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Les Voyages d’Ibn Battûta sont restés connus uniquement du monde musulman jusqu’au XIXe siècle, lorsqu’ils ont été traduits en allemand, puis en anglais et en français. Pourtant, son récit de voyage a consacré un genre littéraire à part entière, la rihla, genre initié par son prédécesseur et autre grand voyageur arabe Ibn Jubayr (1). « Rihla est le mot arabe désignant le voyage et, par la suite, le récit que l’on en fait. » (2) Qui était Ibn Battûta ? Quel a été son apport à la science et à la littérature arabes du XIVe siècle ?
A quelques détails près, toutes les informations dont nous disposons à propos d’Ibn Battûta proviennent de ses écrits personnels. Dans son ouvrage co-rédigé en 1356 avec Ibn Juzzay, il relate ses aventures et ses multiples voyages qui l’ont conduit aux quatre coins du monde connu de 1325 à 1354. On apprend ainsi qu’Abu Abdallah Ibn Battûta est né à Tanger en 1304, sous la dynastie Marinide. Il fait des études de droit coranique et quitte Tanger dans le but d’effectuer le pèlerinage à La Mecque, ou hajj, en 1325. Il atteint l’Arabie en un an et demi, visitant au passage l’Afrique du Nord, l’Egypte, la Palestine et la Syrie. Son pèlerinage effectué en 1326, il découvre la Perse et l’Irak, puis retourne à La Mecque. Il embarque ensuite à destination de l’Afrique de l’Ouest, et navigue jusqu’à Kilwa, en actuelle Tanzanie, après être passé à Mogadiscio, Mombasa et Zanzibar. Au retour, il visite Oman et le Golfe persique avant de se rendre de nouveau à La Mecque.
Vers l’an 1330, il reprend la route. Il décide d’aller en Inde dans le but d’être engagé par le sultan de Delhi. Pour ce faire, il voyage pendant trois ans. Il passe par l’Egypte, la Syrie, Constantinople, l’Asie Mineure, la Mer Noire et l’Afghanistan. Ibn Battûta demeure huit ans en Inde, employé par Muhammad Tughluq, le sultan de Delhi. Il se voit confier un poste de qadi, de juge. En 1341, le souverain le commissionne pour mener à bien une expédition vers la cour de l’empereur mongol de Chine. Le navire s’étant échoué au sud-ouest de l’Inde, Ibn Battûta en profite pour voyager pendant deux ans aux Maldives, en Inde du Sud et à Ceylan (actuel Sri Lanka). Aux Maldives, il exerce une fonction de qadi. En 1345, il se rend de lui-même en Inde par mer. Il en profite pour visiter le Bengale, la Birmanie, l’Île de Sumatra et le sud-est de la Chine jusqu’à Canton. Il affirme avoir voyagé jusqu’à Pékin par voie terrestre, mais cette affirmation est douteuse.
En 1346-1347, Ibn Battûta retourne à La Mecque et y effectue une dernière fois le hajj. En 1349 il rentre au Maroc, puis visite Grenade. Finalement en 1353, il accomplit son dernier voyage, qui le mène à travers le Sahara jusqu’au Mali et au Soudan. En 1355, il s’établit au Maroc pour ne plus repartir.
C’est le sultan du Maroc qui commissionne en 1356 un jeune érudit d’origine andalouse, Ibn Juzzay, pour transcrire toutes les aventures d’Ibn Battûta. Son récit de voyages est écrit à la première personne et nous donne tous les renseignements qui nous sont parvenus à propos du Marocain. On apprend ainsi qu’il a épousé et répudié un nombre important de femmes, et en avoir pris un nombre encore plus important comme concubines. On sait aussi qu’il a mené une vie de courtisan, subsistant avec les grâces que lui apportaient les puissants des pays qu’il visitait. On comprend surtout l’importance de la religion dans son périple, car Ibn Battûta était avant tout un voyageur musulman.
Il s’identifie comme tel, et la dimension religieuse occupe une place de premier plan dans son ouvrage. La particularité de son voyage, c’est qu’il l’effectue au sein même de la communauté musulmane, au sein du dâr-al-islam. Il quitte le Maroc après des études religieuses. La formation musulmane traditionnelle implique pour l’étudiant en sciences religieuses de voyager auprès des différents maîtres religieux du monde afin d’acquérir un grand savoir. Le personnage du voyageur possède ainsi une certaine renommée au sein de la communauté musulmane.
