest Gellner, qui était un profond admirateur d’Ibn Khaldûn, notait le fait que les grandes théories sur lesquelles on s’appuie encore aujourd’hui pour notre vision du monde économique et social sont nées entre 1780 environ (avec en 1778 La Richesse des nations, d’Adam Smith), et 1900 à peu près (avec la sociologie). Et ce, parce que le bouleversement des conditions sociales, économiques, et politiques permet à l’observateur de distinguer deux mondes : un avant et un après la révolution industrielle et la révolution politique (c’est-à-dire la Révolution française), qui sont à peu près contemporaines, et donc souvent confondues. Mais d’après Gellner, le mystère Ibn Khaldûn s’épaissit, car il a vécu bien avant le 18ème siècle et cette rupture brutale de modernité ; et pourtant, lui a compris dans une certaine mesure que ce monde immobile était finalement mouvant et directement lié à l’histoire politique. Ce qui le place parmi les hommes spontanément accueillis parmi les leurs par les penseurs du 19ème siècle : voilà pourquoi Ibn Khaldûn a suscité autant d’enthousiasme au 19ème siècle, et qu’on a même cru qu’il s’agissait d’un faux, qu’aucun homme du 14ème siècle n’aurait pu penser en ces termes !

Pourquoi Ibn Khaldûn a-t-il compris ? C’est qu’il a vu bouger quelque chose dans la vie sociale de son temps du 14ème siècle. D’après Gabriel Martinez-Gros, ce quelque chose, ce mouvement profond de la société, ce serait la peste et ses conséquences, c’est-à-dire la déperdition d’hommes et de richesses. Nous pensons toujours une évolution comme un accroissement (des ressources, des populations…) qui débouche sur la modernité (comme aux 18-19ème siècles) et la naissance de la réflexion sur la société ; mais là, c’est bien un recul brutal imposé par la peste aux sociétés médiévales qui fut une évolution, qui fut instructif pour qui savait voir. Or, Ibn Khaldûn a su voir cela. Il a su voir ce phénomène de déperdition humaine massive du milieu du 14ème siècle (la peste arrive en 1347-1348 en Méditerranée) à 1410-1420, probablement jamais vu en quatre millénaires. Ce qu’il a vu, c’est que le carnage de la peste, ajouté à celui, secondaire, des Mongols et de Tamerlan, a provoqué l’effondrement des masses fiscales et a eu un effet direct sur la gestion des Etats et le jeu des forces politiques. Au Maghreb, par exemple, Ibn Khaldûn note que le recul démographique est tellement prononcé qu’aucun Etat de quelque envergure ne peut subsister, faute de population, donc faute de producteur, faute de production, et donc faute d’impôt, puisque l’Etat, c’est l’impôt. La région entière, qui était déjà plus rudimentaire que la région d’Orient d’après Ibn Khaldûn, est donc retombée dans une économie tribale de subsistance. Donc l’Etat ne repose pas, comme l’avaient pensé bien des administrateurs, sur une ressource stable, sur l’évidence sans âge de la présence d’une population laborieuse et donc d’une masse fiscale abondante, parce que cette évidence n’en est pas une. Ce nombre n’est pas une évidence, et cette population peut brutalement faire défaut, et faire disparaître avec elle les Etats, parce que sans population il n’y a plus d’Etat. C’est la violence qui crée les Etats, mais en s’imprimant dans une masse fiscale qui est essentielle à la subsistance de ces Etats. L’Etat est là pour protéger et pour faire prospérer cette ressource.

Pour Gabriel Martinez-Gros, c’est d’abord en ce sens qu’Ibn Khaldûn est un penseur de la civilisation. Il le dit dans son introduction : « J’ai découvert une science nouvelle : celle de la civilisation. » Propos étonnamment, d’ailleurs, immodeste, ce qui fut beaucoup reproché à Ibn Khaldûn au Caire, dans un monde médiéval où on a l’habitude d’appuyer toujours sa réflexion, même la plus neuve, même la plus originale, sur des autorités anciennes et consacrées. Mais il est intéressant de remarquer que l’on a traduit le mot ‘umrân en utilisant le terme de « civilisation » ; or, ‘umrân signifie également « peuplement » : Ibn Khaldûn a découvert la « science du peuplement », c’est-à-dire que ce sont les producteurs, ceux qui n’ont par définition jamais le pouvoir, qui sont la base de l’histoire humaine, et expliquent en partie la réussite ou l’échec de ceux qui gouvernent le monde. D’où l’intérêt d’Ibn Khaldûn pour ceux dont les chroniques ne parlent jamais, qui ne font pas de politique, qui ne tiennent pas les armes, qui n’ont ni l’ambition ni les moyens d’accéder au pouvoir (c’est-à-dire les sédentaires) parce qu’ils ne pourraient pas lever l’impôt sans sédentaires, mais aussi parce que l’Etat a d’autres raisons d’être que de multiplier ses populations en accroissant sa prospérité. Pourquoi l’Etat, pourquoi cette étrange construction, sinon pour l’impôt qui crée la vie, la civilisation : si cette masse disparaît, si la ville disparaît, l’Etat ne sert plus à rien. L’Etat assure la sécurité et la richesse, qui permet le raffinement intellectuel et matériel, auquel aspirent tous les humains. Cette aspiration au raffinement est un axiome indémontrable pour Ibn Khaldûn, sinon par l’expérience.

