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Entretien avec Nicolas Weill-Parot – Histoire et enjeux contemporains de la transmission des savoirs arabes à l’Occident latin

Par Benoît Berthelier, Nicolas Weill-Parot
Publié le 04/07/2018 • modifié le 06/07/2018 • Durée de lecture : 9 minutes

Quand, comment et pourquoi la science (les mathématiques notamment) et la médecine arabes sont-elles transmises à l’Occident latin ? Quelle place joue l’université occidentale dans cette transmission ?

Avant tout, il est nécessaire de préciser mon domaine de compétence. Je suis un historien de la science médiévale de l’Occident latin ; mes recherches croisent donc la science dite arabe à travers le prisme de sa réception dans la latinité. Cela étant précisé, pour comprendre la question de la transmission des textes scientifiques et philosophiques en langue arabe à l’Occident latin, il est nécessaire de clarifier la chronologie. De ce point de vue, les travaux d’une double spécialiste des sciences arabe et latine comme Danielle Jacquart ont bien éclairé cette transmission. Tout part essentiellement d’un problème linguistique – je dis bien linguistique et non religieux comme on l’entend trop souvent ! La langue « internationale » (si l’on veut) de la science antique est le grec. La science antique s’écrit et se lit en grec. Même un Romain cultivé, s’il veut se mettre au fait des avancées de la science, la lit en grec. En latin, on trouve alors essentiellement pour la science des compilations ou ce qu’on appellerait aujourd’hui des ouvrages de vulgarisation – lesquels peuvent être d’un fort bon niveau, mais ne peuvent se substituer aux ouvrages scientifiques de première main. Or après la chute de l’Empire romain, au haut Moyen Âge, les membres de l’élite lettrée, dans leur écrasante majorité, ne connaissent plus le grec ; leur langue de culture est exclusivement le latin. Ces hommes de savoir en sont donc réduits pour la science et, jusqu’à un certain point aussi, pour la philosophie, aux compilations latines ou à quelques textes partiellement transmis. Retenons bien ceci : l’Église médiévale n’est pas hostile à la science et, du reste, la plupart des hommes qui ont fait la science médiévale étaient des clercs. Les remarques anticléricales actuelles d’hommes de médias et de politiciens, qui pensent par clichés, manquent ainsi complètement leur cible. C’est devenu un lieu commun que de penser que l’Église chrétienne du Moyen Âge aurait entravé la science et expliquerait le retard pris au haut Moyen Âge par l’Occident chrétien ; il faut cesser de reporter sur le Moyen Âge l’ombre très circonstanciée du procès de Galilée qui s’est déroulé – faut-il le rappeler ? – au xviie siècle ! Notons aussi que la chrétienté latine s’est beaucoup étendue vers le nord de l’Europe, couvrant ainsi des régions où les manuscrits grecs étaient absents. Or que se passe-t-il de l’autre côté de la Méditerranée, surtout en un premier temps dans la partie orientale ? La situation est très différente, de nombreuses communautés hellénophones sont présentes, et, après la conquête musulmane de ces territoires qui relevaient alors de Byzance, certains de leurs membres continuent à conserver, lire et parfois traduire (en syriaque notamment) cet héritage de la science grecque. Dès le ixe siècle, avec l’encouragement des califes, ils traduisent ces textes grecs en arabe (directement ou à partir du syriaque) et dès lors se développe une science en langue arabe, produite par des savants des diverses religions tolérées : chrétiens, juifs, musulmans, sabéens…

Or à partir des xie-xiie siècles, l’Occident chrétien connaît un essor multiforme : essor urbain, essor intellectuel sur fond de réforme religieuse, essor scolaire (avec les écoles urbaines), et essor territorial (Reconquista en Espagne, conquête « normande » de la Sicile, Croisades), qui donne aux Latins un accès à des territoires repris à l’Islam. Ces territoires vont devenir des zones de traductions de l’arabe au latin. Il ne faut pas s’y tromper : ce ne sont pas les traductions qui ont « réveillé » l’Occident, c’est parce que l’Occident latin était en plein renouveau qu’il a éprouvé la nécessité de compléter son savoir dans les domaines où celui-ci était lacunaire. Rémi Brague a, à juste titre, critiqué le modèle « hydraulique » parfois imaginé à tort : celui d’un savoir s’écoulant du monde arabe vers le monde latin ; au contraire, il y a de la part des Latins une recherche active de ce savoir manquant. On traduit Aristote : les Latins ne disposaient que de traductions anciennes d’une partie de sa logique, ils redécouvrent alors le reste de son œuvre : philosophie naturelle, métaphysique…. On traduit dans divers domaines des sciences : science de la nature, mathématique, optique, astronomie et astrologie, alchimie, magie… Ce que les Latins recherchent c’est la science grecque. Ils se la procurent soit directement à partir du grec (en Italie notamment), soit à partir de textes préalablement traduits en arabe (en Espagne, en Italie méridionale ou plus secondairement dans l’Orient latin). Dans ce mouvement, ils traduisent aussi des philosophes et des savants arabes comme Avicenne ou Averroès.

