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Entretien avec Lahouari Addi - La revanche des monarchies sur les républiques arabes

Par Clément Pellegrin, Lahouari Addi
Publié le 20/04/2015 • modifié le 15/05/2015 • Durée de lecture : 9 minutes

Comment cerner la séquence historique des récentes révoltes dans les pays arabes ?

Pour comprendre ce qui s’est passé lors de ce que l’on a appelé les printemps arabes, il faudrait remonter à la formation de ces États au lendemain de l’écroulement de l’Empire ottoman et au lendemain de la colonisation. Ils se sont formés en deux vagues : dans un premier temps, l’effondrement de l’Empire ottoman a permis la création de monarchies en Irak et en Jordanie par les Britanniques, à côté de l’Arabie saoudite que les puissances ont reconnue comme Etat en 1930. Le cas du Maroc est à part puisqu’il n’a jamais appartenu à l’Empire ottoman, et la colonisation française a préféré maintenir la dynastie contrôlée par le Résident général. Ainsi, les États formellement indépendants au lendemain de la Première Guerre mondiale sont des monarchies, y compris l’Égypte, même si ces États sont sous domination indirecte de la Grande-Bretagne ou de la France ; dans un second temps, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et dans le cadre du mouvement de décolonisation, il y a eu la naissance de nouveaux États arabes se réclamant du nationalisme arabe radical. Celui-ci, dans les figures illustratives du Baath irakien, du FLN algérien et surtout du régime nassérien en Égypte, a créé des républiques qui se sont données comme objectif de moderniser la société, de développer l’économie et rattraper l’Occident. Ils étaient anti-occidentaux, c’est à dire anti-impérialistes, et ils ont trouvé dans l’Union Soviétique un allié naturel qui leur a fourni des ressources diplomatiques et militaires pour exister sur l’arène internationale.

Comment ces deux types de régimes arabes sont-ils entrés progressivement en concurrence ?

Ce sont deux cas de figures : la monarchie et la république autoritaire moderniste et populiste. La monarchie ne refuse pas la modernité mais elle s’appuie sur la légitimité religieuse et elle s’accommode de la modernité que si celle-ci est imposée par les classes moyennes urbaines, comme au Maroc et en Irak d’avant 1958, plus ou moins en Jordanie, et beaucoup moins en Arabie saoudite. Les États du Golfe sont à part : très petits et bénéficiant d’énormes ressources, ils trouvent dans les contradictions du système régional et international les ressources pour exister. Ce sont deux types de régimes en concurrence : un régime arabe qui se dit révolutionnaire, radical, populiste, anti-occidental, anti-américain s’opposant à un régime arabe qui se dit traditionnaliste. Dans les années 1950-60, les monarchies ont beaucoup souffert des attaques constantes des républiques, sur un plan nationaliste mais aussi religieux. A cette époque, la radio nassérienne Sawt al-arab (La Voix des Arabes) appelait les militaires saoudiens, marocains, jordaniens à faire des coups d’État « contre ces valets de l’impérialisme, ces traîtres à la nation arabe, et aussi à l’islam ». En effet, les régimes républicains n’ont jamais abandonné la rhétorique religieuse, et il n’y a jamais eu de leader comme Kemal Atatürk qui rompt radicalement avec la religiosité en 1924.

Peut-on relier la perte de vitesse du nationalisme arabe à la rivalité qu’il entretient avec le régime monarchique ?