L’Etat est toujours construit par la violence et la domination, sans exception ; mais ce qui se maintient et ce qui se perd, notamment par la guerre, a pour but de favoriser et de développer des armes de la paix ; c’est-à-dire que ceux qui font l’Etat et le défendent ne sont pas ceux qui l’organisent et le font prospérer, d’où cette distinction entre « Bédouins » et « sédentaires ».
La génération des conquérants et des fondateurs ne voit pas la logique à venir qui est celle de la paix : ces fondateurs sont des guerriers, des barbares, des sauvages, et ne voient pas qu’ils sont en train de construire la paix. Ibn Khaldûn aurait été le seul à le voir, sans doute à travers la figure de Tamerlan, en qui il aurait discerné dès 1401 le fondateur d’un empire au devenir pacifique.
Et inversement, les descendants de cette génération, qui sont les princes de la paix, comprennent cette logique pacifiste et pacifiante, mais ne savent plus protéger l’Etat, parce qu’ils n’en comprennent plus la part violente.
Aussi, ni la première, ni les dernières générations d’une dynastie ne saisissent la totalité du phénomène de l’Etat. Et c’est, pour Ibn Khaldûn, inéluctable : on ne peut pas comprendre le tout. Chacune de ces générations ne voient finalement qu’une partie du phénomène, la violence et le pillage pour la première, la logique pacifiante pour les dernières.

Ainsi, tout gouvernement est aveugle : il n’y a pas de gouvernement lucide. Ibn Khaldûn, rappelle Gabriel Martinez-Gros, en a tiré les conséquences pour lui-même, lorsqu’il a abandonné le pouvoir : il dit qu’il a alors compris ce qu’il venait de faire à l’aveugle pendant vingt-cinq ans en gouvernant, en aidant au gouvernement. Il rejoint alors le troupeau des sédentaires, tout en ayant compris l’illusion qu’il entretenait sur le pouvoir : il ne faisait pas partie du cercle de décision, même s’il était vizir, car ceux qui détiennent réellement le pouvoir sont les gens de guerre, les tribus armées, groupes auxquels il n’appartient pas. Il accepte son retrait comme une impuissance fondamentale du citadin, du civilisé qu’il est ; il ne se gargarise pas, lui, comme le font au contraire ses collègues juristes, de la supériorité de sa culture, de sa vie de piété, souvent opposée à la brutalité des hommes de guerre. Au contraire, lui ne méprise pas les hommes de guerre, en dépit de leur brutalité, car il a compris que ce sont eux qui permettent l’Etat, la civilisation, et l’existence même de ces gens de culture et de religion, de ces raffinés qui les méprisent.
Gabriel Martinez-Gros explique que Ibn Khaldûn va même un peu plus loin : pour lui, il n’y a qu’une seule source d’énergie qui est précisément cette violence primitive. C’est elle que le processus de l’Etat divise, enracine, en une part bédouine (violente) et une part sédentaire (qui est en charge d’autre chose que la violence). C’est donc l’Etat qui transforme cette violence primitive en civilisation, tout comme, compare Gabriel Martinez-Gros, le corps ingurgite de la nourriture pour la transformer en force et en pensée. Les sédentaires, désarmés, qui sont l’aboutissement de cette civilisation, sont des primitifs qui ont métabolisé leur violence originelle et l’ont transformée en production matérielle, artistique et intellectuelle, donc en processus de raffinement s’éloignant toujours plus de la violence originelle ; mais l’élan initial, c’est bien cette violence matricielle, sans quoi rien n’existerait.

