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Entretien avec Luis Martinez sur la situation politique en Algérie et le mouvement du Hirak : « Aujourd’hui, des exigences de légitimation du régime algérien sont exprimées et elles n’avaient jamais été autant formellement revendiquées »

Par Dimitri Krier, Luis Martinez
Publié le 23/06/2021 • modifié le 23/06/2021 • Durée de lecture : 10 minutes

A polling station in Algiers, Algeria, June 12, 2021. Algeria is organizing the 2021 legislative elections to elect 407 members of the House of Representatives, the People’s National Assembly. (APN), for five years. The elections, initially scheduled for 2022, were held early as part of a constitutional review conducted by referendum in November 2020.

Billal Bensalem / NurPhoto / NurPhoto via AFP

Pouvez-vous nous expliquer tout d’abord ce qu’est le mouvement du Hirak et comment il s’est formé en Algérie ?

Le Hirak est le mouvement qui qualifie après le mois de février 2019 l’émergence dans l’espace public algérien d’un mouvement de contestation pacifique citoyen projetant d’instaurer, à travers un changement de régime, une transformation totale du système politique algérien. Le mouvement s’est caractérisé par des manifestations hebdomadaires tous les vendredis qui ont mobilisé des centaines de milliers de personnes dans les grandes villes d’Algérie et qui ont suscité un immense espoir au sein des partis d’opposition mais aussi des citoyens algériens. Ce qui l’a caractérisé est son mot d’ordre premier, le refus du cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika puis progressivement, son souhait de voir le régime changer. Depuis, il y a eu la pandémie et l’état d’urgence sanitaire et après une année d’accalmie, on assiste au retour du Hirak. Mais entre-temps, le pouvoir politique s’est lui aussi ressaisi après le départ de Bouteflika. On a eu un président élu en décembre 2019, une réforme de la constitution, une remobilisation de l’appareil sécuritaire et militaire et ainsi une reconsolidation assez forte du régime.

Vous évoquez dans votre rapport Perspectives pour la démocratie et les droits humains en Algérie publié en juin 2021, que le Hirak a tout à gagner à développer une stratégie de long terme et que la ’’révolution’’ a peu de chances de faire émerger une transition démocratique et le respect des droits de l’homme en Algérie. Un changement radical du régime et du système algérien n’est-il pas envisageable ?

Je ne sais pas si un changement radical est possible en Algérie dans les conditions que le Hirak revendique. Si l’on prend la logique du changement radical, il y en a eu deux dans la région. En Irak, le parti Baas a été déboulonné en 2003, l’armée exclue de l’État post-Saddam Hussein et on tente de reconstruire un régime politique sur la base de cet État. Je ne suis pas sûr que quelqu’un se revendique de ce modèle post-Saddam Hussein dans la région. Deuxième modèle : la Libye. On essaie de changer totalement la nature du régime et donc de faire en sorte que sur la base d’un régime autoritaire ‘Kadhafiste’, on obtienne autre chose. Dans les deux cas de figure, cela a suscité et mobilisé des forces internationales pour déraciner les appareils de sécurité de ces États afin d’arriver à de nouveaux régimes.

Si l’on prend des exemples politiques, pacifiques et sans forces étrangères dans la région, le mouvement du 20 Février marocain a mené à des réformes constitutionnelles mais également à un maintien de la monarchie et à un régime pluraliste sous contrôle. En Égypte, la contre-révolution après 2013 renforce l’armée et le maréchal Sissi réduit à néant l’espace de liberté. En Syrie en revanche, la tentative de renverser le pouvoir n’a pas fonctionné parce qu’il a mobilisé ses partenaires extérieurs qui sont venus le sauver. On a également le cas tunisien qui n’a rien à voir avec l’Algérie : la Tunisie n’a pas d’armée, c’est une police qui était sous Ben Ali avec un régime civil et des appareils de contrôle politique. Quant au cas soudanais, il est très différent là aussi. Le Soudan a été un régime islamiste qui a été chassé (celui de Hassan al-Tourabi). C’est un peu comme si en Algérie dans les années 1990, le Front islamique du Salut avait gagné et que Abassi Madani avait été président puis que trente ans après l’armée s’associait avec les civils pour faire partir ce régime religieux.