Les pays traversés, bien qu’ils soient étrangers à Ibn Battûta, lui sont tout de même familiers par la religion. A l’exception de son étape en Chine, Ibn Battûta a toujours été en contact avec des populations musulmanes, ou au moins des populations non-musulmanes mais dirigées par des dynastes musulmans. C’est la grande différence avec Marco Polo. Ce dernier s’aventure dans des contrées éloignées avec lesquelles il ne partage rien, et dans lesquelles il est totalement étranger. Seul le contexte politique spécifique et particulier de son époque lui ont permis d’effectuer ce long voyage. Au contraire de Marco Polo, Ibn Battûta n’est pas étranger dans les pays qu’il traverse. Il y est reconnu pour sa connaissance de la religion, et il voyage (presque) librement d’un pays à l’autre. Il trouve du travail comme qadi en Inde et aux Maldives.
L’Afrique du Nord est à l’époque considérée par les penseurs musulmans comme une région où la religion est demeurée unifiée et pure, préservée de l’apparition de sectes, au contraire de l’Arabie et de la Perse où le chiisme et diverses sectes islamiques divisent les musulmans. Ibn Battûta partage cette idée de supériorité du Maghreb vis-à-vis du reste du monde musulman, et y fait référence à plusieurs reprises dans sa rihla. C’est en sa qualité de juge musulman qu’Ibn Battûta parcourt les pays islamisés et s’attire les grâces des puissants. L’objectif affiché du récit et des Voyages est d’apporter la « preuve que la communauté islamique existe et qu’à travers sa pratique religieuse et sociale, à travers sa solidarité, et malgré ses divisions apparentes, elle reste une et indivisible. » (3) Il accomplit plusieurs fois le hajj, visite l’Egypte et la Syrie, les centres historiques de l’islam. Mais il se rend également dans les franges les plus éloignées de l’islam : Tanzanie, Inde, Grenade, Mali, Soudan… Il souligne ainsi l’unité de la pratique religieuse, mais relève également les schismes qui opposent les musulmans. D’ailleurs, il ressort de l’ensemble de son récit que les tensions sont plus fortes à l’intérieur du monde musulman qu’entre l’islam et les autres religions (4).
Ibn Battûta a rédigé ses Voyages à destination d’un public musulman averti du contexte politico-religieux du dâr-al-islam du XIVe siècle. Il n’a pas nécessairement explicité des éléments qui devaient lui sembler triviaux mais qui auraient apporté beaucoup de clés de compréhension au lecteur occidental. C’est en partie pour cette raison qu’il est demeuré longtemps inconnu des Européens.
Les écrits d’Ibn Battûta ont été largement étudiés par les géographes, les ethnologues et les historiens. Pour certaines régions du monde, notamment pour le Mali et la côte Est de l’Afrique, ses écrits sont les seules sources dont nous disposons pour le XIVe siècle. Pour certaines descriptions de villes, il a copié les descriptions d’Ibn Jubbayr, ce qui à l’époque était pratique courante et reflétait plus une grande érudition qu’un plagiat (5).
Les spécialistes ont été confrontés, comme pour toute source historique de chroniqueur, à la question de la fiabilité de son récit. On sait en effet qu’il a rédigé ses Voyages à son retour au Maroc, après presque trente ans de pérégrinations. Il évoque les notes qu’il a prises au cours de sa vie, mais il indique également en avoir perdu une bonne partie lors d’une attaque de pirates dans le sud-est de l’Inde. Comment a-t-il pu se souvenir de tous les événements, de toutes les ascendances, de tous les paysages, et fournir des écrits détaillés à ce point ? Joseph Chelhod (6) démontre l’impossibilité d’avoir une telle mémoire, et relève avec un soupçon de moquerie les commentaires d’Ibn Battûta quant à son extraordinaire capacité de mémorisation et à son incroyable intelligence. On sait aussi qu’il ne s’est probablement pas rendu dans tous les lieux qu’il décrit. Malgré tout, Ibn Battûta est considéré comme un auteur fiable, car il s’est toujours renseigné auprès de personnes informées, ou a recopié des descriptions érudites des lieux qu’il n’aurait pas lui-même visité. Et surtout, il n’a jamais eu la prétention de rédiger un ouvrage scientifique.