Il est d’ailleurs remarquable, comme l’a bien rappelé Gabriel Martinez-Gros, de constater que la famille d’Ibn Khaldûn suit précisément cette voie, cette transformation : au 7ème siècle, les ancêtres d’Ibn Khaldûn sont dans les rangs de ces bédouins arabes qui font la conquête aux côtés du prophète (l’un de ses ancêtres était un compagnon du prophète) ; au 9ème siècle, à Séville, ils se sont installés en Espagne ; cinq siècles plus tard, la famille ne s’illustre plus que dans l’enseignement, le droit, la justice, la religion, le raffinement des arts, c’est-à-dire toute activité sédentaire dont la pratique même suffit à écarter le pouvoir réel, puisqu’on ne peut avoir à la fois le raffinement et le pouvoir. La civilisation est donc une barbarie transformée par l’Etat.

Mais il est essentiel à l’équilibre même de l’Etat et de la civilisation que les deux parts qui la constituent, originaires de la même violence primitive, s’obstinent à s’ignorer et à se méconnaitre : c’est ainsi que le système fonctionne. Il faut que le barbare conquérant ignore que le faible sédentaire qu’il vient de soumettre va conquérir l’esprit de ses descendants et va détruire les valeurs de courage et de solidarité de la tribu, et que la tribu elle-même va périr dans sa conquête de sa conquête. En fait, pour Ibn Khaldûn, les entreprises de pouvoir sont mortifères. Il est essentiel, de l’autre côté, que le sédentaire garde de la fierté hautaine du civilisé qu’il croit être, alors qu’il est soumis par l’impôt : c’est grâce à cet attachement à sa mémoire, son histoire, son héritage (selon Ibn Khaldûn, les sédentaires sont les seuls à avoir une mémoire accumulée par cet héritage artistique, scientifique, intellectuel etc., rappelle Gabriel Martinez-Gros : les Bédouins, eux, n’ont pas de mémoire) que la sédentarité finit avec le temps par avoir raison de toutes les barbaries et de toutes les conquêtes. La vie de ces barbares et de ces sédentaires est faite de ces illusions, de ces fascinations trompeuses, de ces dénis tragiques, « d’erreurs souvent ridicules » (selon l’expression khaldûnienne) sur ce qu’ils sont, sur ce qu’ils valent ; d’ailleurs, Ibn Khaldûn s’est attaqué avec virulence à ce qu’Averroès, deux siècles plus tôt, nommait les « grandes familles », c’est-à-dire les vieilles familles andalouses et anciennes (comme celle d’Ibn Khaldûn) : il lui répond à distance que ces « grandes familles » n’ont aucun pouvoir, parce que précisément elles sont anciennes, et se réduisent donc à l’état sédentaire du sujet. C’est pourtant l’union nécessaire de ces faiblesses et de ces erreurs qui guide l’aventure humaine : il y a chez Ibn Khaldûn, comme chez Hegel ou même Marx, une ruse de la raison dans l’histoire, c’est-à-dire que les acteurs ne comprennent jamais par définition le sens que prendront leurs actions bien plus tard ; pour Ibn Khaldûn, et comme le disait également Hegel durant ses cours oraux, la divine providence exige qu’on ne comprenne pas ce qu’on fait.
Mais Ibn Khaldûn ajoute ce trait supplémentaire que les deux mondes qui sont incompatibles de la violence et de la sédentarité, de la tribu et de la ville, sont nécessairement imbriqués dans l’œuvre commune de l’Etat, quoiqu’ils s’ignorent, quoiqu’ils se méprisent. On passe d’un monde à l’autre avec les générations, mais on ne peut jamais appartenir en même temps à l’un et à l’autre, ni partager les valeurs de l’un et les valeurs de l’autre. C’est cette confrontation qui fait la civilisation.

C’est ainsi qu’au terme d’une conférence aussi brillante que limpide pour son auditoire, Gabriel Martinez-Gros a conclu qu’Ibn Khaldun est l’un des rares grands esprits dont le but ne soit pas de concilier les contraires comme c’est si souvent le cas des philosophies de l’histoire. Au contraire, ce grand penseur de la civilisation s’attache à montrer ce que les choses ont d’irréconciliable, d’irrémédiable ; il s’attache à dire à quel point l’homme est impuissant face aux évolutions de l’histoire. Cela n’a d’ailleurs pas aidé à le rendre populaire, ni en Egypte au 14ème siècle où on ne le comprenait pas, ni en Europe au 19ème siècle, où on le comprenait parfaitement mais où l’on n’acceptait pas cette vision des choses. Et c’est finalement peut-être sous cet aspect que l’on peut parler du poids religieux de cette pensée qui fait en fait si peu appel à la religion.

Publié le 01/12/2014


Agrégée d’histoire et élève à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, Delphine Froment prépare actuellement un projet doctoral. Elle a largement étudié l’histoire du Moyen-Orient au cours de ses études universitaires, notamment l’histoire de l’Islam médiéval dans le cadre de l’agrégation.


 


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