Accueil / Repères historiques / Analyses historiques
Lire la partie 1
L’India Office télégraphia au Vice-roi le jour même pour lui demander quelle assistance les autorités britanniques pourraient fournir en cas d’invasion du Hedjaz et de prise de La Mecque par les wahhabites. Le Secrétaire d’Etat désirait en outre savoir comment il serait possible d’organiser l’évacuation des ressortissants indiens présents dans les villes saintes et comment l’envoi sur place de troupes indiennes serait ressenti par l’opinion publique musulmane (1).
Pour sa part, Bagdad réagit à la décision de soutenir Hussein en insistant sur le fait que cela ne devait pas conduire à négliger d’autres aspects de la question. Les autorités en Mésopotamie soulignaient qu’Hussein était considéré par d’importants secteurs de l’opinion arabe et musulmane comme une simple marionnette aux mains des Britanniques. Ibn Saoud quant à lui devait sa position à la solidité de son ancrage géographique et politique. Bagdad estimait que si le cas d’Ibn Saoud était traité comme il convenait, ce dernier ne chercherait pas à marcher sur La Mecque et pourrait être dissuadé d’attaquer Taif. D’autre part, l’abdication d’Hussein constituerait à long terme une bonne chose pour parvenir à une clarification de la situation dans la péninsule, permettant à Ibn Saoud de se retirer de Khurma et de résoudre le différend entre le Nedjd et le Hedjaz. Estimant que le mouvement arabe prenait une tournure de plus en plus antibritannique, le conseiller politique à Bagdad invitait les autorités à ne pas dépêcher de troupes musulmanes sur place et à charger Philby d’une mission de négociation auprès de Riad (2).
De son côté, l’agence politique à Djeddah télégraphia le 12 juin la réponse d’Ibn Saoud à l’ultimatum du 30 mai envoyé par les autorités. Ce dernier faisait remarquer qu’il n’avait annexé aucune portion du territoire du Hedjaz et qu’il avait demandé l’arbitrage de Londres dans le conflit l’opposant à Hussein. Il répétait que les deux localités de Khurma et Turabah faisaient partie du Nedjd et se référait aux dispositions du traité de 1915. Il soulignait qu’il avait constamment informé le gouvernement britannique par l’intermédiaire des autorités de Bagdad sans toutefois obtenir de réponse officielle de Londres. Il demandait des garanties avant de retirer ses troupes et réitérait son souhait de voir aboutir la procédure d’arbitrage, mentionnant Taif comme limite possible entre les deux territoires (3). Pour Allenby, à la suite du télégramme de C.E. Wilson, il était évident qu’Ibn Saoud ne se soumettrait pas de façon inconditionnelle aux injonctions du gouvernement. Dans sa communication, C.E. Wilson avait indiqué l’existence de trois solutions pour régler le conflit en cours : une intervention de la Grande-Bretagne avec l’appui de troupes musulmanes, une mise en garde adressée à Ibn Saoud ou l’organisation d’une rencontre susceptible de mettre fin aux hostilités. C.E. Wilson considérait qu’il était important de gagner du temps et était, avec réticence, parvenu à la conclusion que l’organisation d’une rencontre semblait être l’option la plus souhaitable. Si cette suggestion était approuvée par le gouvernement, en raison de l’opposition prévisible d’Hussein, il proposait de faire parvenir un message à Abdallah pour qu’il représente le Chérif (4). Le même jour, Allenby informa Londres que 6 aéronefs avaient été envoyés à Djeddah (5) et qu’il approuvait la suggestion de C.E. Wilson. Il demandait donc qu’une rencontre soit organisée entre Ibn Saoud et Abdallah, en présence d’A.T. Wilson (Bagdad) et de C.E. Wilson (Djeddah), dans les environs de Taif. Il ajouta que Riad semblait disposé à accepter l’arbitrage de la Grande-Bretagne et demandait des instructions à cet effet (6). Le 16 juin, il réagit aux commentaires de Bagdad (n° 6717 du 14 juin) en mettant en garde contre un changement de la politique britannique au Hedjaz. Le Caire considérait qu’il était loisible de voir en Hussein une marionnette aux mains du gouvernement, mais qu’il ne fallait pas oublier les services que ce dernier avait rendus pendant la guerre. Allenby ajoutait que si Londres lui retirait son soutien, rien ne pourrait venir compenser la perte de prestige que cela induirait pour la Grande-Bretagne. Si l’on parvenait à contrôler Ibn Saoud, il serait possible de le dissuader de s’en prendre à Taif. La rencontre suggérée par C.E. Wilson lui semblait donc souhaitable dans la perspective d’un règlement du conflit. Allenby ajoutait que, contrairement à Bagdad, il ne pensait pas que l’abdication d’Hussein soit susceptible d’apporter une solution aux problèmes particuliers rencontrés en Syrie et en Palestine (7).