Les premières et timides infiltrations de la science arabe se situent autour de l’an Mil avec l’introduction des chiffres indo-arabes, de l’astrolabe et de quelques éléments d’astrologie, mais la grande époque des traductions gréco-latines et arabo-latines c’est le xiie siècle. Il faut cependant attendre le xiiie siècle pour que ce savoir soit vraiment assimilé et, ce, dans le cadre de cette nouveauté absolue, inventée par l’Occident latin médiéval, qu’est l’université, cette fédération d’écoles dotée d’une autonomie – les premières universités étant Paris et Bologne. L’université n’est donc pas le lieu de la traduction des textes grecs et arabes, mais celui de leur assimilation et de leur utilisation.

La transmission des savoirs arabes en matière de philosophie est-elle du même ordre ou y a-t-il une spécificité de cette transmission ? Comment des auteurs comme Avicenne ou Averroès ont-ils été reçus par l’Occident latin ?

Il n’y a pas de différence essentielle dans la transmission de la philosophie arabe et de la science arabe, et, du reste, Avicenne et Averroès ont à la fois une œuvre philosophique et une œuvre médicale. Ce sont les mêmes traducteurs, au demeurant, qui ont traduit aussi bien la philosophie que la science, et même la magie.

La réception de philosophes arabes se fait en fonction de ce que les Latins en attendent. Les Latins traduisent et utilisent ce qui leur est utile pour leur propre pensée. Un exemple frappant est celui d’al-Ghazâli (1058-1111). Il est l’auteur d’un traité double : la première partie, Les Intentions des philosophes (Maqâsid al-falâsifa), offre un résumé de la philosophie avicennienne (intitulé en latin Summa theoricae philosophiae) ; la seconde, intitulée L’Incohérence des philosophes (Tahâfut al-falâsifa), est une réfutation de la philosophie. Or seul le premier volet a été traduit en latin au milieu du xiie siècle. Cet auteur, qui avait été l’un des plus redoutables adversaires de la philosophie d’Avicenne, a donc été considéré par les Latins comme l’un de ses meilleurs disciples ! Ce paradoxe est donc le fruit de cette traduction tronquée. Pourquoi seule la première partie a-t-elle été ainsi traduite ? On en discute, mais il est assez logique de supposer avec Alain de Libera que les Latins étaient peu intéressés par la réfutation d’Avicenne par un théologien musulman. Là encore, c’est la rationalité universalisable et donc transmissible et utilisable qui attirait les Latins.

Quant à Averroès, le cas est intéressant. Il fut très estimé des Latins comme commentateur d’Aristote, au point que ceux-ci le nommèrent « Commentator », c’est-à-dire « Le Commentateur ». Si certaines de ses thèses firent l’objet de critiques, il n’en resta pas moins une autorité très souvent citée en philosophie – pour sa métaphysique comme pour sa philosophie naturelle. Le paradoxe c’est que la postérité d’Averroès est plus importante dans le monde occidental latin que dans le monde arabe, où il fut, pour ainsi dire presque oublié après sa mort. Cela est si vrai qu’une partie de son œuvre est aujourd’hui conservée seulement en traduction latine (et hébraïque pour certaines œuvres). Entendons-nous bien : pour les Latins, Averroès est un très grand philosophe, mais cela n’en fait pas pour autant un « ami » des chrétiens – ce que, du reste, ce serviteur zélé des Almohades n’a jamais été, bien au contraire. C’est dire que les Latins distinguent très clairement ce qui est rationnel, universalisable et donc utilisable (la philosophie, la science) et ce qui est inassimilable (la religion musulmane).

Qui sont les principaux savants « arabes » que l’Occident médiéval retiendra et pourquoi ? Quelle différence peut-on faire entre la transmission de la philosophie « juive » et la transmission de la philosophie arabe à l’Occident chrétien, entre Maïmonide et Averroès par exemple, deux influents Cordouans du XIIe siècle ?

L’inventaire des savants arabes que les Latins ont lu serait fastidieux, car ils sont fort nombreux : citons un peu au hasard, pour les mathématiques : al-Khwârizmî, pour la science des astres (astronomie ou astrologie) : Thebit (Thâbit ibn Qurra, 826-901), Azarquiel (al-Zarqâllu, v. 1029-1087), Messahalla (Mâshâllâ, mort vers 815), Albumasar (Abu Ma’shar, mort en 886), pour l’optique : al-Hazen (ibn al-Haytham, mort v. 1039) etc. Ce n’est que quelques noms qui me viennent à l’esprit, mais bien d’autres pourraient être cités, comme celui d’al-Kindî (v. 801-873) ou celui de Rhazès (al-Râzî, 865-925), par exemple. Et bien d’autres domaines : pharmacopée, alchimie etc.