Cette compétition va s’atténuer après 1967, date de la défaite face à Israël. Celle-ci est l’illustration de l’échec du nationalisme arabe, qui promettait la libération de la Palestine, la modernisation de l’économie, etc. Nasser a été obligé de se réconcilier avec l’Arabie saoudite, dont il avait besoin pour financer son armée. A partir du sommet de Khartoum en 1968, la propagande belliqueuse des républiques en direction des monarchies cesse, même s’il y a eu un coup d’État un peu anachronique contre la monarchie libyenne en 1969. Le colonel Kadhafi rejoint alors le camp des républiques. Le personnage n’est devenu burlesque qu’à partir des années 1980. Dans les années 1970, il était perçu comme un jeune officier, de type nassérien. Mais à partir du moment où l’Égypte s’était rangée du côté occidental, Kadhafi a perdu le sens de la grammaire politique. L’Algérie de Boumédienne ne pouvait pas lui donner la cohérence comme pouvait le faire l’Égypte.
La fin des années 1970 marque l’échec total du nationalisme arabe incarné par l’Égypte, dont le président Sadate se rend à Tel Aviv pour faire un discours devant la Knesset. A partir de ce moment, les républiques ne peuvent plus accuser les monarchies d’être des traîtres à la nation arabe puisque aucun roi ne s’était rendu en Israël et aucun roi n’avait reconnu Israël. Ceci étant dit, l’Irak avec Saddam Hussein, la Syrie avec Assad et l’Algérie avec Boumédienne et ensuite avec Chadli Bendjedid ont essayé de maintenir une façade radicale. Mais celle-ci disparaît progressivement.
La guerre que fait Saddam Hussein à l’Iran en 1980, la guerre civile qui avait commencée cinq ans plus tôt au Liban, le conflit larvé entre l’Algérie et le Maroc qui dure jusqu’à présent, achèvent de décrédibiliser les républiques. Elles s’empêtrent alors dans des contradictions insurmontables, dans des politiques incohérentes en économie avec les réformes libérales. Les promesses qui avaient été faites dans les années 1950-60 n’ont pas été tenues, ce qui a radicalisé la protestation et ce qui a renforcé les islamistes.

L’émergence de la contestation islamiste est-elle plus difficile à gérer pour les républiques que pour les monarchies ?

Les mouvements islamistes ont certes été réprimés par les républiques, mais la répression a des limites. Un courant politique soutenu par 40-50% de la population ne peut être réprimé violemment sur le plan politique que s’il y a des concessions idéologiques. Cela s’est toutefois produit en Algérie dans les années 1990, mais là parce que les islamistes avaient pris les armes. En Égypte, il y a eu une répression contre les Frères musulmans mais il n’empêche que beaucoup de concessions leur ont été accordées. C’est le même phénomène en Irak, lorsque par exemple Saddam Hussein fait écrire Allah Akbar sur le drapeau. Ceci dit, les républiques ne sont pas bien armées contre les islamistes. Les républiques, malgré les concessions qu’elles font, n’ont pas la capacité institutionnelle d’absorber les islamistes dans le champ de l’État. C’est une capacité que possèdent en revanche les monarchies d’Arabie saoudite, de Jordanie et du Maroc. Il est impensable qu’en Égypte, en Syrie ou en Algérie il y ait un Premier ministre d’obédience islamiste alors qu’au Maroc c’est possible. Il a suffi que les islamistes marocains acceptent le principe de la monarchie, qu’ils reconnaissent la dynastie régnante et la collaboration est possible.

Donc, il y a d’un côté l’échec des républiques sur le plan social, économique et culturel, échec qui renforce la protestation islamiste, et de l’autre leur incapacité à les absorber sinon pour des postes ministériels peu importants. Le cas de figure classique est celui de l’Algérie où les militaires ont annulé les élections remportées par les islamistes, ou celui de l’Egypte où les militaires ont arrêté un président islamiste démocratiquement élu. Il y a eu révolte dans les pays républicains, et elle n’a pas pu être absorbée : la Syrie est cassée, la Libye est en chaos, l’Égypte et l’Algérie sont revenues à des dictatures militaires tandis que finalement les monarchies, tant bien que mal, se sont adaptées. Les cas sont différents bien entendu, mais la règle générale est la survie du régime quoi qu’il en soit. Nous en avons eu la confirmation par Bachar al-Assad. Le pays est détruit, mais le régime doit rester debout.

Peut-on dès lors parler de revanche des monarchies sur les républiques arabes ?