Ibn Battûta était avant tout un voyageur, et ses observations ne sont pas scientifiques mais plutôt personnelles. Un récit ethnographique, historique ou géographique actuel nécessiterait beaucoup plus de précisions, mais l’exhaustivité n’était pas l’objectif de la rihla. Malgré cela, elle apporte d’importantes connaissances sociologiques, coutumières ou historiques aux chercheurs. Citons un exemple. Ibn Battûta nous apprend que les femmes des Maldives, musulmanes et très pieuses, ne s’habillaient que jusqu’à la taille et ne couvraient pas le haut de leur corps, ni leurs cheveux. En qualité de qadi et de Maghrébin, Ibn Battûta a violemment condamné et tenté d’interdire cette pratique qui le choquait, sans succès toutefois. Le souverain de l’île à cette époque était une femme, et le régime de droit maternel était appliqué (7).
Ces chroniques offrent à la fois la vision du souverain et des gouvernés sur leur société, ce qui rend le récit particulièrement intéressant pour le lecteur. Elles fourmillent de détails, d’anecdotes, d’histoires sur le monde du premier XIVe siècle, juste avant que la peste noire ravage les sociétés européennes, méditerranéennes et asiatiques. Elles apportent des clés de compréhension essentielles de l’islam médiéval et font voyager le lecteur avec l’aventurier.
Notes :
(1) Pour une lecture comparée des œuvres d’Ibn Jubayr et d’Ibn Battûta : http://www.lesclesdumoyenorient.com/Voyageurs-arabes-Une-lecture-des.html
(2) Encyclopédie Larousse en ligne.
(3) Stéphane Yerasimos ; Ibn Battûta, Voyages, (trois tomes), Traduction de l’arabe de C. Defremery et B.R. Sanguinetti (1858), Introduction et notes de Stéphane Yerasimos, Cartes de Catherine Barthel, Collection FM/La Découverte, Librairie François Maspero, 1982, Paris.
(4) http://www.lesclesdumoyenorient.com/Voyageurs-arabes-Une-lecture-des.html
(5) Stéphane Yerasimos ; Ibn Battûta, Voyages, (trois tomes), Traduction de l’arabe de C. Defremery et B.R. Sanguinetti (1858), Introduction et notes de Stéphane Yerasimos, Cartes de Catherine Barthel, Collection FM/La Découverte, Librairie François Maspero, 1982, Paris.
(6) Chelhod Joseph. « Ibn Battuta, ethnologue ». In : Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, n°25, 1978. pp. 5-24.
(7) Ibid.
Bibliographie :
– Bencherki Benmeziane, « Histoire et voyage. L’autre dans l’historiographie arabe d’hier et d’aujourd’hui », Le Télémaque 2012/1 (n° 41), p. 89-101. DOI 10.3917/tele.041.0089
– Joseph Chelhod, « Ibn Battuta, ethnologue », in : Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, n°25, 1978. pp. 5-24 ; doi : 10.3406/remmm.1978.1801 ; http://www.persee.fr/doc/remmm_0035-1474_1978_num_25_1_1801
– Ross E. Dudd, The Adventures of Ibn Battuta, a Muslim Traveler of the 14th Century, University of California Press, 1986, Berkeley and Los Angeles.
– Ibn Battûta, Voyages, (trois tomes), Traduction de l’arabe de C. Defremery et B.R. Sanguinetti (1858), Introduction et notes de Stéphane Yerasimos, Cartes de Catherine Barthel, Collection FM/La Découverte, Librairie François Maspero, 1982, Paris.
– Christine Mazzoli-Guintard, « Le royaume de Grenade au milieu du XIVe siècle : quelques données sur les formes de peuplement à travers le voyage d’Ibn Battûta », in : Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur public, 26 ? congrès, Aubazine, 1996. Voyages et voyageurs au Moyen Age. pp. 145-164 ; doi : 10.3406/shmes.1996.1677 http://www.persee.fr/doc/shmes_1261-9078_1996_act_26_1_1677
– James Rumford, Traveling Man, The Journey of Ibn Battuta, 1325-1354, Houghton Mifflin Company, New York, 2001.
Oriane Huchon
Oriane Huchon est diplômée d’une double licence histoire-anglais de la Sorbonne, d’un master de géopolitique de l’Université Paris 1 et de l’École normale supérieure. Elle étudie actuellement l’arabe littéral et syro-libanais à l’I.N.A.L.C.O. Son stage de fin d’études dans une mission militaire à l’étranger lui a permis de mener des travaux de recherche sur les questions d’armement et sur les enjeux français à l’étranger.
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