Pour ne prendre que l’exemple de la médecine, le Canon d’Avicenne fait autorité à partir du milieu du xiiie siècle dans les facultés de médecine des universités ; le récent et important ouvrage de Joël Chandelier, Avicenne et la médecine en Italie permet de comprendre ce passionnant processus. Il faut prendre garde aussi à la terminologie : philosophie ou science arabe signifie philosophie ou science écrite en langue arabe. Parmi ces auteurs écrivant en arabe, je le redis, il y a aussi bien des juifs, des chrétiens, des sabéens que des musulmans. Rappelons que presque toute l’œuvre de Maïmonide a été rédigée en arabe (son Mishné Torah a été, lui, rédigé en hébreu). En particulier, le célèbre Guide des égarés a été rédigé originellement en arabe et a été ensuite traduit en hébreu et en latin. D’autres auteurs juifs, vivant dans l’Occident latin, ont aussi produit des oeuvres en hébreu qui ont été ensuite traduites en latin. Savasorda (Abrâhâm ibn Hiyyâ al-Saydanânî, v. 1070-1136), qui vécut à Barcelone et à Montpellier, connaissait fort bien l’arabe et écrivit des oeuvres d’astronomie et de mathématiques en hébreu, utilisant le savoir des Arabes. Son ouvrage de mathématiques abordant l’équation du second degré fut traduit en latin sous le titre Liber embadorum. La latinité aussi profita des instruments astronomiques ou des travaux sur l’astronomie des savants juif provençaux Profatius Judaeus (Jacob ben Mahir ibn Tibbon, v. 1236-1305) et Gersonide (Levi ben Gerson, 1288-1344). Ce n’est que quelques noms parmi d’autres que l’on pourrait également citer.

Peut-on penser un enjeu contemporain de cette transmission de savoirs entre l’Orient et l’Occident au Moyen Âge ? Pourquoi, selon vous, cette question fait-elle toujours débat aujourd’hui ?

Cette question fort intéressante de la transmission des savoirs du monde arabe au monde latin est piégée par les enjeux contemporains. Nous sommes confrontés à deux discours symétriquement opposés, mais tous les deux également faux. D’un côté, il y a le discours qui voudrait effacer cette transmission de crainte que celle-ci ne nuise à la « pureté » de l’identité européenne. De l’autre, il y a le discours « multiculturaliste » qui voit dans cette transmission la preuve que les racines de l’Europe sont aussi musulmanes. Ces deux discours se trompent complètement de perspective. Ce transfert scientifique et philosophique n’a rien à voir avec la question de l’identité européenne. Ce que les Latins ont traduit, ce sont les textes les plus rationnels, donc les plus universalisables : concepts scientifiques, concepts philosophiques. Et tous ces concepts ont été mis au service du projet intellectuel des Latins eux-mêmes. Il y a quelque chose qui me frappe : le xiiie siècle est le siècle où l’on fixe les normes dans tous les domaines théologiques, canoniques, juridiques etc. C’est le moment où la pensée médiévale chrétienne se comprend le mieux, se cerne avec le plus de clarté, que l’on pense par exemple à cette merveille de l’architecture rationnelle qu’est la Somme de théologie de Thomas d’Aquin. Or c’est aussi le moment où les concepts de la science grecque et arabe sont assimilés et utilisés. Cette assimilation n’a nullement conduit à un affaiblissement ou un abatardissement du dogme chrétien, qui au contraire aurait presque tendance à se rigidifier. Donc parler d’« acculturation », comme certains le font, est erroné.

S’il faut absolument tirer une « leçon » de l’histoire des traductions arabo-latines, c’est celle de l’universalité de la raison humaine ; il ne faut pas chercher dans cette période de l’histoire un improbable « dialogue des cultures » ou d’une intégration culturelle. Dans cette histoire, il n’y a rien là qui puisse alimenter la thèse indéfendable des « racines islamiques » de l’Europe. Le savoir scientifique et philosophique développé remarquablement par le monde arabe – ces studia Arabum comme les nommaient les Latins pour les opposer au xiie siècle à leur pauper latinitas (pauvre latinité) – n’a rien à voir avec l’appréciation par ces mêmes Latins de la religion islamique, laquelle restait perçue comme constituant une altérité menaçante, ce qui fut alors bien le cas historiquement. Ce transfert philosophique et scientifique ne remet nullement en cause les fondements judéo-chrétiens de l’Occident latin. Il ne faut pas tout confondre sous peine de créer de faux débats et des polémiques sans objet.

Publié le 04/07/2018


Benoît Berthelier est élève de l’Ecole Normale Supérieure. Il suit actuellement le master d’histoire de la philosophie de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne.


Nicolas Weill-Parot est actuellement directeur d’études à l’École pratique des hautes études, à la Section des sciences historiques et philologiques, titulaire de la direction d’études « Histoire des sciences dans l’Occident médiéval ». Ses recherches portent sur la rationalité scientifique médiévale.

Il a publié notamment Les « Images astrologiques » au Moyen Âge et à la Renaissance. Spéculations intellectuelles et pratiques magiques (XIIe-XVe siècle), Paris, H. Champion, 2002 (prix du Budget de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres) et Points aveugles de la nature : la rationalité scientifique médiévale face à l’occulte, l’attraction magnétique et l’horreur du vide (XIIIe-milieu du XVe siècle), Paris, Les Belles Lettres, 2013. Il a coordonné avec Véronique Sales récemment un ouvrage pour un public plus large : Le Vrai Visage du Moyen Âge : au-delà des idées reçues, Paris, Vendémiaire, 2017.


 


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