Ce n’est pas le cas de figure de l’Algérie, qui est plus proche de l’Égypte, de la Libye, de l’Irak ou encore de la Syrie. Ce sont des régimes dans lesquels les États sont les dépositaires d’appareils de sécurité qui disposent de rouages et de ressources considérables. Les extraire de ces États pour bâtir un nouveau régime ne peut se faire, selon moi, que dans le cas d’une négociation qui doit s’inspirer de modèles latino-américains ou encore du modèle turc. Dans ces modèles, on préserve par exemple l’armée, des prérogatives lui sont accordées, ses intérêts sont sécurisés afin qu’elle ne soit pas un obstacle à la transition et en contrepartie, progressivement, cette armée prend la mesure que les civils qui accèdent à ce pouvoir d’État ne seront pas les juges de cette armée passée. Si on ne s’appuie pas sur des exemples réalistes de transition comme celles-là, on s’enferme dans une illusion révolutionnaire dont malheureusement le débouché est connu d’avance : une répression violente de l’appareil d’État sécuritaire algérien.

C’est donc pour cela que vous indiquez que le Hirak doit « dé-radicaliser » son programme politique, se transformer en acteur de la vie politique et participer aux élections. Mais comment organiser une stratégie sur le long terme alors qu’il y a, parmi les manifestants, des aspirations et des envies de transformation différentes du régime ?

Il est important que le Hirak sorte de cette idée de changement de régime qui est une théorie plutôt qu’une réalité d’analyse. Il faut plutôt travailler sur la transformation des régimes. Les démocraties se sont construites sur la transformation des empires ou des royautés. Tous les pays n’ont pas fait la révolution de 1789 pour être des démocraties et il y a des exemples où progressivement, les autorités politiques ont été démocratisées à travers des transformations. Comment ces transformations se sont-elles opérées ? Pour l’Algérie, des élections locales sont prévues en septembre 2021, les municipales. Qu’est-ce qui empêche les membres du Hirak de contribuer à participer à ces élections et de prendre en charge la gestion de toute une série de ces municipalités afin de se construire une expérience politique, de développer une confiance avec leurs terroirs, et de construire des alternatives à celles que l’administration publique et les wilayas ont mis en place ? On ne cherche pas à évincer l’armée, on cherche à rendre les forces politiques démocratiques compatibles avec des armées. Celles-ci ont des ressources asymétriques par rapport à des civils dans l’État. Toute autre forme de configuration amènerait à de la violence ou à des guerres.

L’armée a un rôle essentiel dans le système algérien. Comment le Hirak peut-il discuter avec l’armée alors que cette dernière est à l’origine de la répression croissante des manifestations ainsi que la dégradation des droits de l’homme en Algérie ? N’a-t-on pas atteint un point de non-retour ?

Non, on ne l’a pas atteint. Voici un exemple concret. Le Front des forces socialistes en 1963 est le premier parti à dénoncer le totalitarisme du régime algérien. Il part dans le maquis, dénonce le régime, puis l’armée arrête, torture. 3 000 militants du FFS sont arrêtés, son leader est emprisonné puis s’échappe et s’exile en France. Dans les années 90, sous le même régime, le FFS revient et est autorisé, dans le cadre du pluralisme politique après 1989, à se présenter aux élections. Le FFS a des élus. Aujourd’hui, le FFS saisit l’opportunité de boycotter pour être avec le Hirak, mais il a été exclu pendant trente ans du système. Pendant vingt ans, le FFS n’a ni boycotté ni dénoncé le régime de Bouteflika. Il n’y a pas de non-retour puisque ce dernier impliquerait une décision bilatérale. Quand les démocrates pensent qu’il y a un non-retour, cela suppose que l’armée doit partir ? Où va-t-elle partir ? Le problème d’une partie des démocrates est qu’ils considèrent que si on renverse l’armée, elle partira. Mais les militaires ne veulent pas partir et laisser un pouvoir qu’ils ont aujourd’hui, à des civils. Ainsi, il s’agirait alors de négocier des compromis qui amnistient et qui contraignent les civils à ne pas transgresser leurs engagements, ou bien l’on contraindrait ces régimes, comme l’a affirmé Lawrence (politologue) dans une interview au journal La Croix, à « se bunkériser » un peu plus. Face à la menace de civils radicaux, les militaires vont dire qu’il faut se protéger et attendre que « ça passe ». Mais l’armée peut attendre : elle a 50 milliards de dollars par an qui viennent du pétrole et du gaz, elle contrôle l’administration et ses partenaires internationaux qui la soutiennent : la Chine, la Russie et la Turquie. Les voix dissidentes sont donc vite neutralisées à l’étranger : on fait fermer France 24, on ne donne pas l’agrément à l’AFP etc.