A.T. Wilson fit savoir, en réponse au télégramme du Haut-Commissaire au Caire n° 971 du 14 juin, qu’il ne connaissait pas personnellement Ibn Saoud et demandait par conséquent à être remplacé par Philby qui avait la confiance de l’émir de Riad, tout comme C.E. Wilson avait celle d’Hussein. Il suggérait que Le Caire agisse comme arbitre entre les deux protagonistes (8). Allenby répliqua que si l’on décidait de faire appel aux services de Philby, il demanderait à ce que D.G. Hogarth soit nommé à la tête de la mission (9).
La Commission interministérielle se réunit le 17 juin sous la présidence de Curzon, en présence de Montagu pour l’India Office, de Hirtzel, de Shuckburgh, de Radcliffe, de Philby, de Gertrude Bell et de Barstow pour le Trésor. Le président rappela les télégrammes d’Allenby et de C.E Wilson à Djeddah suggérant l’organisation d’une rencontre entre Ibn Saoud et Abdallah quelque part à l’est de Taif en présence d’officiers britanniques. Curzon rappela que le Government of India se montrait favorable à l’ouverture de cette négociation. La commission adopta l’ordre du jour suivant : devait-on approuver la tenue de cette réunion ? Fallait-il fixer les limites géographiques au-delà desquelles les protagonistes ne devaient pas avancer leurs troupes ? Qui devait assister à l’entrevue si un accord était donné à la tenue d’une rencontre entre les deux camps ? Philby proposa, dans l’éventualité où Ibn Saoud serait invité à retirer ses troupes, de le contacter, avec l’accord d’Hussein et le lui transmettre les desiderata du gouvernement. Philby ajouta qu’il avait toujours considéré que Khurma faisait partie des domaines d’Ibn Saoud mais que ce dernier n’avait aucun droit sur Turabah. Il considérait que la ligne de démarcation devait être fixée à 10 milles à l’ouest de Khurma. Si l’on s’accordait sur le fait qu’Ibn Saoud devait se retirer à l’est de cette ligne, la seule localité qu’il lui fallait évacuer était Turabah. Philby conseillait d’agir le plus rapidement possible afin d’éviter d’avoir à intervenir directement sur place. Montagu fit remarquer que le scenario évoqué par Philby revenait à accepter la thèse d’Ibn Saoud selon laquelle l’appartenance de Khurma au Nedjd ou au Hedjaz était négociable et qu’il doutait qu’Hussein accepte que Philby soit porteur d’un tel message à destination de l’émir wahhabite. Montagu considérait qu’Hussein devait être approché en premier, dans la mesure où c’était à lui que l’on demandait le plus de concessions. Curzon déclara que la proposition d’inviter Ibn Saoud à retirer ses troupes en attendant la mise en place d’une instance chargée de fixer une ligne de démarcation constituait un changement par rapport à la politique de soutien affichée au Chérif, mais qu’en raison de la solidité de la position d’Ibn Saoud au Nedjd, il ne lui semblait pas possible d’agir différemment.
Interrogé par Montagu sur la réponse probable d’Hussein à l’annonce d’une procédure d’arbitrage si Ibn Saoud demeurait en possession d’un territoire contesté, Curzon répondit qu’il fallait amener Hussein à modifier sa position. Gertrude Bell expliqua que dans ce cas le Chérif abdiquerait : Curzon répliqua qu’il en serait très satisfait. La commission approuva donc la tenue d’une rencontre chargée d’arbitrer entre Hussein et Ibn Saoud. Le Foreign Office était chargé d’en informer Allenby qui devait à son tour prendre contact avec Ibn Saoud et Hussein. L’India Office pour sa part devait informer Bagdad de la décision de placer temporairement Philby sous l’autorité du Caire pendant la préparation d’une éventuelle rencontre entre le Cherif et l’émir wahhabite (10).
