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Entretien avec Thomas Serres : « L’Etat algérien ne va pas disparaître en trois mois »

Par Léa Masseguin, Thomas Serres
Publié le 08/04/2019 • modifié le 21/04/2020 • Durée de lecture : 4 minutes

Algerians march during an anti-government demonstration in the capital Algiers on April 5, 2019. Algerians were gathered today for the first mass protests since the resignation of ailing president Abdelaziz Bouteflika, in a key test of whether the momentum for reform can be maintained. Opponents of the old regime have called for a massive turnout, targeting a triumvirate they dub the "3B" — Abdelakder Bensalah, Tayeb Belaiz and Prime Minister Noureddine Bedoui.

AFP

Que signifie la démission d’Abdelaziz Bouteflika, après vingt ans à la tête du pays ?

La démission de Bouteflika marque le second succès de la mobilisation populaire après l’annulation des élections présidentielles. Ce départ du pouvoir était l’un des objectifs initiaux des manifestants et marque une étape majeure dans le processus critique. La présidence de Bouteflika n’était plus tenable et la révolution n’a pas pu être ignorée.

Le chef d’état-major de l’armée algérienne a demandé, le mardi 2 avril, que soit « appliquée immédiatement » la procédure constitutionnelle permettant d’écarter le président Bouteflika du pouvoir, précipitant le départ de ce dernier. Quelles sont actuellement les ambitions de l’armée ?

En Algérie, l’armée a une légitimité historique. Elle possède une fonction immunitaire et tutélaire, qui relève à la fois de la défense de la nation et du contrôle du jeu politique. Elle a aussi une influence économique depuis l’indépendance. N’oublions pas que le budget militaire est très élevé, plus de 5% du PIB, sans être soumis au contrôle du Parlement. Dans le cas présent, l’objectif de l’intervention de l’armée était donc double. Il s’agit, certes, de mettre fin à la crise politique, mais également de protéger les intérêts de l’État-major, et notamment du chef d’État-Major, Ahmed Gaïd Salah, qui est complice de Bouteflika depuis sa nomination en 2004. L’implication de l’armée dans la crise actuelle n’est donc pas surprenante ; elle relève à la fois de la fonction historique de l’institution et de la défense des intérêts des hauts-gradés.

Le président du Conseil de la nation algérien, Abdelkader Bensalah, doit organiser de nouvelles élections dans les 3 mois à venir. Une transition politique est-elle réalisable en si peu de temps ?

Non. Si on parle d’un changement profond dans le fonctionnement des institutions et dans la nature des élites politiques, comme ce qui est exigé par les protestataires, une véritable révolution prend plusieurs années, voire des décennies. L’État ne va pas disparaître ou se reconfigurer totalement en trois mois. Cette temporalité de la transition politique que le régime essaye d’imposer est très problématique pour les opposants car il faut agir vite en écartant un certain nombre d’acteurs totalement discrédités, mais en négociant avec ceux qui tiennent toujours les institutions. Pour l’instant, rien n’a changé.

Quelles sont aujourd’hui les alternatives à Bouteflika ?

Si l’armée a un rôle très important en Algérie, il me semble impossible qu’elle s’empare du pouvoir. Par ailleurs, la population ne voudra pas de personnalités issues de la structure étatique actuelle, comme Ramtane Lamamra, Abdelkader Bensalah, ou Tayeb Belaiz. Des groupes au sein du régime et certains opposants appuient l’ancien président Liamine Zéroual, mais il reste un général à la retraite qui a dirigé le pays au plus fort de la guerre civile ; ceux que l’on appelle les réconciliateurs, c’est-à-dire les groupes opposés à la stratégie d’éradication étatique pendant la guerre civile, refuseront qu’il accède au pouvoir. Lui-même a d’ailleurs écarté cette hypothèse pour le moment. Du côté de l’opposition, aucune figure ne fait vraiment consensus au sein de la cinquantaine de partis algériens. Finalement, le nom qui ressort actuellement et qui est une réelle possibilité est celui de Mustapha Bouchachi, un homme de parole, militant des droits de l’homme et figure très respectée à Alger dont le parcours peut être comparé à celui de Moncef Marzouki, [président de la République tunisienne de 2011 à 2014].

Que va-t-il advenir du camp de Bouteflika ?

Les frères Bouteflika sont assignés à résidence, ce qui est un signe qu’ils auront probablement des comptes à rendre, surtout Saïd. Par ailleurs, les capitalistes pro-Bouteflika, soupçonnés de corruption, sont les cibles d’une offensive judiciaire massive, comme en attestent les interdictions de sortie de territoire visant notamment Mahieddine Tahkout ou Rédha Kouninef. Le développement le plus spectaculaire est le placement d’Ali Haddad sous mandat de dépôt et son transfert à la prison de El Harrach. Les membres du Front de libération nationale (FLN) et du Rassemblement national démocratique (RND) ne feront pas non plus partie du nouveau gouvernement. Ils incarnent l’incompétence et l’intéressement dénoncés par les manifestants. Toutefois, il faudra plus que l’embastillement de quelques affairistes et la mise à l’écart des partis du régime pour vraiment faire tomber le « système ». On n’a pas affaire à un processus de « dénazification » et il y aura quoi qu’il arrive une continuité de l’État. Les généraux, les préfets et les énarques continueront d’être des acteurs clés, même après les trois mois de transition.

En réussissant à écarter Bouteflika du pouvoir en quelques semaines, quel message la société algérienne a-t-elle envoyé au reste du monde ?

Les manifestants envoient un message radical au reste du monde. Ces mobilisations parlent bien au-delà de l’Algérie et des pays du monde arabe, y compris dans des pays qui se veulent « démocratiques » comme la France. La crise des régimes représentatifs trouvait en Algérie un exemple absolument caricatural : un simulacre de représentation au service de l’appareil étatique, d’affairistes et d’une clique hétérogène d’individus cooptés. En miroir, les manifestants ont tenu un discours réaffirmant le caractère indépassable de la souveraineté populaire, directe, et libérée du poids de la délégation quand les délégués n’en sont pas dignes. Grâce à l’autodiscipline de la population, sa démonstration de civisme radical et horizontal, la violence de l’État policier n’a jamais pu être justifiée. Tant dans le contenu que dans la forme, c’est une valeur d’exemple remarquable.

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Publié le 08/04/2019


Léa Masseguin est étudiante en Master 2 Gouvernance et Intelligence internationale dans le cadre d’un double diplôme entre Sciences Po Grenoble et l’Université internationale de Rabat. Passionnée à la fois par l’actualité et la diplomatie, elle a travaillé au sein du quotidien libanais L’Orient-Le Jour et à la Représentation permanente de la France auprès des Nations unies à New York. Elle s’intéresse à la région du Proche-Orient, en particulier la Syrie et le Liban.


Thomas Serres est lecturer au département de politique à l’université de Californie, Santa Cruz, et chercheur associé à l’UMR développement et Sociétés. Il a publié des articles dans plusieurs revues à comités de lecture, dont « En attendant Bouteflika. Le Président et la crise de sens en Algérie », Année du Maghreb (2014). Il a également dirigé un ouvrage collectif avec Muriam H. Davis, intitulé « North Africa and the Making of Europe », Bloomsbury (2018). Il s’apprête à publier un ouvrage consacré à l’Algérie de Bouteflika chez Karthala, intitulé « L’Algérie face à la catastrophe suspendue. Gérer la crise et blâmer le peuple sous Bouteflika (1999-2014) » (prévu pour mars 2019).


 


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