Le samedi 12 juin 2021, 24 millions d’Algériens étaient appelés aux urnes afin d’élire 407 députés de l’Assemblée populaire nationale pour 5 ans. La majorité des partis d’oppositions ainsi que le mouvement du Hirak ont appelé au boycott général de l’élection et seulement 30,2% des Algériens ont été voter. L’abstention est même presque totale dans certaines régions (en Kabylie la participation a été parfois inférieure à 1%). Alors, si pour le Président Tebboune « le taux de participation n’a pas d’importance », comment imaginer une transformation politique et une représentation populaire à l’Assemblée avec un taux de participation aussi faible ? Ces élections n’aggravent-elles finalement pas la crise politique ?

Je pense que non. Je pense que ce qui s’est passé avec les élections est la continuité de ce que l’Algérie vit depuis les années soixante avec un tout petit intermède (1989-1991). Sous Bouteflika, les partis d’opposition, le FFS et le RCD, affirmaient que le taux de participation ne dépassait pas les 25% quand le gouvernement de l’époque parlait de 50 ou 60%. Globalement, le taux de participation en Algérie est vraisemblablement, depuis des décennies, autour de 15-20-25%. Il y a deux moments dans l’histoire où il a été de 50%, c’est lors des deux élections les plus libres de l’Algérie (1989 et 1991) et même pendant ces deux élections, le taux de participation n’a pas dépassé les 60%. Structurellement, la moitié du corps électoral n’est pas inscrit aux listes électorales. Techniquement, il y a 24 millions d’électeurs mais électoralement parlant, la moitié sans doute est inscrite. Parmi cette moitié inscrite, une moitié environ a une carte d’électeur et parmi ceux qui ont une carte d’électeur, la moitié appelle au boycott et l’autre va voter.

Quand les choses sont remises en perspective, on comprend pourquoi cela n’a aucune importance du point de vue politique. On sait bien que la légitimité en Algérie aujourd’hui n’est pas au Parlement, elle est dans le fait que l’armée a décidé de mettre en place une feuille de route politique et cette route est formelle. Il s’agit selon le Président Tebboune de refaire vivre les institutions mais on ne parle pas de légitimité. La légitimité supposerait depuis des décennies que les élus soient renouvelés autant que possible. On ne l’a jamais fait en Algérie depuis 1962, y compris sous l’autorité française. Il n’y a jamais eu en Algérie d’élections qui contribuent à légitimer le régime, qu’il soit colonial ou post-colonial. Aujourd’hui, des exigences de légitimation du régime algérien sont exprimées et elles n’avaient jamais été autant formellement revendiquées, comme avec le mouvement Hirak qui appelle à une légitimation des institutions. C’est une nouveauté dans le système politique algérien. Est-ce que cette problématique est porteuse en Algérie ? Je pense que oui, la société algérienne souhaite vivre dans un cadre transparent, légal avec un État de droit, une justice indépendante mais toute la difficulté est de savoir comment y parvenir. Jusqu’à présent cependant, le Hirak n’a pas de réponse pour y parvenir.