Le 18 juin 199, le Foreign Office télégraphia à Allenby qu’il approuvait la suggestion de régler par la négociation le différend entre Ibn Saoud et Hussein. Le Foreign Office indiquait qu’il n’avait pas eu connaissance du télégramme de C.E. Wilson du 11 juin et qu’il ignorait par conséquent la nature de la discussion envisagée mais qu’il présumait, dans la mesure où était évoquée la participation éventuelle de représentants britanniques, qu’une procédure d’arbitrage n’était pas exclue. Le Foreign Office ajoutait que seule une telle démarche était susceptible d’aboutir. Il semblait essentiel, comme préliminaire à l’arbitrage, que les hostilités soient suspendues entre les deux protagonistes. Ibn Saoud devrait être contacté par Philby, sous l’autorité d’Allenby, et invité, avant la rencontre et le début de la négociation, à ordonner à ses troupes de rester sur leurs positions. Le Foreign Office ajoutait qu’il était nécessaire d’apporter à Riad les garanties et assurances que s’il faisait évacuer Turabah, le gouvernement britannique rendrait sa décision d’arbitrage dans les meilleurs délais (11).
Le 19 juin, l’Arab Bureau publia la réponse d’Ibn Saoud datée du 9 juin à l’ultimatum du 31 mai transmis par Le Caire et Bagdad. Riad faisait remarquer qu’il était erroné d’affirmer qu’il n’avait pas respecté les souhaits du gouvernement britannique et que les Ikhwan avaient pénétré en territoire chérifien. L’émir wahhabite ajoutait qu’il n’avait annexé aucune portion du territoire du Hedjaz et n’avait d’autre objectif que la défense de son propre territoire et de ses droits. Il déclarait qu’il acceptait les avis du gouvernement de Londres, mais ne pouvait retirer ses troupes en raison des visées hostiles d’Hussein. L’Arab Bureau rapportait également l’avis de C. E. Wilson, pour lequel il était évident qu’Ibn Saoud n’accepterait pas de se soumettre sans conditions à l’avis du gouvernement ; l’Agent Politique à Djeddah proposait donc d’organiser avec l’accord d’Allenby une réunion entre Abdallah, Ibn Saoud et A.T. Wilson. Le 28 juin, Curzon fit savoir qu’il approuvait la tenue de cette réunion et l’envoi de Philby comme émissaire auprès d’Ibn Saoud (12). Le 22 juin, Allenby télégraphia qu’Ibn Saoud et Hussein avaient été informés de la mission de Philby. C.E. Wilson avait précisé que Riad accepterait de retirer ses troupes si le gouvernement lui apportait une garantie ferme contre une offensive diligentée par Hussein. Alllenby estimait qu’il fallait charger C.E. Wilson d’obtenir un engagement de la part d’Hussein dans l’attente de la réunion de la commission d’arbitrage à condition qu’Ibn Saoud procède à l’évacuation de Khurma et de Turabah (13). De son côté Bagdad demanda que l’India Office confirme la suspension des subsides versées à l’émirat du Nedjd (14). Suite au télégramme n°1015 du 22 juin, Allenby précisa que d’après C.E. Wilson, Ibn Saoud n’avait aucunement l’intention d’évacuer Khurma et Turabah. Dans ces conditions, Hussein considérait donc que la mission de Philby était inutile dans la mesure où Ibn Saoud avait quitté la zone de Khurma et Turabah après y avoir nommé des gouverneurs. Allenby estimait qu’il fallait le laisser retourner à Riad avant de l’inviter à participer à une réunion quelque part sur le Golfe Persique (15).
Deux jours plus tard, Allenby transmit la traduction d’une lettre d’Ibn Saoud dans laquelle ce dernier répétait que son seul souhait était de satisfaire les désirs du gouvernement. Il ajoutait qu’il n’entreprendrait rien tant que la situation n’était pas clarifiée et que le gouvernement chérifien n’avait pas annoncé qu’il était prêt à accepter le règlement de la question de la démarcation entre le Nedjd et le Hedjaz. Il rappelait qu’il était lié par traité avec la Grande-Bretagne et n’avait d’autre objectif que de prévenir une agression contre son territoire. Pour ce qui concernait Hussein, il déclarait qu’il ne prendrait aucune mesure tant que le Chérif ne se montrait pas hostile, mais qu’il déclinerait toute responsabilité en cas d’agression de la part des troupes chérifiennes (16). Le 26 juin, Le Caire informa le Foreign Office du contenu du message destiné à Riad. Le texte précisait que le gouvernement avait été surpris d’apprendre que ses conseils amicaux n’avaient pas été suivis. Londres désirait faire savoir à Ibn Saoud qu’il devait immédiatement retirer ses troupes ou renoncer au traité de 1915 (17).
Pour sa part, Bagdad considérait que la mission de Philby n’avait plus d’utilité dans la mesure où il semblait qu’Ibn Saoud avait obéi aux injonctions du gouvernement (18).
Notes :
(1) Draft, Secretary of State to Viceroy, 13th June 1919.