Oui, en effet. Le Qatar et l’Arabie saoudite se sont acharnées sur la Syrie et sur la Libye. Le cas égyptien est aussi emblématique, même si les jeux politiques font qu’aujourd’hui, l’Égypte a des problèmes avec le Qatar mais pas avec l’Arabie saoudite. Le gouvernement des Frères musulmans était soutenu par le Qatar, mais pas par l’Arabie saoudite parce qu’elle ne veut pas de concurrent sur le terrain religieux. C’est également pour cela que l’Arabie saoudite est opposée à l’Iran des Ayatollahs, tandis qu’elle n’était pas défavorable au Chah. Elle verrait d’un mauvais œil une Égypte qui se réclamerait de la légitimité religieuse. Elle veut avoir le monopole sur l’islam.
Le Qatar en revanche est un trop petit pays pour rivaliser avec elle sur ce terrain. Il revendique autre chose : une diplomatie indépendante, Al Jazeera, les investissements en Europe, l’organisation de la Coupe du Monde, etc. L’antagonisme entre le Qatar et l’Arabie saoudite est une conflictualité secondaire. Le Qatar a soutenu les Frères musulmans en Égypte par revanche du régime républicain. D’ailleurs, le Qatar et l’Arabie saoudite se réconcilient facilement. Le conflit n’est pas profond, structurel, contrairement au conflit entre la République Égyptienne et le Qatar.

Les monarchies n’auraient-elles jamais été menacées par ce qu’on a appelé « l’effet domino » du printemps arabe ?

Il y a des cas particuliers : le Bahreïn est un pays majoritairement chiite dirigé par une minorité sunnite. Et l’Arabie saoudite soutient la dynastie régnante car elle ne veut pas voir au Bahreïn s’installer un régime allié de l’Iran. Pour cette raison, l’opposition à Bahreïn ne prendra jamais le pouvoir tant que l’Arabie saoudite sera puissante financièrement. La Jordanie et le Maroc ont la capacité d’absorber la contestation islamique. Il existe aussi un facteur financier : l’Arabie saoudite a la capacité de durer parce qu’elle a des ressources financières inépuisables ; il lui suffit de distribuer l’argent de la rente. C’est elle qui est en train d’inonder les marchés mondiaux pour faire chuter les prix. Ce qu’elle perd en abaissant les prix, elle le gagne dans la quantité car elle a des réserves immenses. Elle est ainsi capable d’obtenir les recettes qu’elle veut. Cette mesure se fait en accord avec les États-Unis, les deux pays trouvant un intérêt géopolitique commun à faire plier l’Iran et la Russie.

Comment expliquer que l’Algérie soit le seul régime républicain autoritaire qui n’ait pas été impacté par les événements de 2011 ?

Dès le déclenchement des événements en Tunisie en janvier 2011, le régime de Bouteflika a réagi en créant une institution : l’Association Nationale de Soutien à l’Emploi des Jeunes. Il suffisait d’amener une photocopie de la carte d’identité et un RIB, et l’agence octroyait une aide pouvant aller jusqu’à 100 000 €. Des milliers de jeunes en ont profité : certains ont acheté des bus et se sont lancés dans le transport public, d’autres ont acheté des locaux et ont ouvert des cyber-cafés, etc. Mais selon les premières analyses, 60% de cette redistribution n’a pas créé de richesse supplémentaire. Un grand nombre de ces entreprises ont fait faillite ou ont fermé. Mais cela a duré quatre ou cinq ans, en occupant des jeunes qui auraient pu se lancer dans des mouvements contestataires. Cela n’a été possible que parce que le régime algérien bénéficie d’un excédent budgétaire de 200 milliards de dollars. Pendant longtemps, le prix du baril a été au-delà de 100$, lorsque 60$ suffisent à assurer l’équilibre du budget. Aujourd’hui, le baril étant à 55$, les dirigeants expriment une crainte très forte.

Quel est l’intérêt de l’armée des républiques à maintenir leur emprise sur l’État et la société ?

En effet, pourquoi l’armée égyptienne a-t-elle fait un coup d’État, lorsqu’elle aurait pu attendre ? Les islamistes, après cinq ou dix ans, finiront par perdre l’élection parce qu’eux aussi promettent monts et merveilles. Mais en Égypte, l’armée contrôle 30% de l’économie : des hôtels, des fermes agricoles, des entreprises sont dirigés par des militaires à la retraite. Un militaire, quel que soit son grade, se retrouve en plus de sa retraite dirigeant d’une entreprise. 80% du pain qui se vend au Caire (17 millions d’habitants) provient de boulangeries militaires. Il existe donc cette caste, constituée de milliers de bénéficiaires qui ont des privilèges, des résidences de fonction, des domestiques payés par l’État. Un régime islamiste, et d’ailleurs les Frères musulmans avaient commencé à le dire, allait mettre fin à cette situation. Il y a eu un esprit de corps parmi les militaires. Bien sûr, certains militaires sont islamistes mais ici leurs intérêts passaient avant l’idéologie. Ce système existait depuis Nasser.