A l’heure de la publication de cet entretien, nous n’avons pas les résultats officiels des élections législatives du 12 juin. Abderrazak Makri, le président du parti islamiste, Mouvement de la société pour la paix (MSP), s’est déclaré « prêt à gouverner » en cas de victoire et le MSP a notamment déclaré être arrivé en tête des élections. Si ces résultats s’avèrent véridiques, comment interpréter une majorité islamiste au Parlement algérien alors que l’on entend souvent dire que les Algériens sont déjà « vaccinés » contre l’expérience islamiste ? (après la victoire écrasante du Front Islamique du Salut en 1991 et la guerre civile qui en a suivie en Algérie)

Tout simplement parce que le MSP a été créé et encouragé pour succéder au Front Islamique du Salut (FIS) après la décennie 90. Durant cette période, on combattait les islamistes du FIS et des différents groupes armés et en même temps, le régime et l’armée étaient conscients qu’il y avait dans la société algérienne une immense force religieuse conservatrice. Électoralement parlant, si demain l’Algérie organise des élections transparentes, les démocrates seraient minoritaires là où les islamistes seraient majoritaires. La société est conservatrice et voterait pour des partis conservateurs. Le MSP n’est pas le FIS. C’est l’équivalent du PJD marocain, c’est-à-dire un islamisme compatible, autocritique, qui s’efforce de ne jamais heurter le système. La MSP est surtout une entreprise religieuse conservatrice qui considère être, d’une certaine manière, la branche conservatrice de l’ex-FLN (parti nationaliste). Ce sont des nationalistes conservateurs qui estiment que la nation est fondamentale mais cette dernière n’a pas de valeur si elle est contre la religion et l’islam. Alors, est-ce que le MSP peut avoir la majorité ? Je ne crois pas. On peut s’attendre à une assemblée qui serait composée du FLN et du RND, du MSP et des islamistes conservateurs (à bien distinguer des islamistes révolutionnaires qui étaient ceux du Front Islamique du Salut) ainsi que des députés indépendants. Vraisemblablement, ces indépendants vont avoir pour mission de se retrouver afin de construire un parti politique post-élection, qui sera le parti du président à l’Assemblée nationale mais aujourd’hui c’est trop tôt pour le dire.

Après l’annonce du président Emmanuel Macron de mettre fin à l’opération Barkhane au Sahel, on peut se demander si l’Algérie a un rôle à jouer dans les affaires régionales. Pourrait-on assister à une intervention ou une coopération avec les gouvernements de la région ? D’autant plus que la révision constitutionnelle de 2020 permet une certaine projection de l’armée nationale populaire à l’étranger, même si cette dernière est encadrée et doit être décidée par le Chef de l’État et deux tiers du Parlement

Oui l’Algérie a un rôle à jouer. Déjà au Mali, elle a été détentrice des accords de Bamako de 2015. Par contre, ce qui est important pour l’Algérie est que la Russie remplace la France au Mali. Si la Russie, après sa réussite au Centrafrique, poursuit son influence au Mali, l’Algérie se sentira beaucoup plus proche et en sécurité qu’en étant un partenaire de la France, car les relations entre la Russie et l’Algérie sont excellentes sur le plan militaire. Le retrait progressif de la France va sans doute être une aubaine pour l’armée algérienne, surtout si la Russie ose s’engager dans cette politique de lutte anti-terroriste au Sahel.

Publié le 23/06/2021


Dimitri Krier est étudiant à Sciences Po Paris en Master Relations Internationales, spécialité « Etudes du Moyen-Orient » où il suit des enseignements sur l’histoire et la géopolitique du Proche et Moyen-Orient.


Luis Martinez est politiste, directeur de recherche au CERI et spécialiste du Maghreb et du Moyen-Orient. Il a récemment écrit Perspectives pour la démocratie et les droits humains en Algérie, un rapport questionnant l’émergence de la contestation en Algérie ainsi que la crise politique actuelle, publié par EuroMed Droits en juin 2021.


 


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