(2) Telegram from Political, Baghdad to Secretary of State, India Office, 14th June 1919, n° 6714.
(3) Allenby to F.O., 14th June 1919, n° 970, Following from Wilson (Jeddah), n° 614.
(4) Allenby to F.O., 14th June 1919, n° 970.
(5) Allenby to F.O., 14th June 1919, n° 972.
(6) Allenby, Cairo, to F.O., 14th June 1919, n° 971.
(7) Allenby to F.O., 16th June 1919, n°978.
(8) Political Baghdad, to India Office, 17th June 1919.
(9) Allenby to F.O., 17th June 1919, n° 986.
(10) Secret. ICDE. 22nd Minutes. F.O. Interdepartmental Conference on Middle East Affairs, June 17th 1919.
(11) Telegram from Foreign Office to High Commissioner, Cairo, 18th June 1919, n°745.
(12) CAB/24/145/65 Eastern Report n° CXXVI, 19th June 1919 ; Eastern Report n° CXXVII, 28th June 1919.
(13) Allenby to F.O., 22nd June 1919. n° 1015.
(14) Political, Baghdad, to Secretary of State for India, 23rd June 1919.
(15) Allenby to F.O. 23rd June 1919.
(16) Telegram from Allenby, Cairo, 25th June 1919, n°1029.
(17) Allenby to F.O., 26th June 1919, n° 1038.
(18) From Political, Baghdad, to India Office, 27th June 1919, n° 7161.
Yves Brillet
Yves Brillet est ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure de Saint Cloud, agrégé d’Anglais et docteur en études anglophones. Sa thèse, sous la direction de Jean- François Gournay (Lille 3), a porté sur L’élaboration de la politique étrangère britannique au Proche et Moyen-Orient à la fin du XIX siècle et au début du XXème.
Il a obtenu la qualification aux fonctions de Maître de Conférence, CNU 11 section, a été membre du Jury du CAPES d’anglais (2004-2007). Il enseigne l’anglais dans les classes post-bac du Lycée Blaringhem à Béthune.
Autres articles sur le même sujet
Souvent présentés comme les « meilleurs ennemis » du Golfe, la relation entre les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite a connu de nombreuses phases. S’appuyant au départ sur une relation sécuritaire déséquilibrée – largement au profit de l’Arabie saoudite – les Émirats arabes unis ont su, grâce à un (...)
par Analyses historiques,
Politique, Histoire, Diplomatie •
23/06/2022 • 8 min
,
dans
Lire la partie 1 et la partie 2 Le mouvement des Ikhwan vu depuis le Golfe Persique et la Mésopotamie
Les autorités britanniques dans le Golfe témoignent également du développement du mouvement, en parallèle avec l’accroissement des tensions avec Ibn Rashid et Hussein. L’Agent politique à Bahreïn (...)
par Analyses historiques,
Histoire •
26/05/2020 • 9 min
,
dans
Lire la partie 1 La perception du mouvement des Ikhwan par les autorités britanniques au Caire, l’analyse de l’Arab Bureau
Le Haut-Commissariat et le Bureau Arabe inscrivent le mouvement (qualifié également de renouveau wahhabite) dans le conflit global opposant Ibn Saoud et le Chérif de La Mecque, (...)
par Analyses historiques,
Histoire •
20/05/2020 • 10 min
,
dans
Le mouvement des Ikhwan constitue un phénomène suffisamment remarquable pour attirer, depuis Bagdad et Le Caire, l’attention des autorités britanniques au Moyen-Orient. Il est perçu comme un facteur important dans l’évolution de la situation intérieure de l’Arabie centrale en tant qu’outil au service (...)
par Analyses historiques,
Histoire •
07/05/2020 • 8 min
,
dans
Poursuivre votre lecture
Diplomatie
Arabie Saoudite
Histoire
Lire la partie 1 I. Quelles ambitions économiques et diplomatiques pour le « nouveau Qatar » ? A. Les stratégies de diversification économique du gouvernement qatarien
Si l’exploitation des hydrocarbures propulse l’économie qatarienne, la famille régnante al-Thani, marquée par le contre-choc pétrolier (...)
par Analyses historiques,
Politique, Diplomatie •
09/02/2022 • 14 min
,
dans
Fatiha Dazi-Héni est docteur en sciences politiques et spécialiste des monarchies de la péninsule Arabique et du Golfe Persique. Diplômée d’un (...)
par Entretiens,
Politique, Diplomatie •
14/06/2024 • 11 min
,
,
dans
10/03/2022 • 7 min
05/11/2021 • 8 min
30/07/2021 • 6 min
09/02/2021 • 8 min