En Algérie, les militaires n’ont pas d’activité « étatique » à la retraite mais ils contrôlent la distribution de la rente énergétique au sommet, au travers d’un conseil officieux qui décide de facto des grandes lignes du budget de l’État. Ils ont également la mainmise sur les circuits de distribution de la rente qui profitent aux généraux à la retraite et à leurs familles et clientèles. Ils s’enrichissent non pas en dirigeant des entreprises d’Etat mais en devenant des importateurs. Ils se partagent les monopoles sur l’importation des médicaments, du sucré, du café, des céréales, etc. Ce sont des affaires privées. Tandis que la boulangerie d’État dirigée par un militaire au Caire est une boulangerie d’État, ce n’est pas le cas en Algérie.

La contestation islamiste se construit-elle nécessairement en opposition au système ?

Il y a trois grands courants dans l’islamisme : un islamisme massif, social, ayant trait aux représentations populaires, et ce courant massif pense qu’il est possible de construire un État islamique de manière pacifique, par les élections. Le deuxième courant, minoritaire et peu visible, veut rendre compatible la modernité et l’islam. C’est ce qu’on appelle le post-islamisme. En Égypte, par exemple, il est incarné par le parti Wasat, qui intègre jusqu’à des Coptes, mettant en avant l’Egyptianité. Mais aux élections de 2012, le Wasat n’a pas eu plus de 3% car il n’a pas d’ancrage social. Leur modèle est l’AKP turc plus ou moins. Et il y a un troisième courant, très minoritaire mais très violent : l’islamisme radical des djihadistes. Ces islamistes violents et aliénés sont apolitiques. Leur apolitisme fait que certains d’entre eux sont manipulés par les services secrets des pays arabes mais aussi des puissances occidentales. L’État Islamique en Irak et au Levant (« Daesh ») n’aura jamais existé sans l’appui financier de l’Arabie saoudite sous l’œil bienveillant des Etats-Unis. Par la suite, le monstre leur a échappé des mains. Mais il n’a aucun avenir car son idéologie et ses pratiques sont incompatibles avec l’ordre international. Pour exister politiquement, il faut faire des concessions, et donc nécessairement faire des compromis. Ainsi, le wahhabisme en Arabie saoudite, qui est l’expression la plus rigoureuse, intolérante, hostile à la modernité, n’empêche nullement le royaume d’avoir de très bon rapport avec l’Occident et les États-Unis. Lors de la révolte des Ikhwan, dans les années 1925-26, ceux-ci avaient reproché à al-Saoud d’utiliser le téléphone et la voiture considérés comme des inventions du diable. Ils suivaient la parole de Mohammed Adbel Wahhab, fondateur du wahabisme, qui disait que toute connaissance ne provenant pas du Coran est une invention du diable. Les Ikhwan, en bons wahhabites, se sont révoltés et se sont fait écraser par Abdelaziz Saoud avec l’aide des avions britanniques. Leurs descendants ont compris et sont rentrés dans les rangs. Les religieux les plus aliénés finiront par passer le compromis avec le diable.

Publié le 20/04/2015


Clément Pellegrin est étudiant à l’Institut d’Etudes Politiques de Lyon, en Master Coopération et Développement au Maghreb et au Moyen-Orient.
Après avoir obtenu une licence en sciences politiques et histoire du Proche-Orient à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, il a réalisé un mémoire sur la guerre civile libanaise au travers du cinéma documentaire.


Lahouari Addi est sociologue, il travaille notamment sur le nationalisme et l’armée dans le monde arabe. Il est actuellement professeur à l’Institut d’Études Politiques de Lyon.


 


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